Histoire du christianisme

À la recherche de la perfection
Ascétisme et monachisme

Dès les origines, beaucoup de disciples de Jésus ont adopté un mode de vie ascétique. Il fallait, pour le suivre, ou pour être parfait comme il le demandait, quitter famille, métier, propriété : ces exigences acceptées par les premiers disciples furent aussi entendues, sous des formes diverses, par leurs successeurs. Les membres de la première communauté de Jérusalem mettent leurs biens en commun ; dans d’autres communautés, de nombreux chrétiens des deux sexes choisissent de vivre dans la virginité et la pauvreté, des « errants apostoliques » sillonnent les routes de l’Empire – et ce type d’ascèse durera plusieurs siècles. On rencontre même, dans certaines régions comme la Syrie, dès le IIIe siècle, des ébauches de structures communautaires qui rassemblent des célibataires au service des Églises, les « fils de l’Alliance ».

Mais, vers la fin de ce siècle, apparaît une manière de vivre l’ascétisme qui va peu à peu supplanter ces formes anciennes et devenir une véritable institution : le monachisme. Antoine, à travers la biographie qu’en a laissée l’évêque d’Alexandrie Athanase, en apparaît comme le modèle, sinon l’initiateur. Non seulement il se dépouille de ses biens, non seulement il choisit de vivre dans la chasteté et la pénitence, mais il le fait dans la solitude, définissant ce que sera l’originalité du monachisme : le choix d’une vie à l’écart, impliquant une séparation physique d’avec le monde ; le moine est celui qui est seul (monos ou monachos). Antoine, dans les années 280, quitte son village de la vallée du Nil et s’installe à l’écart, d’abord dans un tombeau éloigné des habitations, puis dans un fortin abandonné dans le désert, enfin dans le « désert intérieur » de la montagne proche de la mer Rouge, où il réside de 312 environ à sa mort, en 356. Dans sa solitude, le moine prie, jeûne, veille, lutte contre le démon, tout cela ayant pour but de le conduire à l’unification de son être et à la contemplation.

Antoine n’est pas le seul à adopter alors ce mode de vie, qui va d’ailleurs se transformer très vite en raison même de son succès. Comme de nombreux autres solitaires, il avait vu affluer auprès de lui des candidats à cette vie dont il était devenu le guide spirituel. Des colonies monastiques se constituent, où chacun s’exerce à l’ascèse dans la solitude, mais les plus jeunes ont des contacts avec un ancien et suivent ses conseils. Il n’existe cependant aucune règle commune, chacun se faisant sa propre règle. Dans les premières années du IVe siècle, de tels groupes apparaissent en diverses régions de l’Égypte, en particulier dans le désert de Scété, à une soixantaine de kilomètres au sud d’Alexandrie.

Mais une nouvelle étape est franchie dès cette époque, celle de la vie communautaire. L’initiateur en est Pachôme, qui, après quelques années de vie solitaire, s’installe, vers 321, à Tabennèse, un village abandonné de la haute vallée du Nil, où des disciples se joignent à lui. Une véritable communauté s’y constitue peu à peu sous sa direction, et une règle progressivement élaborée devient le cadre juridique qui structure l’existence quotidienne des « frères ». Elle prévoit des prières communes plusieurs fois par jour, des pratiques ascétiques vécues dans un cadre collectif (qui modèrent la rigueur de celles des solitaires, ainsi en matière de jeûne ou de veilles). Le travail manuel y devient un élément essentiel de l’ascèse, en réaction contre un monachisme qui voudrait se contenter de la seule prière et se faire entretenir par les autres chrétiens (tendance qui se rencontrera en diverses régions). Les moines vivent à l’intérieur d’un monastère, un ensemble de bâtiments entourés d’un mur d’enceinte qui assure la séparation d’avec le monde ; les repas et le régime alimentaire y sont communs, le partage des biens est intégral, chacun abandonnant les siens au monastère et ne pouvant disposer que de ce que lui concède la règle. Dans cette vie organisée, l’obéissance au supérieur devient la vertu principale du moine.

Très vite florissant en Égypte, tant sous la forme solitaire que sous la forme communautaire, le monachisme se répand peu à peu dans tout le monde chrétien, avec des différences locales parfois assez marquées. Ainsi le monachisme syrien se signale-t-il par l’extrême rigueur de l’ascèse des solitaires, qui s’imposent de redoutables pénitences. C’est là qu’apparaissent les premiers stylites, qui vivent leur ascèse au sommet d’une colonne, un mode de vie qui aura de nombreux imitateurs. En Asie Mineure, on rencontre des fraternités marquées par un radicalisme évangélique qui s’accompagne de la critique des structures et des pratiques d’une Église « installée » et tend à faire du monachisme un mouvement sectaire ; l’évêque de Césarée de Cappadoce, Basile, amènera un grand nombre de ses membres à adopter un cadre de vie proprement monastique, avec communauté des biens, chasteté, exigence de travailler pour gagner leur vie et faire la charité. Comme chez Pachôme, l’obéissance à un supérieur prend une importance capitale : c’est lui qui a le charisme du discernement et sait expliquer les commandements. D’autre part, ces communautés restent au service de l’Église locale autour de l’évêque. Les règles basiliennes ont eu une longue postérité dans le monachisme oriental.

Si le mode de vie solitaire est réservé aux hommes, le mode de vie communautaire est très vite adopté par les femmes. Pachôme fonde des couvents de femmes, d’autres se créent à l’initiative de femmes de rang social élevé, telle Macrine, la sœur de Basile. Ont longtemps subsisté des vierges indépendantes, qui continuent de résider dans leur famille, voire qui partagent leur mode de vie avec un homme ayant fait le même choix : ce type de cohabitation est attesté très tôt, mais les évêques, le tenant pour suspect, ne cesseront de le combattre tout au long du IVe siècle et il finira par disparaître au profit de la vie commune.

En occident, le monachisme proprement dit est d’importation orientale et ne s’est développé qu’à partir de la seconde moitié du IVe siècle. L’ancienne manière de vivre la vie ascétique s’y maintiendra plus longtemps : elle ne comporte ni la solitude ni l’existence communautaire, mais la virginité, la pauvreté, la prière, le jeûne, le service des pauvres sont respectés à l’intérieur du cadre de vie habituel de chacun ; ce n’est que peu à peu qu’elle disparaîtra ou se coulera dans le moule monastique.

La Vie d’Antoine, traduite en latin dès sa parution (en 357), provoqua aussitôt en Occident l’apparition de nombreux ermites qui, comme leur modèle, s’exerçaient à la vie ascétique dans la solitude. Certains choisissaient la campagne ou les forêts, d’autres s’installaient dans les îles de la Méditerranée. L’attrait de la vie érémitique, dont témoignent des ouvrages comme la Louange du désert d’Eucher de Lyon, écrite vers 400, persista longtemps en Occident. Les témoignages précis restent relativement rares, car beaucoup d’ermites ont disparu sans laisser la moindre trace, mais on sait que le nombre de ceux qui ont alors fondé des monastères communautaires ont commencé par la vie solitaire, et qu’autour de ces derniers on a conservé longtemps des cellules isolées, où les moines plus avancés dans l’ascèse pouvaient faire des séjours. Malgré tout, on peut dire qu’il y a eu en Occident un déclin progressif de l’idéal proprement érémitique.

En revanche, le monachisme communautaire eut un grand succès, et sous des formes diverses. Dans les débuts se fondent des monastères familiaux, lorsque des chrétiens (ou, surtout, des chrétiennes) gagnés à l’ascétisme transforment peu à peu leur maison en monastère, y menant une vie plus ou moins communautaire avec des jeunes filles et des veuves de l’aristocratie, sans parler de leurs propres serviteurs et servantes. Se créent également des monastères épiscopaux, où les clercs mènent la vie communautaire autour de leur évêque (un des plus connus est celui d’Augustin, à Hippone). Bientôt s’établissent des monastères au sens strict, rassemblant autour de leur fondateur un grand nombre de moines. Jean Cassien, venu d’Orient, fonde ainsi un monastère à Marseille et diffuse en Occident, par ses écrits, l’idéal des cénobites égyptiens. D’autres fondateurs ont commencé par la vie solitaire : c’est le cas de Martin († 398), d’abord installé à Ligugé, puis à Tours, dont il devient l’évêque, et que rejoignent de nombreux disciples. C’est aussi celui d’Honorat, qui s’installe dans l’île de Lérins entre 400 et 410 : des disciples venus de toutes les régions viennent à lui, résidant d’abord dans des cellules séparées, mais sous l’autorité du même chef et de la même règle. Lérins devient bientôt un cœnobium, un grand couvent où l’on pratique la vie commune. Ce fut, aux Ve et VIe siècles, le plus important centre monastique de Gaule, voire d’Occident, avec de multiples filiales. Les règles qui en sont issues ont inspiré de nombreux monastères occidentaux avant l’apparition de celle de saint Benoît.

PIERRE MARAVAL

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