Histoire du christianisme

Christianisation de l’espace et christianisation du temps

La Passion des Sept dormants d’Éphèse, que connaissait Grégoire de Tours, narre l’histoire de chrétiens pourchassés qui s’étaient endormis dans une grotte au temps de la persécution de l’empereur Dèce (249-251). Ils se réveillèrent de leur long sommeil sous l’empereur Théodose II (408-450) et l’un d’entre eux gagna la ville proche. Quel ne fut pas sa surprise de voir « ,le signe de la croix gravé sur la porte de la cité » ! Cette notation résume à elle seule toute une révolution politique et religieuse – le passage pour le christianisme du statut d’adhésion criminelle à celui de religion d’État –, et témoigne en faveur de l’inscription visible de cette transformation dans l’espace de la vie quotidienne au sein de l’Empire romain (la situation est différente en ce qui concerne l’Empire perse).

À partir de la fin des années 310, croix et chrismes – le signe formé par l’entrelacement des deux premières lettre du mot Christos, « le Christ » – fleurissent de plus en plus, souvent en signe de protection ou d’exorcisme, sur les monuments publics et privés : bornes militaires en Afrique ou linteaux des portes des maisons ou des églises, pressoirs ou bornes de délimitation des territoires villageois en Syrie, fontaines ou statues à Éphèse, pour ne prendre que quelques exemples, sans oublier les sépultures. L’affirmation spatiale de la présence chrétienne se marque aussi par l’érection de lieux de réunion pour les chrétiens de plus en plus clairement identifiables dans la trame urbaine comme dans les campagnes. Ce processus, lequel avait commencé au cours de la seconde moitié du IIIe siècle (probablement en faveur de l’édit de l’empereur Gallien qui, en 260, avait mit fin aux persécutions générales des chrétiens et ouvert la porte de la « Petite Paix de l’Église », comme la dénomment les historiens modernes), avait été brutalement stoppé par la persécution de Dioclétien. Les mesures de répression prises en 303 et qui connurent une application inégale selon les régions prévoyait en effet la destruction des lieux d’assemble des chrétiens.

La paix revenue, c’est une véritable révolution édilitaire qui saisit selon une chronologie et une intensité variables nombre d’Églises dans le monde romain : la nécessité de reconstruire les édifices détruits, le soutien financier de notables chrétiens, mais aussi des simples fidèles, l’exemple de l’empereur Constantin lui-même qui a Rome et dans l’Italie centrale d’abord, puis aux Lieux saints de Palestine, prend en charge la construction d’églises et de sanctuaires, contribuent à la multiplication de lieux de réunion des chrétiens. Pour des raisons avant tout fonctionnelles – il s’agit de concevoir des édifices capables d’abriter des édifices capables d’abriter des communautés en pleine croissance démographique –, le plan dit basilic (rectangulaire) est généralement privilégié et décliné suivant de très nombreuses variantes. Il permet également une efficace répartition et distinction des espaces intérieurs entre le chœur, où se trouve l’autel et se tiennent les prêtres, et le reste de la basilique, où prennent place les fidèles. Dans certaines régions, l’orientation de l’édifice est l’objet d’attention. Un évident souci de visibilité accompagne ces nouvelles constructions : y contribue la toiture généralement exhaussée de la nef médiane, la monumentalité de plus en plus accentuée de l’entrée, l’éventuelle construction d’annexes (cour, dénommée atrium, précédent l’église, baptistère, résidence épiscopale, etc. Aussi dépendante qu’elle soit de la structure du parcellaire urbain et de ses mutations (achats, ventes et dons), l’implantation des bâtiments chrétiens à l’intérieur des villes connaît ainsi une importante transformation qui a pu aboutir dans quelques cas, en deux siècles ou plus, à une véritable saturation de l’espace urbain et périurbain : la ville moyenne d’Oxyrhynque, en Égypte, comptait au moins deux églises au début du IVe siècle, douze vers 400 et plus de ving-cinq en 535/536. C’est qu’aux édifices sis dans la cité s’ajoutent ceux qui ont été élevé à ses pourtours, dans le suburbium, auprès des tombes des martyrs, puis des saints moines ou évêques.

Le soin que revendiquent les chrétiens pour la sépulture de ceux d’entre eux qui sont morts martyrs, la conviction de plus en plus répandue de leur capacité d’intercesseur auprès du Christ juge, le développement de la pratique de l’inhumation ad sanctos, c’est-à-dire auprès de leurs tombes, qui favorise la constitution alentour de véritables cités des morts – témoins certaines catacombes romaines ou les nécropoles de sainte Salsa à Tipasa (en Algérie aujourd’hui) ou de Manastirine à Salone, en Croatie – se traduisent aussi par la monumentalisation des tombes vénérées et par l’éventuelle construction de sanctuaires propres à attirer les pèlerins, le plus souvent venus en voisins de la ville proche. L’inégale répartition spatiale des corps saints favorise la circulation de reliques, le plus souvent linges ou huiles préalablement placés au contact des restes vénérés, qui sont considérés comme porteurs de la même puissance de guérison, et plus généralement de miracle, à ce titre susceptibles d’aimanter les dévotions des fidèles, et donc propres à stimuler les élans édilitaires. Dans ce contexte les lieux attachés à un épisode de l’Ancien et du Nouveau Testament tiennent une place à part : traditions juives, mémoires chrétiennes et légendes locales concourent à un inventaire en perpétuel accroissement selon un mouvement sans précédent d’appropriation de l’espace. S’il convient de ne pas surestimer l’ampleur des pèlerinages à longue distance en « Terre sainte » dans l’Antiquité tardive – le voyage d’Égérie, en 381-384, reste un cas exceptionnel –, la diffusion de reliques de la vraie Croix dans tout le monde méditerranéen témoigne en faveur d’une intense fascination. Les chrétiens avaient une histoire ; ils acquièrent désormais une géographie.

Cette conquête de l’espace prend aussi la forme d’une substitution symbolique : ainsi, ce ne sont plus les lieux de culte païens, officiellement fermés à partir de 392, qui jouissent du droit d’asylie (privilège d’inviolabilité) et accueillent les fugitifs, mais de plus en plus, les sanctuaires chrétiens, en un processus complexe de sacralisation. De surcroît, les édifices de culte païens peuvent être l’objet de l’ardeur destructrice de chrétiens, et ce dès le milieu du IVe siècle, au point qu’au début du siècle suivant des empereurs essaient parfois de protéger les temples désormais désertés. Dans la plupart des cas, cependant, ces édifices ne sont pas immédiatement réutilisés pour le culte chrétien : il faut des décennies, voire des siècles, pour effacer le souvenir des « démons ».

À cette christianisation de l’espace répond une christianisation du temps. Les chrétiens avaient en effet conservé le rythme hebdomadaire de la semaine juive, qui pouvait s’harmoniser aisément avec celui de la semaine planétaire (jour de la Lune, de Mars, etc.) dont l’usage tendait à se diffuser au sein du monde romain. Mais, d’une part, la « Grande Église », l’observance du sabbat avait été abandonné au profit de celle du repos le dimanche, jours associés à la résurrection du Christ, et, d’autre part, les évêques blâmaient, avec un succès mitigé, l’emploi du nom des planètes pour désigner les jours de la semaine. Par ailleurs, au cours du IIe siècle, une fête annuelle de Pâques à contenu spécifiquement chrétien avait été instaurée, mais la détermination de ce jour divisait les chrétiens. Les uns la célébraient au temps de la Pâque juive, qui commençait au soir du quatorzième jour du mois de Nisan, soit à la pleine lune suivant l’équinoxe de printemps, ce qui conduisait à mettre l’accent sur la passion du Christ, puisque, selon la chronologie de l’Évangile de Jean, Jésus a été crucifié un 14 Nisan ; les autres, le dimanche suivant la festivité juive, ce qui valorisait la Résurrection. Le premier comput devint vite minoritaire, et le concile impérial de Nicée (325) en bannit l’usage dans la « Grande Église ». Le second fut généralement adopté, mais, quels que soient les efforts entrepris pour parvenir chaque année à une détermination du jour de Pâques valable pour l’ensemble du monde chrétien, des divergences subsistèrent durant toute l’Antiquité. Enfin, au plus tard au tournant du IIIe siècle, une fête de la nativité du Christ fut établie le 25 décembre à Rome, et le 6 janvier à Alexandrie. Les raisons qui ont conduit à l’adoption de ces deux dates restent obscures et controversées. D’autres fêtes annuelles liées au Christ, puis, bientôt, à la Vierge, apparurent dans certaines Églises, et leur observance se diffusa selon une chronologie et une géographie variables.

Avec Constantin, le temps chrétien commença à être pris en compte par la législation impériale. C’est ainsi que, dès 321, le « jour du Soleil », le dimanche, devient un jour chômé pour permettre aux populations des villes de se rendre dans les églises (Code théodosien, II, 8, 1 et Code justinien, III, 12, 2). En 389, une loi fixe les jours de vacance des tribunaux : le 1er janvier, les anniversaires des fondations de Rome (21 avril) et de Constantinople (11 mai), les sept jours précédant Pâques, les sept jours suivant cette fête, les dimanches, les anniversaires de naissance et d’accession à la pourpre des empereurs (Code théodosien, II, 8, 19). Le temps de la liturgie chrétienne s’insinue dans le calendrier public. Dès 367, une amnistie pascale est attestée (ibid, IX, 38, 3) et, en 380, une loi prévoit la suspension de toute instruction au criminel pendant le carême (ibid, IX, 35, 4), car, comme l’expliquera une disposition ultérieure, « pendant ces jours où l’on attend la libération des âmes, on ne doit pas supplicier les corps » (ibid, IX, 35, 5).

À partir des décennies centrales du IVe siècle, les évêques essaient de concurrencer le calendrier des réjouissances païennes en multipliant les fêtes des martyrs et en s’efforçant d’organiser de véritables cycles de fêtes chrétiennes. En 392, l’autorité impériale, probablement sollicitée, interdit les courses du cirque le dimanche sauf si l’anniversaire de l’empereur tombe ce jour (ibid, II, 8, 20). Cette exception n’est bientôt plus tolérée, tandis que les fêtes païennes sont officiellement supprimées ; certaines, telles les calendes de janvier, survivent cependant, comme en témoignent, au fil du Ve siècle, les plaintes récurrentes des pasteurs. Mais la croissance continue du nombre des fêtes chrétiennes au cours de l’Antiquité tardive, le soutien des empereurs et les ralliements massifs au christianisme aboutissent à une transformation presque totale des repères traditionnels du temps public.

MICHEL-YVES PERRIN

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