Histoire du christianisme

Dignité des pauvres et pratique de l’assistance

S’interroger sur ce que les chrétiens des six premiers siècles accomplirent en faveur des pauvres, c’est rejoindre un vaste problème, hérité de plusieurs siècles de débats : le christianisme a-t-il, par son expansion à travers le monde antique, apporté des progrès en matière sociale et humanitaire ? Le XVIIIe siècle s’était déjà posé cette question, par exemple avec Montesquieu. Le siècle suivant se partagea entre ceux qui reprochaient aux chrétiens de n’avoir offert aux malheureux que des soulagements, sans critiquer l’ordre social ni, surtout, tenter d’abolir l’esclavage, et ceux qui, par zèle apologétique, présentaient la diffusion initiale du message évangélique comme une innovation dépassant par avance les Lumières et la Révolution française. Parmi les seconds, le plus illustre est sans conteste Chateaubriand (même si ce ne sont pas ses Études historiques ni son Génie du christianisme qui lui valent de nos jours sa réputation) ; mais il faudrait citer surtout Franz de Champagny, dont les livres influencèrent l’évêque de Pérouse Giuseppe Pecci, le futur auteur, en tant que pape Léon XIII, de la première encyclique sur la condition des ouvriers. Avec son Histoire de l’esclavage dans l’Antiquité, Henri Wallon, l’un des pères fondateurs de la IIIe république, participa lui aussi à cette controverse, en soulignant tout ce qu’il trouvait de novateur dans la manière dont les premiers chrétiens considéraient et traitaient les esclaves. Du XXe siècle à aujourd’hui, la discussion reste ouverte : certains historiens minimisent l’apport humanitaire du christianisme, n’y voyant qu’un aspect général des idées et des mœurs gréco-romaines ; d’autres insistent sur l’originalité des valeurs et des pratiques chrétiennes, ainsi que sur les heureux changements qu’elles auraient suscités.

Or, il se trouve que l’attitude face aux pauvres et celle face à l’esclavage constituent deux exemples contrastés du rôle social joué par le christianisme dans le monde antique. Ce sont là, pour ainsi dire, deux pôles opposés : si l’Église n’a pas refusé le système esclavagiste, elle a grandement innové en faveur des pauvres, dans le domaine des réalisations concrètes comme dans celui des représentations collectives. Cet écart s’explique surtout par la diversité des prescriptions que les chrétiens des premiers siècles trouvèrent dans la Bible. Quand bien même celle-ci aurait contenu quelques versets condamnant explicitement l’esclavage, il aurait été extrêmement difficile de les mettre en pratique, sauf à l’échelle des communautés peu nombreuses et marginales, tant étaient fortes les pesanteurs socio-économiques et les habitudes psychologiques. Aristote n’imaginait une société sans esclaves que si les navettes s’étaient mises à tisser toutes seules. Comment les chrétiens de l’Antiquité, accoutumés comme leurs contemporains à voir dans la servitude d’une partie de la population une donnée élémentaire de leur vie quotidienne, auraient-ils pu décréter intolérable cette institution que leurs Écritures n’interdisaient pas ? En revanche, le soin des pauvres et des malheureux occupa d’emblée dans la tradition chrétienne une place centrale, puisque Jésus lui-même, d’après l’Évangile selon Matthieu (25.25-36), s’était pleinement identifié à eux : « Car j’ai eu faim et vous m’avez donné à manger ; j’ai eu soif et vous m’avez donné à boire ; j’étais étranger et vous m’’avez recueilli ; nu, et vous m’avez vêtu ; malade, et vous m’avez visité ; en prison, et vous êtes venus à moi. »

Cette énumération, dont l’écho se propage de Justin de Rome (martyr en 165) aux Constitutions apostoliques (compilées vers 380) et bien au-delà, amène à s’interroger sur la diversité de ceux que les textes patristiques et, par la suite, la bibliographie contemporaine regroupent habituellement sous le nom vague et très englobant de « pauvres ». Il s’’agit tout d’abord des malheureux, de ceux qui se trouvent dans une situation, ponctuelle ou durable, de souffrance et de besoin : les indigents de toutes sortes, les expatriés sans soutien, les malades isolés, les détenus, ainsi que, dans la continuité des plus anciennes injonctions bibliques, les veuves et les orphelins. Les « pauvres » de nos sources sont également ceux qui ne disposent pour vivre que du nécessaire ou de guère plus : d’humbles artisans ou paysans, que l’imprécision du vocabulaire risquerait parfois de nous faire confondre avec des mendiants. Ce sont encore tous les déclassés, celles et ceux que les troubles politiques et les invasions de l’Antiquité finissante ont privé de leurs biens et de leur statut : Ambroise de Milan, Jérôme, Victor de Vita et surtout Grégoire le Grand s’intéressent beaucoup à eux, comme s’ils étaient spécialement sensibles à ces bouleversements de l’ordre social, et comme s’ils jugeaient particulièrement pitoyable l’infortune de ceux qui s’étaient d’abord habitués à la richesse et aux honneurs. Ces « pauvres » sont enfin ceux qui, disposant d’une petite propriété, s’en voient dépouillés par un voisin plus puissant, comme le Naboth de la Bible, cher à Ambroise. En ce sens, est « pauvre » toute victime, tout opprimé, tout individu confronté à un plus fort.

Mais, si le lexique de nos sources s’avère ambigu, la pratique des Églises antiques ne fait pas de doute. Les Actes des Apôtres attestent que, sur le modèle des communautés juives, les premiers « chrétiens » (ils ne s’appelaient pas encore ainsi) de Jérusalem procuraient, au moins sous la forme de repas collectifs, une assistance aux veuves de leur entourage. Vers la fin du IIe siècle, Tertullien parle de cotisations versées par les croyants pour la nourriture et l’inhumation des indigents, pour l’aide aux orphelins, aux serviteurs devenus vieux, aux naufragés et à ceux qui se trouvaient aux mines ou en prison à cause de leur foi. Au milieu du siècle suivant, l’Église de Rome entretenait plus de mille cinq cents veuves et indigents. C’est justement dans les années 250 que cette pratique chrétienne de l’assistance commence à dépasser le strict cadre communautaire pour s’adresser indistinctement à toutes les victimes d’une épidémie de peste : il en va ainsi à Carthage sous l’épiscopat de Cyprien, puis à Alexandrie sous Denys. Une nouvelle étape est encore franchie en 313 avec le « tournant constantinien ». Désormais installées dans la légalité, voire favorisées par le pouvoir central, les Églises développent en direction de tous des structures d’assistance d’un type nouveau ; elles obtiennent même des empereurs chrétiens la reconnaissance officielle du service qu’elles rendent ainsi à la société. La seconde moitié du IVe siècle voit fleurir un vocabulaire original, bien perçu comme tel par un Augustin d’Hippone, et qui nomme les bâtiments où se dispense l’aide aux malheureux : ainsi le mot grec xenodokheion, qui donne en latin xenodochium, semble-t-il désigner un édifice où sont reçus les gens de passage (pèlerins, mais aussi vagabonds) et soignés les malades. Ces établissements charitables fonctionnent grâce à la générosité des simples fidèles, mais aussi des aristocrates et des princes chrétiens ; ils emploient un personnel spécifique : médecins, infirmiers, brancardiers (comme les parabalani d’Alexandrie, au début du Ve siècle). Leur importance et le nombre de leurs bénéficiaires varient considérablement selon les lieux : on y accueille d’une douzaine d’indigents à plusieurs centaines. L’exemple le plus frappant reste celui du vaste complexe, comprenant à la fois des hospices et une léproserie, créé près de Césarée de Cappadoce par l’évêque Basile. L’ami de celui-ci, Grégoire de Nazianze, veut y voir une « nouvelle cité », que d’autres sources appellent par la suite la « Basiliade ». En somme, c’est dans l’action concrète du christianisme de l’Antiquité tardive en faveur des indigents qu’il faut chercher les lointaines origines de nos institutions hospitalières.

Dans le domaine des idées et des représentations collectives, l’apport chrétien, lui-même héritier de la tradition juive, ne fait non plus pas de doute. Les écrits des Pères de l’Église, comme auparavant la Bible, parlent des « pauvres » (opprimés, mendiants, veuves, orphelins…) bien plus souvent que la littérature gréco-romaine, et avec une estime inédite. Judaïsme et christianisme ont à leur actif une véritable réhabilitation des indigents et des malheureux, que le second identifie même, en vertu d’un texte fondateur déjà cité, à Jésus. Face au mépris des riches, un Grégoire de Nysse proclame la dignité des pauvres ; son ami Grégoire de Nazianze déclare que tous les chrétiens sont des « compagnons de misère », des « mendiants » qui ont besoin de l’aide divine : pour Augustin, chaque homme est un « mendiant de Dieu ». Un écho de cette prédication se repère sans doute dans ces épitaphes qui font l’éloge de riches croyants en les qualifiant, selon une formule employée également par les inscriptions juives, d’« amis des pauvres ». Voilà pour le discours destiné aux nantis ; mais il faut mentionner aussi les propos qu’un Ambroise et un Augustin adressent directement aux chrétiens les moins favorisés pour les exhorter à ne pas se décourager ni se déprécier eux-mêmes. De tels évêques ont tenté de réaliser, en une société aussi inégalitaire dans les principes que dans les faits, ce que nous pourrions appeler une démocratisation de l’estime de soi. Précisément, il semble bien qu’au sein des Églises les plus pauvres aient pris conscience de leur poids collectif, qu’ils aient su interpeller en leur faveur les évêques, et qu’individuellement ils aient parfois eu tendance à s’estimer déjà sûrs de leur salut dans l’’au-delà. Il arrive à Augustin de les rappeler au devoir d’humilité qu’ils ont en commun avec tous les autres fidèles, dont les plus fortunés.

Pour indéniables qu’elles soient, ces innovations des chrétiens de l’Antiquité en matière d’aide matérielle et psychologique aux pauvres ne doivent pas être regardées avec « angélisme ». L’assistance ecclésiastique ne relève pas seulement de la morale ; elle entraîne des conséquences qui vont très au-delà du soulagement des misères les plus criantes. Ce système de bienfaisance constitue pour ceux qui le dirigent, les évêques, une justification théorique des richesses parfois considérables dont ils assurent la gestion et, surtout, une source d’influence quotidienne au sein des cités. Devenus les protecteurs des plus pauvres et même des couches populaires en général, les évêques sortent de la seule sphère « religieuse » : ils sont désormais de nouveaux acteurs, et non des moindres, de la vie sociale et politique. En Occident, aux Ve et VIe siècles, l’effondrement des structures administratives de l’Empire romain les conduit même à se substituer, au moins ponctuellement, aux autorités civiles et militaires. C’en est alors fini du partage des tâches que le IVe siècle, cet « âge d’or des Pères de l’Église », avait réalisé – moment d’un équilibre qui ne devait pas durer, mais aussi d’une pensée sociale chrétienne qui allait par la suite perdre de son audace.

JEAN-MARIE SALAMITO

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