Histoire du christianisme

Des Barbares chrétiens, dans et hors de l’Empire romain

Les Barbares – c’est-à-dire, par définition, les peuples qui ne parlaient ni latin ni grec – avaient toujours entouré et menacé l’Empire romain. Celui-ci s’en protégeait grâce à une frontière militarisée continue, le limes. Dès la fin du IIIe siècle, pourtant, la crise qui rongeait le monde romain rendit les coûts de cette défense difficile à assurer. La barrière devint de plus en plus perméable, mais le christianisme y gagna des occasions de se diffuser chez les peuples voisins.

Il est vrai que, depuis longtemps, Rome menait une politique de séduction auprès des plus proches d’entre les Barbares. En leur offrant quelque argent, les empereurs ralliaient ces nations belliqueuses mais économiquement vulnérables, qu’ils fixaient sur les frontières de façon à créer un glacis protecteur. Ces populations, plus ou moins sédentarisées, s’ouvraient alors aux influences culturelles de leurs puissants protecteurs. Le christianisme profitait occasionnellement de ces ouvertures. Ainsi, en Arabie septentrionale, une tribu de Saracènes alliée de Rome se convertit dès les années 370.

Cette installation de peuples clients sur les frontières ne suffit pas à enrayer la crise profonde que connaissait le monde romain et dont la cause principale était probablement la chute de la démographie. Pour repeupler l’Empire, les dirigeants du IVe et du Ve siècle permirent donc à des Barbares d’entrer sur son sol. Beaucoup d’entre eux furent engagés dans une armée qui ne parvenait plus à trouver assez de recrues parmi les citoyens. Certains connurent de belles carrières : la plupart des grands généraux de l’Empire tardif, comme Stilicon, Bauto ou Arbogast, furent des Barbares. Si ces hommes restèrent généralement païens, leurs enfants se convertirent au christianisme et se marièrent avec des membres des plus grandes familles romaines.

D’autres Barbares, par groupes entiers, furent installés dans des provinces dépeuplées, qu’ils furent chargés de mettre en valeur. Tel fut le sort de plusieurs peuples appelés « germaniques ». Habitant à l’est du Rhin et au nord du Danube, ils étaient poussés vers l’Empire par les flux migratoires issus d’Asie centrale. Souvent réduits à la famine, ils entraient dans l’Empire non pas pour le piller, mais pour trouver sa protection. Découvrant alors le christianisme, leurs réactions à l’égard de la nouvelle religion dépendaient beaucoup des relations complexes qu’ils entretenaient avec les empereurs.

À ce titre, le destin des Wisigoths suffit à résumer le processus d’évangélisation des Barbares. Au milieu du IVe siècle, ce vieux peuple germanique vivait dans la basse vallée du Danube, lorsqu’il reçut la visite d’un évêque cappadocien nommé Ulfila. Celui-ci leur prêcha le christianisme et traduisit pour eux la Bible en langue gothique. Or cet Ulfila avait participé en 360 au concile de Constantinople qui avait vu le triomphe de la profession de foi proposée par l’empereur Constance II. Sur son terrain de mission, Ulfila enseigna donc aux Wisigoths le seul modèle trinitaire qu’il connaissait : la doctrine homéenne, qui présentait le Fils comme légèrement subordonné au Père et que ses opposants qualifiaient d’arianisme déguisé. Par pur hasard, l’« arianisme germanique » venait de naître.

Malgré l’ardeur d’Ulfila, le succès du christianisme ne fut toutefois pas immédiat. Entre 369 et 372, un des chefs wisigoths, Athanaric, lança une persécution, probablement parce que la nouvelle religion menaçait les anciennes croyances tribales autour desquelles se fondait l’identité gothique. Tout changea lorsque la puissance des Wisigoths déclina et que leur territoire fut envahi par les Huns. En 376, le chef Fritigern fut contraint de négocier l’entrée de son peuple sur le territoire romain. En signe de bonne volonté, il se convertit au christianisme homéen, qui était alors la religion officielle de l’empire d’Orient.

L’empereur Valens n’eut pourtant guère d’égards pour les réfugiés. Il humilia les chefs goths et affama leur peuple. Dans un mouvement de désespoir, les Barbares se révoltèrent. Valens tenta maladroitement de les écraser, sous-estimant leur force. Ce faisant, il entraîna l’armée romaine vers l’un des pires désastres de son histoire, la bataille d’Andrinople (378), où lui-même trouva la mort. Le traumatisme causé par la défaite scella le destin de la doctrine homéenne dans l’Empire, où l’on considéra que la mort de l’empereur avait été un châtiment divin punissant son hérésie. En 380, le nouvel empereur, Théodose Ier, put sans peine imposer le retour au catholicisme, doctrine du concile de Nicée (325).

De leur côté, les Wisigoths continuèrent d’errer à travers l’Empire, tantôt comme alliés, tantôt comme ennemis. Restés fidèles à la doctrine que leur avait prêchée Ulfila, ils découvrirent peu à peu que les Romains ne professaient plus le même modèle trinitaire. Plutôt que de se convertir au catholicisme, ils préférèrent rester « ariens ». Alors qu’ils subissaient une forte romanisation de leur mode de vie, la différence religieuse leur permettait en effet de protéger leur identité ethnique. Ainsi, tandis que la langue gothique déclinait dans les usages quotidiens au profit du latin, elle demeurait la langue liturgique de l’Église arienne.

Le christianisme des Wisigoths, bien que fruit de leur opportunisme politique, n’en était pas moins sincère. Lorsqu’en 410 ils mirent à sac la ville de Rome, ils respectèrent le droit d’asile des basiliques. Il fallut attendre 418 pour que l’Empire leur confie enfin une tâche digne d’eux et rémunérée selon leurs attentes. Ils reçurent en effet pour mission de défendre les provinces du Sud de la Gaule contre tous les autres Barbares. Toujours maîtres de cet immense territoire lors de la disparition du dernier empereur d’Occident, les Wisigoths en firent leur royaume.

Dans les régions qu’ils contrôlaient, les Wisigoths implantèrent un clergé arien et construisirent des basiliques hérétiques. Mais ils diffusèrent également leur foi auprès des autres peuples germaniques. Les Ostrogoths, qui leur était apparentés, avaient été convertis dès l’époque de leur installation commune sur les bords du Danube. Leurs rois conservèrent cette foi après avoir conquis l’Italie en 493. De même, les Vandales acceptèrent la doctrine arienne, dans des circonstances mal précisées mais à une date assez précoce ; leur royaume d’Afrique devint une terre d’hérésie. En 466, la diplomatie conquérante des souverains wisigoths obtint également la conversion à l’arianisme des Suèves, installés au Nord-Ouest de l’Espagne. Quant aux Burgondes, situés sur le Rhin moyen, ils avaient fait le pari de se convertir au catholicisme dans les années 430, pensant ainsi bénéficier du soutien de Rome contre les Huns qui menaçaient leurs frontières. Ils furent cruellement déçus. Aussi, lorsqu’ils reformèrent un royaume indépendant autour de Lyon dans les années 470, préférèrent-ils se convertir à la religion de leurs puissants alliés wisigoths.

Vers l’an 500, dans l’ensemble de l’Occident, l’arianisme germanique était ainsi devenu la « loi des Goths », symbole de leur suprématie. Paradoxalement, les Églises ariennes s’abstenaient pourtant de tout prosélytisme à l’égard des populations locales. La seule raison d’être de l’hérésie – fondée sur une subtilité théologique dont la compréhension échappait à beaucoup – était en effet de maintenir dans les nouveaux royaumes une distinction entre « Romains » et « Barbares ». Pour que cette stratégie de distinction fonctionne, encore fallait-il que les Romains ne soient pas tentés de se convertir à l’arianisme. Cela explique que les rois ariens, à la notable exception des souverains vandales, aient été extrêmement tolérants envers leurs sujets catholiques.

Cette spécificité de l’arianisme germanique explique également son échec auprès de certains peuples Barbares, qui avaient fait le choix de se rapprocher des populations romaines. Ce fut le cas des Francs, qui se convertirent en masse au catholicisme après le baptême de leur roi Clovis, vers l’an 500. Ils jouèrent alors de leur orthodoxie pour s’allier étroitement avec les élites gallo-romaines, notamment avec l’épiscopat. Ces appuis leur permirent d’abattre les Wisigoths d’Aquitaine, en 507 (bataille de Vouillé).

Dès lors, l’arianisme se mit partout à reculer. En 516, les Burgondes proclamèrent l’égalité des trois personnes divines dans la Trinité, à la demande de leur roi Sigismond. Au milieu du VIe siècle, ce fut au tour des royaumes vandale et ostrogoth, vaincus par les armées byzantines, de disparaître. L’empereur Justinien imposa alors la doctrine de Nicée à l’Afrique et à l’Italie reconquises. Les Wisigoths, repliés sur l’Espagne, demeurèrent longtemps l’un des bastions de l’arianisme. En 589, leur roi Reccared ordonna toutefois la conversion de l’ensemble de son peuple à la foi catholique. Ayant compris que les tensions confessionnelles minaient son royaume, il avait préféré sacrifier la religion identitaire des Goths.

Lorsque Grégoire le Grand devint pape en 590, le catholicisme triomphait déjà chez la plupart des peuples barbares installés dans les anciennes provinces de l’Empire. Seuls les Lombards, maîtres du Nord de l’Italie depuis 568, restaient fidèles, pour quelques décennies encore (jusqu’au début du VIIe siècle), à un arianisme germanique de plus en plus anachronique.

BRUNO DUMÉZIL

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