Histoire du christianisme

Saint Augustin et le rayonnement de sa pensée

C’est paradoxalement en Afrique du Nord, donc dans un pays aujourd’hui totalement islamisé, qu’est né le christianisme occidental latin. Apparue en Orient dans un milieu juif assez vite imprégné d’hellénisme, la nouvelle religion ne compta longtemps, à Rome et dans le reste de l’Europe de l’Ouest, que des membres assez peu nombreux de colonies d’Orientaux. En Afrique du Nord, dès la seconde moitié du IIe siècle, prit son essor dans tous les milieux sociaux la communauté chrétienne occidentale la plus abondante et la plus dynamique, d’emblée de langue latine. C’est là aussi qu’au Ve siècle le christianisme occidental trouva sa personnalité propre, intellectuelle et spirituelle, grâce à la marque indélébile que devaient lui imprimer la pensée et l’œuvre de saint Augustin.

Pour l’historien, Augustin possède trois particularités. Il est d’abord l’écrivain ancien le plus prolixe, car des milliers de pages de son œuvre sont parvenues jusqu’à nous, et l’on découvre encore dans les manuscrits des textes de lui que nous ignorions (vingt-neuf lettres en 1981, une trentaine de sermons dans les années 1990). D’autre part, il est l’homme de l’Antiquité dont nous connaissons le mieux la vie, les sentiments, la psychologie, car il a beaucoup parlé de lui, et pas seulement dans ses Confessions, qui contiennent un récit des trente-quatre premières années de sa vie. La troisième caractéristique est l’immense influence de sa pensée, qui a marqué de manière décisive l’Occident chrétien au Moyen Âge et à l’époque moderne. Un indice de cette empreinte est le fait que les moines médiévaux ont inlassablement recopié ses œuvres : ils nous ont transmis plus de quinze mille manuscrits reproduisant ses écrits.

Augustin est né en 354 dans la petite ville de Thagaste, aujourd’hui Souk-Ahras, en Algérie, près de la frontière tunisienne. Ses parents n’étaient que de petits notables locaux, mais ils parvinrent à lui faire donner une brillante éducation, ce qui lui permit de devenir dès 375 professeur de rhétorique à Carthage. Parti en Italie en 383, il devint professeur à Milan, résidence de l’empereur, et il ambitionna alors une brillante carrière administrative et politique. Sa conversion, en 386, mit fin à ces projets et l’incita à revenir en Afrique dès 388, pour se vouer à la vie religieuse. Il devint prêtre (en 391), puis évêque (en 395) à Hippone, aujourd’hui Annaba (anciennement Bône), et il se consacra à ce ministère pastoral, ainsi qu’à la rédaction de son œuvre immense, jusqu’à sa mort, en 430, à près de soixante-seize ans, dans sa ville épiscopale assiégée par les Vandales.

Augustin avait séjourné cinq années en Italie, mais, durant tout le reste de sa longue existence, il vécut et écrivit en Afrique du Nord. Pourtant son œuvre eut vite un très grand retentissement en Europe. De fait, les rives nord et sud de la Méditerranée n’étaient pas alors des univers linguistiques et culturels différents. Les provinces de l’Afrique romaine comptaient parmi les plus riches de l’immense Empire ; on y trouvait de multiples villes prospères, où vivait une élite cultivée, formée le plus souvent de Berbères latinisés (comme l’étaient, de toute évidence, Augustin lui-même et sa famille). L’Afrique ne paraît pas avoir été touchée par le déclin que subirent au Bas-Empire certaines régions de l’Empire romain. Les échanges culturels aussi bien qu’économiques avec l’Europe étaient continuels, et la métropole carthaginoise, la deuxième ville de l’Occident après Rome, connaissait un rayonnement qui dépassait de loin les rives africaines. On comprend donc que, rédigés en Afrique, les ouvrages d’Augustin aient pu d’emblée être lus et commentés dans tout le monde occidental. À Carthage, des admirateurs faisaient faire des copies de ses livres qu’ils expédiaient en Italie, d’où elles se diffusaient en Gaule et en Espagne. Ce rayonnement était dû à la profondeur de sa réflexion théologique et spirituelle, mais aussi à son immense talent littéraire, à sa langue riche, puissante et originale, à sa faculté d’exprimer par le langage écrit sa sensibilité aigüe et la pénétration, inconnue avant lui, de son analyse psychologique.

La postérité n’a souvent retenu de lui qu’un pessimisme foncier sur la nature humaine, corrompue par le péché originel et encline au mal, ainsi qu’un austère rigorisme moral. C’est que les théologiens augustiniens ont souvent, au cours des âges, systématisé et durci la pensée du maître, qui se révèle, dans son œuvre gigantesque, complexe, subtile et non dépourvue de contradictions (elle évolua beaucoup au fil des années), ce qui rend bien difficile une présentation sommaire : nous ne pouvons évoquer ici que quelques aspects d’une pensée variée, multiple et multiforme. Ce n’est qu’à une ultime étape, dans le feu de la controverse avec ses adversaires pélagiens, qu’il a présenté ses thèses d’une manière raide et systématique, en particulier pour la doctrine de la prédestination, où, en quelque sorte, le vieil homme, sans le vouloir, se caricaturait lui-même. Retenons que, pour Augustin, la nature humaine est irrémédiablement marquée par le péché, et que nous ne pouvons accéder au salut par nos mérites personnels ou nos bonnes œuvres : seule la grâce divine peut nous sauver. Telle était l’expérience d’Augustin lui-même, relatée dans les Confessions : après ses multiples errances, Dieu l’avait en quelque sorte pris par la main et guidé vers lui, en lui révélant sa présence au plus intime de lui-même et la toute-puissance de son pardon. Sa conversion n’était pas due à ses mérites personnels, elle n’était que la réponse à un appel divin, à la grâce divine.

Les adversaires d’Augustin qu’étaient l’ascète britannique Pélage et surtout ses disciples réduisaient le christianisme à un rigoureux moralisme sans spiritualité. En accomplissant strictement la loi divine, chacun pouvait, selon eux, parvenir à la perfection, et Dieu devait le récompenser de ses mérites (ou le punir de ses fautes) dans la vie future. La nature humaine étant considérée par les pélagiens comme bonne, ce programme était supposé réalisable. Ces idées eurent du succès dans les milieux monastiques. Le pélagianisme fut aussi prisé dans le monde aristocratique romain, où l’exaltation de la vertu individuelle rencontrait de profonds échos, ceux de la tradition vieille-romaine et du stoïcisme. Augustin réagit fortement : au fondement d’un tel système, on trouvait selon lui une illusion sur la bonté de la nature humaine, et la négation du péché originel qui rendait cette nature disposée au mal. Surtout, Pélage et les siens faisaient bon marché de la grâce divine et de la nécessité du salut par le Christ : dans leur orgueil, ils s’estimaient aptes à devenir parfaits par leurs propres forces ; ils pensaient, en quelque sorte, pouvoir se passer de Dieu. Dans cette affaire, Augustin avait conscience de défendre un élément central de l’essence du christianisme. Mais la polémique dura et s’aigrit : Augustin finit par élaborer un système antipélagien radical, où il réservait le salut à une communauté d’élus choisis par la grâce divine de toute éternité, les prédestinés, tirés gratuitement de la « masse damnée » qu’était l’humanité pécheresse. Ce fut cette phase ultime de sa pensée que la postérité devait souvent, à tort assurément, retenir sous le nom d’augustinisme.

C’est entre 413 et 426, donc à l’époque des invasions barbares, qu’Augustin rédigea La Cité de Dieu, qui est une vaste réflexion, sous le regard de l’éternité, sur la destinée de l’humanité, et qui, vu l’actualité tragique, était un peu, comme a pu écrire ce profond connaisseur moderne d’Augustin qu’était Henri-Irénée Marrou, « un art de vivre en un temps de catastrophe ». De cette somme immense, retenons ici un aspect. La Cité de Dieu, c’est-à-dire la communauté des élus, est, dans le temps de l’histoire, en route vers sa réalisation, qui n’adviendra qu’à la fin des temps. Pour l’heure, elle ne saurait être confondue avec aucune communauté ou institution humaine actuelle : un État, même si, comme l’Empire romain d’alors, il se proclame chrétien, ne peut se dire la Cité de Dieu sur la terre et revendiquer un caractère sacré, une toute-puissance d’origine divine. Cela vaut même pour l’Église terrestre, l’Église visible, qui comprend à la fois des justes et des pécheurs. Henri-Irénée Marrou a bien perçu comment cette pensée constituait une forte récusation de tous les totalitarismes, et aussi de tous les intégrismes.

Augustin se trouva aussi entraîné dans une dramatique querelle qui déchirait la chrétienté africaine depuis l’époque de Constantin. Une communauté schismatique, appelée, d’après le nom de son fondateur, Donat, l’Église donatiste, dominait des régions entières, dont la Numidie d’Hippone. Les donatistes accusaient les évêques catholiques d’avoir faibli lors de la persécution de Dioclétien ; ils prétendaient constituer à eux seuls l’Église authentique, celle des saints, des purs, des martyrs. La forte implantation de cette Église dans les milieux ruraux et l’implication de certains de ses membres dans une jacquerie qui ensanglanta la Numidie dans les années 340 (la révolte des circoncellions ou « rôdeurs de celliers ») ont incité des historiens modernes à voir, non sans anachronisme, dans ce mouvement religieux la manifestation d’un nationalisme antiromain ou d’une lutte des classes. En fait, il s’agissait d’une forme sommaire et intransigeante de religiosité, ce que nous appelons un intégrisme, sans programme politique particulier, qui comprenait parmi ses partisans beaucoup de notables, et même des sénateurs. Le baptême, le plus souvent reçu à l’âge adulte, introduisait dans la communauté chrétienne et avait une immense importance dans la spiritualité du temps. Les donatistes rebaptisaient les chrétiens des autres Églises qui adhéraient à leur communauté, car ils se considéraient comme les seuls chrétiens authentiques. Augustin tenta vainement de les ramener à l’unité par la persuasion, mais ce fut un échec, et, d’abord réticent, il finit par se rallier à la répression menée par l’autorité impériale. En fin de compte, il fut l’un des leaders de la conférence épiscopale contradictoire, réunie à Carthage en 411, qui aboutit à la dissolution autoritaire de l’Église schismatique, les donatistes obstinés étant frappés de lourdes amendes. Ce conflit souvent très violent entre frères chrétiens fut incontestablement une cause de faiblesse pour l’Église d’Afrique, et des historiens ont pu à bon droit voir en lui une des causes lointaines de la future disparition du christianisme dans ce pays.

Jusqu’à Augustin, la pensée théologique et philosophique chrétienne était presque exclusivement de langue grecque. Désormais, l’Occident chrétien latin possédait un maître à la puissante personnalité qui exprimait son génie propre avec d’autant plus d’originalité créative que, connaissant assez mal le grec, il avait été amené à penser par lui-même, plutôt que de rester tributaire de ses devanciers. La naissance, en Afrique, d’une théologie occidentale particulière est d’ailleurs l’une des causes lointaines mais majeure, du schisme, consommé à partir du XIe siècle, qui devait séparer l’Occident latin catholique de l’Orient grec orthodoxe. En Occident, au cours du haut Moyen Âge, Augustin fut le seul maître à penser, sans pourtant que les aspects extrêmes de sa doctrine fussent admis : le Saxon Gottschalk fut condamné et emprisonné à vie au IXe siècle pour avoir soutenu la doctrine de la prédestination. La pensée scolastique, à partir du XIIe siècle, prit de grandes distances par rapport à Augustin, tout en partant de lui. L’évêque de Paris Pierre Lombard mit sa doctrine en formules dogmatiques abstraites, ce qui ne pouvait que la caricaturer et la déformer. Ensuite, le succès de l’aristotélisme éloigna de plus en plus la théologie scolastique de la pure tradition augustinienne.

Les controverses religieuses du XVIe siècle remirent Augustin au premier plan. Luther et Calvin rompirent avec l’Église catholique parce qu’ils l’accusaient d’être pélagienne. Pour eux, l’homme ne pouvait être justifié devant Dieu que par la grâce et la foi, non par ses œuvres, car il était dépourvu de mérites à cause de sa nature corrompue. Le protestantisme a donc été, au départ, un retour résolu à un strict augustinisme, y compris, chez Calvin, à la doctrine de la prédestination. Pourtant, les adversaires catholiques des Réformateurs s’inspirèrent eux aussi, au concile de Trente de la pensée du vieil Africain tout en refusant certains aspects radicaux, comme la prédestination ou la négation de toute valeur des œuvres humaines.

Au XVIIe siècle, le prestige et l’autorité d’Augustin furent incontestés en France, où il fut sans cesse invoqué comme une autorité infaillible. Il a inspiré tous les mouvements spirituels du temps, ainsi l’Oratoire du cardinal de Bérulle. En 1640 fut publié l’Augustinus, gros livre posthume de Jansen, évêque d’Ypres, en Flandre, qui reprenait les arguments d’Augustin contre les pélagiens et prônait une théologie augustinienne radicale. L’Église de France se partagea entre partisans et adversaires du jansénisme. Le monastère féminin de Port-Royal-des-Champs devint le centre du mouvement. L’Augustinus fut condamné successivement par plusieurs papes. Le soutien que lui accordaient beaucoup de parlementaires le rendit suspect, à partir de 1665, aux yeux de Louis XIV, qui fit détruire Port-Royal en 1710. L’un des arguments favoris présentés pour leur défense par les jansénistes était qu’ils ne faisaient qu’exprimer la doctrine d’Augustin et que leurs adversaires, fussent-ils papes, ne pouvaient qu’avoir tort puisqu’ils s’attaquaient à l’illustre docteur.

Au XVIIIe siècle, la grande époque de l’Europe augustinienne appartenait au passé. Le jansénisme était totalement en déclin : il n’était plus qu’un mélange de rigorisme moral et d’opposition politique. Les théologiens protestants, de leur côté, abandonnaient de plus en plus le strict augustinisme de leurs prédécesseurs. Surtout, on constate un rejet de l’augustinisme dans l’Europe des Lumières. L’idée d’une nature humaine corrompue irrémédiablement et imperfectible choquait évidemment des Philosophes convaincus de la possibilité d’un progrès indéfini, aussi bien moral qu’intellectuel. Jean-Jacques Rousseau élabora sa théorie d’un homme naturellement bon, corrompu par la seule société, peut-être en réaction contre le calvinisme dans lequel il avait été élevé au cours de sa jeunesse genevoise. Plus tard, des romantiques aimèrent la très vive sensibilité d’Augustin et son sens du tragique de la destinée humaine, mais cet intérêt resta superficiel.

Le destin de la pensée augustinienne peut paraître singulier. Depuis le triomphe de l’islam, son souvenir a été occulté dans son propre pays, où Augustin n’a nulle postérité intellectuelle ou religieuse. Dans l’Algérie d’aujourd’hui, l’idéologie officielle ne retient que son conflit avec les hérétiques donatistes, vus fort anachroniquement comme les ancêtres du nationalisme local ; Augustin, dans cette perspective, devint un partisan du colonialisme ! Visant un tel génie, enfant d’un pays auquel il resta toute sa vie profondément attaché, cette attitude paraît à la fois absurde et dérisoire. On prend ici la mesure de la rupture radicale qu’a suscitée l’islamisation du Maghreb. C’est dans l’Europe occidentale, non en Afrique du Nord, qu’ont été copiés au cours du Moyen Âge les milliers de manuscrits qui nous ont transmis les œuvres d’Augustin. Mais, s’il a marqué d’une empreinte plus puissante qu’aucune autre la vie religieuse et intellectuelle de l’Occident européen, là aussi, depuis le XVIIIe siècle, cette influence a décliné irrémédiablement : l’idéologie de l’Occident moderne exalte l’humanisme, la croyance au progrès et en la perfectibilité de la nature humaine. Une telle vision du monde et de l’humanité s’inscrit résolument contre le théocentrisme augustinien et sa conception pessimiste, ou peut-être simplement lucide, d’une nature humaine irrémédiablement encline au mal.

Pourtant, si l’augustinisme en tant que système doctrinal paraît aujourd’hui peu prisé, on constate que nos contemporains sont toujours sensibles à l’exceptionnelle profondeur de l’analyse psychologique d’Augustin ; ainsi, il fut le premier à déceler, au fond de notre être, les forces obscures qui, hors de la conscience claire et du libre exercice de la volonté, peuvent déterminer notre comportement, ce qu’on appelle depuis Freud le subconscient. Rappelons enfin que sa vision pessimiste de la nature humaine n’empêcha pas Augustin d’affirmer la place essentielle de l’intelligence dans toute réflexion, religieuse ou autre. La raison, l’intelligence sont des dons de Dieu, qu’il faut toujours mettre en œuvre : rien ne lui aurait été plus étranger qu’une religion obscurantiste. Il fallait, disait-il, chercher pour trouver et trouver pour chercher encore – magnifique définition, non seulement de la quête de Dieu, mais aussi de toute démarche intellectuelle. De même, tout philosophe demeurera toujours redevable envers la réflexion augustinienne sur le temps et la mémoire. Bien des esprits religieux, enfin, restent profondément marqués par la spiritualité d’Augustin, en particulier sa vision du tête-à-tête, dans l’intériorité du cœur, entre l’âme et son Créateur « plus intime à moi-même que moi-même ». Dernier paradoxe : c’est dans le monde musulman qu’on trouve aujourd’hui la fidélité la plus explicite à des principes qui furent augustiniens avant d’être islamiques : l’affirmation sans concession de l’absolue transcendance divine, l’acceptation paisible de la volonté de Dieu et l’attente du salut par la seule miséricorde. Si l’on parvenait à établir un dialogue religieux serein et dépassionné entre les deux rives de la Méditerranée, la pensée du vieux docteur chrétien africain pourrait, peut-être, servir de trait d’union.

CLAUDE LEPELLEY

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