Histoire du christianisme

« Nous vivons avec vous » mais…
Les chrétiens et les mœurs de leur temps

Animés d’une foi exclusive qui ne souffre pas de compromis, les chrétiens refusent toute participation aux cultes traditionnels : cérémonies et fêtes en l’honneur des dieux, mais aussi formes de sociabilité qui en font partie tels que les banquets et spectacles, ainsi que la consommation de la viande de sacrifice.

Certains métiers ou états de vie sont incompatibles avec le baptême, qui doit alors être refusé ou différé : tous ceux liés aux cultes, aux temples, à la divination, voire à la magie ; à l’amphithéâtre, au cirque et au théâtre, à la prostitution, mais aussi le métier de soldat, les magistratures qui impliquent le pouvoir du glaive et/ou l’accomplissement de rites en l’honneur des dieux ou des empereurs. Les chrétiens se tiennent donc à l’écart d’une partie de la vie publique ; de ce fait, ils sont accusés de misanthropie et de « haine du genre humain » (Tacite). Comme leur foi informe des pratiques religieuses individuelles et collectives, qui leur sont propres, les chrétiens sont suspectés de former une secte dangereuse adonnée à une « vaine et folle superstition », puisqu’ils adorent comme un dieu un criminel dûment condamné par un magistrat romain au plus infâme des supplices, celui de la croix. Ils sont accusés d’accomplir des rites affreux ou immoraux – meurtres d’enfants, cannibalisme, magie – et d’être de mœurs sexuelles dépravées. Enfin, les intellectuels et les milieux cultivés les méprisent. Ainsi, pour le philosophe Celse (vers 178), ce sont des gens de la « dernière ignorance », « sans éducation » ni culture, qui bernent les esprits faibles (femmes et enfants, artisans, esclaves et affranchis) en jouant sur la crédulité, des gens qui mettent en péril la famille et la société.

À ces accusations, les chrétiens répondent : « Nous ne faisons rien de mal », nos mœurs sont pures. « Nous vivons avec vous, menant le même genre de vie », écrit Tertullien, vers 197, soutenant que les chrétiens cultivent la terre, font du commerce, fréquentent le forum, le marché, les thermes, les boutiques, les auberges, les foires, en un mot qu’ils vivent avec et comme leurs concitoyens. En fait les chrétiens prennent leurs distances à l’égard des mœurs et des formes de sociabilité du monde de leur temps, quand elles ne sont pas compatibles avec leur foi et avec leurs valeurs.

Leurs repas en commun, leurs agapes – qui faisaient tant jaser – sont emblématiques de la sociabilité chrétienne : sous le regard de Dieu, ils sont empreints de modestie, de pudeur, de sobriété (on n’y boit pas trop et on y chante des hymnes en l’honneur de Dieu). Un chrétien peut fréquenter les thermes, mais c’est pour s’y laver ; il peut utiliser de l’encens en l’honneur des morts. « Quant aux spectacles, nous y renonçons », écrit encore Tertullien, qui dénonce la folie du cirque, où les courses provoquent le déchaînement frénétique des passions, l’immoralité du théâtre, l’atrocité de l’amphithéâtre, où le spectateur éprouve un plaisir sadique à assister à la mise à mort d’être contraints de s’entretuer – les gladiateurs – ou exposés aux bêtes, la frivolité des compétitions sportives. Si la critique chrétienne rejoint celle de certains philosophes (les stoïciens) à l’égard tant des courses que des jeux sanglants de l’amphithéâtre, il s’y ajoute une dénonciation du caractère idolâtrique, donc diabolique – puisque les dieux sont identifiés aux démons – de certaines pratiques, dont les contemporains eux-mêmes n’avaient d’ailleurs peut-être plus conscience, telle que le caractère religieux de la procession qui, au cirque, préludait au déroulement des courses ou encore le fait que les combats de gladiateurs tiraient leur origine du sacrifice humain en l’honneur des morts. Ainsi, le renoncement aux spectacles est bien un signe distinctif des chrétiens, mais fut-il toujours respecté ? Les injonctions et mises en garde régulièrement répétées jusqu’au Ve siècle permettent d’en douter.

En recommandant aux femmes chrétiennes de ne « plaire qu’à leur mari », et donc de ne pas user des artifices de séduction que sont maquillage, bijoux et vêtements luxueux ou impudiques, Tertullien dit bien que c’est là la règle commune et qu’un époux, chrétien ou non – ce qui était souvent le cas –, considère la chasteté comme la plus belle des parures. La morale chrétienne est ici tout à fait en accord avec la morale commune, sinon avec les usages. Mais il invite les femmes chrétiennes à sortir de chez elles pour secourir les pauvres, participer au saint sacrifice et entendre la parole de Dieu ; il admet les visites d’amitié à des non-chrétiennes pour qui elles pourront être un exemple. De même, Clément d’Alexandrie (vers 190), s’employant à « esquisser » – dans Le Pédagogue – « ce que doit être dans toute sa vie celui qu’on appelle un chrétien », donne des conseils très pratiques pour vivre dans le monde avec simplicité, modération, maîtrise de soi, et faire un bon usage de ce que Dieu a créé. Mais il faut tenir compte du fait que ces conseils d’éthique et de vie quotidienne constituent un discours normatif adressé à une certaine catégorie sociale aisée. De la vie concrète de la majorité anonyme des gens ordinaires, hommes et femmes, chrétiens ou non, nous ne savons pas grand-chose. En outre, le recul du baptême à l’approche de la mort permettait aussi de continuer à vivre « comme avant », sans compter la pression sociale et les charges auxquelles les notables des cités ne pouvaient guère se dérober.

En faisant de l’union du Christ et de l’Église le modèle du mariage, les chrétiens posaient le fondement d’une éthique spécifique de l’union conjugale, fondée sur la maîtrise de soi et la fidélité réciproque des époux. Ainsi l’homme qui vit en concubinage doit-il se marier pour être admis au baptême, mais l’esclave concubine de son maître, qui a élevé ses enfants et n’a pas de relations sexuelles avec d’autres hommes, peut être baptisée. Entre les courants sectaires, tels les marcionites, qui préconisent la continence absolue pour les hommes comme pour les femmes, ceux qui nient le primat de la virginité (Jovinien) ou ceux qui raillent les femmes mariées (Jérôme), l’équilibre est maintenu par les responsables des communautés, qui insistent sur la valeur du mariage, même si le modèle de la virginité consacrée est exalté au IVe siècle avec le développement de l’ascétisme. En réprouvant l’adultère de l’homme tout autant que celui de la femme et l’usage sexuel de jeunes garçons, et sans établir de différence entre libres et esclaves, les prédicateurs chrétiens contribuent à faire prendre conscience aux hommes de l’égale dignité de tout être humain. Il en va de même quand, à l’encontre de l’usage établi, les chrétiens refusent la pratique de l’exposition des nouveau-nés indésirables, y compris quand il s’agit d’enfants mal formés.

En répondant au magistrat qui avait le pouvoir de les condamner à mort : « Je suis chrétien », et, peut-être plus encore, dans le cas des femmes, « Je suis chrétienne », les futurs martyr(e)s, refusant de décliner leur identité, de faire état de leur appartenance familiale ou de leur qualité de citoyen, accédaient à la dignité de personnes et de sujets de leur propre destinée, au nom de leur foi. Le premier, Tertullien s’était adressé aux femmes dans un traité sur la toilette ; c’était une innovation qui fut poursuivie. Prédicateurs, rhéteurs et philosophes chrétiens traitèrent de l’éducation des filles comme de celle des garçons, puis, au IVe siècle, de la virginité, du mariage et du veuvage, dans les lettres et traités souvent destinés à des femmes, contribuant à développer une nouvelle éthique familiale dans les milieux aisés et cultivés d’abord, mais qui se diffusa ensuite, petit à petit, dans toute la société.

En fait, les chrétiens sont dans une situation paradoxale, comme l’explique l’auteur de l’À Diognète (écrit à Alexandrie entre 190 et 210, sans doute à l’intention d’un magistrat chargé d’une enquête sur les chrétiens) : « Les chrétiens n’ont rien de différent des autres hommes […] ne vivent pas dans des villes à part [et] se conforment aux usages locaux, mais suivent aussi les lois extraordinaires […] de leur république spirituelle. » Tout à la fois semblables et différents, les chrétiens ont d’autres valeurs et d’autres comportements que leurs concitoyens. À la différence des stoïciens, qui se veulent « citoyens du monde », les chrétiens « passent leur vie sur la terre, mais ils sont citoyens du Ciel ». Habitant dans toutes les cités du monde, ils sont comme l’âme dans le corps. Or « l’âme habite dans le corps mais elle n’est pas du corps, ainsi les chrétiens habitent dans le monde mais ne sont pas du monde ». Conscients de leur identité et de ce qu’elle implique, les chrétiens n’en revendiquent pas moins, sauf dans certains courants sectaires, leur appartenance à une famille, une cité, à l’Empire romain, et leur attachement à la culture gréco-romaine.

FRANÇOISE THEMALON

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