Histoire du christianisme

Jérôme et la « Vulgate »

Beaucoup plus que pour ses Commentaires de l’Écriture – en particulier ceux des prophètes, petits et grands, de l’Ancien Testament –, Jérôme (347 ?-418) est aujourd’hui célébré comme l’auteur de la Vulgate. Depuis plus d’un millénaire, mais en particulier depuis le concile de Trente, au XVIe siècle, on appelle ainsi « édition vulgate de la Bible » – c’est-à-dire édition courante, ordinaire, répandue –, ou simplement « la Vulgate », la traduction latine de l’Ancien et du Nouveau Testament élaborée en bonne partie par Jérôme à l’extrême fin du IVe siècle et passée lentement, et parfois difficilement, dans l’usage de l’Église d’Occident deux à trois siècles plus tard. À partir du IXe siècle, certains manuscrits puis, au XIVe et XVe siècles, bien des peintres ont popularisé l’image d’un Jérôme rédigeant la Vulgate sous l’inspiration de l’Esprit saint.

En réalité, cette appellation recouvre une histoire très complexe, qu’il est bien difficile de ne pas simplifier excessivement et déformer dans une présentation succincte. Ce nom de Vulgate désigne plutôt l’aboutissement et la reconnaissance d’une entreprise longtemps contestée pour sa nouveauté qu’une volonté de la part de Jérôme d’établir un texte normatif. Lui-même désigne par vulgata la ou les traductions latines antérieures à lui, qu’il juge inexactes. Avant de devenir la traduction « courante », la sienne fera figure de traduction nouvelle, et de ce fait suspecte, même aux yeux de quelqu’un comme saint Augustin, qui l’utilisera à peine.

Pour comprendre cette évolution et le retournement de la situation ainsi que du vocable, il faut partir de la situation concrète des chrétiens d’Occident à partir du moment où, qu’il s’agisse du Nouveau ou de l’Ancien Testament, le grec, dans lequel leur parvenaient jusqu’alors les textes des deux testaments, ne leur est plus accessible. Diverses traductions latines apparaissent en Afrique et en Italie au tournant du IIIe siècle. Celles du Nouveau Testament, par exemple des Évangiles, dont s’occupa Jérôme, remontent à un texte grec de l’époque, mais qui n’est pas le plus répandu en Orient. Quant aux traductions de l’Ancien Testament, le plus souvent partielles, elles reposent toutes non sur le texte hébreu, mais sur l’une ou l’autre des traductions grecques réalisées pour les juifs de la Diaspora, en particulier sur celle qui a été réalisée à Alexandrie d’Égypte entre le troisième siècle avant notre ère et le début de l’ère actuelle : la « Septante  », ainsi nommée parce que censée avoir été effectuée par soixante-dix savants juifs. D’autre part, quels que fussent les textes à traduire, la réalisation laissait à désirer, non seulement en termes d’exactitude ou de conformité aux textes grecs plus récents, mais aussi pour sa faible qualité littéraire. Au IVe siècle, les lettrés chrétiens étaient choqués par la médiocrité formelle du texte latin qu’ils découvraient. En plus de l’étrangeté du vocabulaire et de la différence de syntaxe entre les diverses langues, les fautes de grammaire et de style leur paraissaient indignes de la parole de Dieu, indépendamment même des fautes de copie.

Cet aspect esthétique entre pour une part dans le premier travail d’ensemble que Jérôme, de retour d’Orient, où il a rencontré plusieurs versions grecques des Évangiles, entreprend à Rome entre 382 et 384. À partir d’un texte grec qu’il estime être meilleur, et qui est alors courant en Orient, il corrige la traduction latine des Évangiles en usage à Rome, en améliore la couleur latine et la fluidité, sans s’astreindre à en offrir une traduction totalement nouvelle. Le temps, mais aussi la prudence et le désir de ne pas trop heurter les habitudes, l’incitent à ne pas bouleverser le texte existant. C’est cette traduction qui fut le plus vite admise en Occident. C’est aussi la seule qui lui appartienne dans ce qu’on appelle la Vulgate du Nouveau Testament. La révision des Épîtres de Paul date sensiblement de la même époque ; elle a peut-être été élaborée dans l’entourage de Jérôme, mais elle n’est pas son œuvre, contrairement à ce que l’on a cru longtemps.

Dès son retour à Rome, Jérôme est aussi préoccupé par une autre difficulté, qui concerne l’Ancien Testament : le dialogue avec les juifs. Très soucieux d’établir la messianité du Christ, il confronte le texte grec des livres des prophètes avec des manuscrits hébreux qu’il emprunte à des rabbins juifs. Selon lui, le texte hébreu est plus favorable à la foi chrétienne que le texte grec des Septante, qui a voilé le messianisme. Il ignore – il faudra attendre notre époque pour qu’on en prenne vraiment conscience – que le retour des juifs de la Diaspora au texte hébreu, sensible dès les premiers siècles de notre ère, où il engendre plusieurs révisions grecques de la Septante, est dû à un raidissement de la communauté juive devant l’utilisation du texte des Septante par les chrétiens. D’autre part, à la suite d’Origène, qui avait commencé à comparer le texte hébreu aux différentes traductions grecques, Jérôme admet que la discussion avec les juifs ne peut avoir lieu que sur la base de leur texte. Cela ne l’empêcha pas de travailler d’abord à une révision du texte latin de l’Ancien Testament traduit sur le texte grec des Septante révisé par Origène. Mais de cette traduction, recherchée par saint Augustin plutôt que la traduction d’après l’hébreu, il ne reste presque rien. Paradoxe, cependant : le Livre des Psaumes de la Vulgate n’est autre que celui de la révision sur la Septante. La traduction à partir de l’hébreu – le « Psautier selon l’hébreu » –, plus savante, n’a jamais fait partie de la Vulgate.

Le désir de discussion avec les juifs entraîne une autre conséquence : on ne peut se servir que des livres reconnus par eux. Sont donc exclus par exemple les livres, juifs pourtant, originellement écrits en grec. Ceux-ci, sans avoir fait l’objet d’une révision quelconque de la part de Jérôme, sont néanmoins entrés dans la Vulgate, sous la forme d’un texte qui remonte à une ou plusieurs traductions antérieures à Jérôme (Sagesse et Ecclésiastique, par exemple). De là viendra en particulier la différence entre le « canon » – la liste des livres reçus – de l’Église catholique, qui accueille tous les livres utilisés par l’Église antique, et le canon de la Réforme, fidèle à Jérôme et au canon juif.

Dernière indication avant de passer à l’histoire même de la réalisation : Jérôme, occupé par mille affaires, n’a pas effectué toutes ses traductions avec le même soin. Certains livres (la Genèse, les Prophètes) lui paraissaient plus importants que d’autres. Certaines demandes lui sont adressées, et sont effectuées, en des délais très courts. La qualité du travail est donc inégale et l’ordre des livres loin d’être respecté. Toutes ses traductions seront un jour rassemblées et finiront pas constituer une édition particulière, mais elles ont commencé par circuler séparément, au fur et à mesure de leur confection.

C’est en 390/392 que Jérôme a abandonné sa révision sur le texte grec de l’Ancien Testament pour passer à un travail de révision du latin à partir du texte hébreu, non d’ailleurs sans s’aider des diverses traductions grecques (juives) existantes. Avec bien des interruptions, suivies de phases de grande activité, le travail le retiendra jusqu’en 405, soit près de quinze ans. On peut en suivre la progression, et en particulier les déboires, par les Préfaces dont Jérôme fait précéder la plupart de ses « tranches » de traduction. Ces Préfaces répondent surtout aux critiques qui l’accusent de condamner la traduction reçue jusqu’alors par l’Église. Pour les livres les plus importants, le texte de Jérôme améliore souvent la langue et la syntaxe, tout en se voulant toujours plus proche de l’hébreu. Le résultat est loin d’être négligeable pour l’époque.

Édition savante pour une part, cette traduction s’est fait lentement une place au sein de l’Église latine, jusque dans les lectures liturgiques. Elle exerça par là une influence considérable dans toute l’Europe, y compris sur les diverses langues. Mais, en se répandant, son texte subira dans la transmission même mainte corruption matérielle, sans compter les retours plus ou moins inconscients au texte latin en usage antérieurement. C’est avec Cassiodore (vers 550) qu’apparaît le premier groupement des textes traduits par Jérôme, mais comme une bible parmi plusieurs. Au cours des siècles suivants, Renaissance incluse, furent tentés divers essais de retour au texte même de Jérôme. Il aura fallu attendre le XXe siècle pour qu’une équipe, sans cesse renouvelée, de moines bénédictins consacre quatre-vingts ans de labeur acharné non seulement à rassembler les multiples manuscrits de la Vulgate plus ou moins altérée, mais aussi à reconstituer selon les règles les plus strictes de la philologie le texte laissé par Jérôme.

YVES-MARIE DUVAL

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