Préparation évangélique

LIVRE XIV

CHAPITRE XVII
CONTRE XÉNOPHANE ET PARMÉNIDE QUI ANÉANTISSAIENT LE TÉMOIGNAGE DES SENS. TIRÉ DU HUITIÈME LIVRE DE L’HISTOIRE DE LA PHILOSOPHIE PAR ARISTOCLÈS

« Il en est d’autres qui ont énoncé une doctrine toute contraire. Ils croient que l’on doit répudier toutes les relations des sens et de l’imagination, et n’accorder de confiance qu’à la seule raison. Ceux qui se sont prononcés de la sorte, les premiers, sont Xénophane, Parménide, Zénon et Mélissus. Plus tard, Stilpon et les Mégariens les imitèrent. Ils ont établi comme axiome que l’Être était un, et que ce qui n’était pas un, était autre (le néant) ; que rien ne naissait, que rien ne périssait, que rien absolument n’était en mouvement. Nous nous étendrons plus tard sur l’examen philosophique de cette opinion ; quant à présent, voici ce que nous pouvons dire.

Nous conviendrons d’abord que la raison est en nous ce qu’il y a de plus divin ; mais néanmoins elle a besoin des sens, comme elle a besoin du corps. Quant à ce que la sensation ne saurait être erronée, la preuve en est évidente ; car il est de toute impossibilité que celui qui sent n’en reçoive pas une impression ou une souffrance. Or, cette souffrance qu’il ressent, il en a la science ; donc la sensation est une connaissance d’un certain genre. Si sentir n’est pas autre chose que souffrir, tout ce qui souffre, souffre de la part d’un tiers. Ainsi agir et souffrir sont deux choses distinctes et entièrement opposées. Nous avons donc pour première science, de connaître ce qu’on nomme autre, soit la couleur, soit le bruit ; eu conséquence, l’Être ne saurait être restreint à l’unité. Il ne sera pas, non plus, privé de mouvement ; car la sensation est un mouvement. Par conséquent chacun vent jouir des sens qui sont dans l’ordre de sa nature, devant, je le crois, accorder sa confiance à ceux qui sont sains, plutôt qu’à ceux qui sont malades.

« Rien n’est donc plus conforme à la raison que ce désir immodéré dont nous sommes dévorés, d’avoir l’usage de tous nos sens. Il n’y a qu’un insensé qui préférerait d’en être privé, dans l’espoir que tous les autres biens lui arriveraient en échange. Dans la persuasion où ils sont que cette possession leur est inutile, ils auraient dû leur adresser des reproches semblables à ceux que Pandare dans Homère profère contre son arc :

« Je consens qu’un autre mortel me tranche la tête, si, après avoir brisé de mes mains cet arc, je ne le jette pas dans le feu ; car le service que j’en tire est illusoire (Homère, Iliade, E, v. 214), »

puis ensuite se livrer à la destruction de leur sens. En donnant cet enseignement pratique, ils poliraient nous faire croire que les sens ne leur servent de rien. Mais voici l’absurdité la plus complète de leur doctrine. Ils proclament que les sens ne rendent aucun service à la raison, et dans la réalité ils continuent à s’en servir le plus qu’ils peuvent. Ainsi Mélissus voulant nous démontrer que, de tous les phénomènes de la vision, il n’est aucun qui ait une réalité d’existence, se sert de ces mêmes phénomènes pour en donner la preuve ; et voici comme il procède.

« Si la terre, l’eau, l’air, le feu, le fer et l’or sont réellement ; qu’il y ait un vivant, qu’il y ait un mort ; qu’il y ait un noir et un blanc et toutes les autres choses que les hommes disent avoir une existence certaine, ou que nous voyons clairement et que nous entendons distinctement ; il eût fallu que cet être persévérât dans sa manière d’exister, tel qu’il nous a apparu dans le principe ; il eût fallu qu’il ne changeât pas et ne devînt pas autre ; mais que chacun fût toujours pareil à ce qu’il était. Maintenant, nous soutenons que nous voyons clairement, que nous entendons distinctement et que nous comprenons ; mais ne voyons-nous pas que le chaud devient froid, que le froid devient chaud, que le dur devient mou, que le mou devient dur ? »

« Mélissus, en disant ces choses et d’autres du même genre, ne nous autorise-t-il pas à lui faire cette question : N’est-ce pas par les sens que vous savez qu’une telle chose est chaude maintenant, que plus tard elle sera froide, et de même de toutes les choses semblables ? Ce que je disais est donc de la dernière évidence : savoir, qu’on ne pourrait rien découvrir en ce genre, à moins que, dans le dessein d’anéantir les sens et de les convaincre d’erreur, on ne leur accordât la part la plus explicite. De semblables propositions peuvent à peine se justifier, et leur inanité est telle qu’elles n’auraient besoin d’aucune réfutation, pour être pulvérisées. Nous osons donc soutenir hautement que la saine philosophie est celle qui, pour parvenir à la connaissance des choses, emploie le secours des sens et celui de la raison. »

Tel fut Xénophane, contemporain de Pythagore et d’Anaxagore ; il eut pour disciple Parménide qui fut le maître de Mélissus auquel succéda Zenon ; à celui-ci Leucippe, et successivement vinrent Démocrite, Protagore et Nessas. De Nessas nous parvenons à Métrodore, puis à Diogène, puis à Anaxarque. Pyrrhon enfin fut le disciple d’Anaxarque, et c’est lui qui créa la secte des philosophes nommés sceptiques, qui soutenaient qu’il n’y avait de réalité de conception ni dans les sens ni dans la raison ; et qui voulaient admettre la réticence (ἐποχή) en toutes choses. Nous pouvons apprendre dans le même ouvrage comment les philosophes dogmatiques réfutaient cette erreur. Nous allons citer le texte même.

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