Histoire du christianisme

Grégoire le Grand
Un pasteur aux dimensions de l’Occident

Les quatorze années (590-604) du pontificat de Grégoire le Grand constituent un moment exceptionnel pour l’histoire du haut Moyen Âge. En effet, ce pape a laissé une œuvre écrite immense, source de premier plan pour notre connaissance de l’époque. Il fut aussi un acteur majeur de ce temps, à la tête de l’Église romaine, dans le cadre d’un Empire romain déjà byzantin et de l’émergence d’une Europe occidentale héritière de la romanité et transformée par l’essor des royaumes romano-germaniques.

Grégoire est né vers 540 dans une famille de l’aristocratie liée à l’Église. Il connut dans son enfance les malheurs de la guerre gothique[*] et le rétablissement du pouvoir impérial direct de Justinien sur Rome et l’Italie. Il fut préfet de la Ville, puis il devint moine. Comme Rome se trouvait sous la menace pressante des Lombards, il fut envoyé à Constantinople en tant que représentant officiel du pape auprès de l’empereur. De retour à Rome, il retrouva la vie monastique, et c’est l’enchaînement de circonstances dramatiques – inondation, famine, épidémie de peste provoquant la mort du pape Pélage II – qui amena son élection au siège romain.

[*] Menée contre les Ostrogoths en Italie de 535 à 554, sous le règne de Justinien, dans le cadre de la « Reconquête », avant l’implantation des Lombards sur le territoire de la péninsule.

Grégoire rédigea un commentaire sur le livre de Job (Moralia in Job) à la demande de ses frères moines qui l’avaient accompagné à Constantinople. Il développe une exégèse fondée sur les trois sens de l’Écriture : littéral, allégorique et moral. L’allégorie consiste à reconnaître dans les figures de l’Ancien Testament les vérités doctrinales révélées par le Nouveau et, avant tout, la personne du Christ. Enfin, le sens moral en dégage l’enseignement pour le chrétien et pour l’Église. Le titre même de Morales montre la place dominante que Grégoire accordait à cette dimension de l’exégèse, largement liée au contexte même dans lequel il a composé son commentaire. Grégoire percevait en Job, le juste affligé de malheurs épouvantables, une figure d’actualité : l’Église romaine traversait des épreuves terribles liées à la guerre, causes d’un grave désarroi moral.

Quand Grégoire devint pape, il avait déjà développé une réflexion orientée vers la pastorale. Notamment sur le thème des vices et des vertus, les Moralia s’inspirent fortement de la tradition monastique occidentale, dont celle de Jean Cassien. Mais elles transposent la direction des frères vivant au sein d’une communauté monastique à la direction des âmes qui forment le peuple de Dieu.

Aussitôt devenu pape, Grégoire rédigea le Pastoral (ou Règle pastorale), dans lequel il examine comment on doit accéder à la fonction pastorale, comment on doit s’y conduire et surtout comment on doit prêcher aux diverses catégories de fidèles. Ce n’est pas sous l’angle juridique qu’il examine l’accession au « gouvernement des âmes&nbs;» : c’est la qualité de la vie morale et l’intensité de la vie spirituelle qui doivent qualifier le candidat à la prédication et caractériser l’évêque en exercice. Par ailleurs, la liste des dizaines de catégories de fidèles qui constitue la plus grande partie de ce traité témoigne véritablement d’un souci pastoral : Grégoire cherche à toucher chacun dans sa réalité psychologique, sociale et morale. Il souligne dans ses Homélies que ses ouailles ont déjà reçu une instruction chrétienne et qu’elles ont, en revanche, un urgent besoin d’exhortation morale. Grégoire utilise une technique nouvelle d’exhortation, l’exemplum, anecdote curieuse, souvent liée au culte d’un saint, en prise avec la vie quotidienne et qui réveille l’attention des auditeurs. On observe un souci analogue dans les Dialogues, recueil de Vies de saints. Certes, le cœur des Dialogues est le livre II, tout entier consacré à la vie de saint Benoît, seule source biographique sur le « père des moines d’Occident », et où le monachisme occidental à trouvé son modèle. Mais on rencontre aussi dans cette œuvre des saints « laïcs » et des moines qui guident des fidèles laïcs. L’écart de style entre les Dialogues, tournés vers le merveilleux, plus « populaires » et les Homélies sur Ézéchiel, orientées vers les significations spirituelles de la vision grandiose du Temple de Jérusalem, est révélateur d’une exigence fondamentale, longuement développée dans le Pastoral : le pasteur ne doit pas abandonner le soin des questions matérielles dans l’attention qu’il porte aux questions spirituelles et il ne doit pas négliger les activités spirituelles lorsqu’il se consacre aux occupations matérielles.

Nous avons une connaissance assez précise de l’action de Grégoire grâce aux huit cent cinquante lettres que nous conservons de lui. La négligence de l’empereur le contraignit à s’occuper de questions militaires dans la guerre entre l’Empire et les Lombards. Contre l’avis de l’exarque de Ravenne, il négocia une trêve avec le roi des Lombards Agilulf et se brouilla avec l’empereur Maurice. Grégoire fustigeait par ailleurs l’emploi de l’adjectif « œcuménique » (ou « universel ») par le patriarche de Constantinople, alors que « l’Europe » – dans un sens moderne : c’est l’une des toutes premières occurrences du mot – « était dévastée par les Barbares ». Ces dévastations inspiraient à Grégoire une eschatologie pressante : le monde entier s’écroule, le retour du Christ est proche. Cette tension eschatologique le poussait aussi à une action de réorganisation sur le plan matériel et administratif. L’Église romaine possédait de grands domaines en Sicile et Grégoire s’efforça d’en obtenir des revenus plus abondants tout en veillant aux ressources des paysans : il lutta contre la corruption et les prélèvements des intermédiaires. Il s’employa à restaurer un réseau épiscopal dans les territoires placés sous la juridiction de Rome. Il veilla au bon déroulement des élections et suggéra lui-même des candidats. Face à la présence d’évêques négligents ou débauchés, il en promut de plus dignes, souvent issus de son propre monastère romain. À Rome même, il donna aux moines une place plus importante qu’auparavant.

En outre, son regard se tourna de plus en plus vers l’Occident « barbare ». Durant son séjour à Constantinople, il vécut en compagnie de Léandre de Séville. À son retour en Espagne, Léandre obtint, en 587, la conversion au catholicisme de Reccared, le roi des Wisigoths, jusqu’alors arien. Plus tard, Isidore, frère de Léandre, évêque de Séville, lui succéda sur le siège épiscopal. Par Léandre, dédicataire des Moralia, le lien qui unit Grégoire et Isidore († 636) est étroit et l’œuvre du second largement tributaire de celle du premier dans le domaine moral et théologique.

En Italie, Grégoire ne s’est pas contenté de veiller à la défense de Rome et de rechercher des trêves. Il a également œuvré à la conversion des Lombards qui, pour les uns, étaient païens, pour d’autres ariens, pour d’autres encore déjà catholiques. Il s’est appuyé sur l’épouse d’Agilulf, la reine Théodelinde, catholique, et a obtenu en 603 le baptême d’Adaload, héritier du trône. Néanmoins, la conversion des Lombards n’est pas encore acquise de son vivant.

De la Gaule, Grégoire connaît l’héritage spirituel marseillais et lérinien. Il sait que les rois francs sont catholiques de longue date. Toutefois, il s’inquiète de la réforme de l’Église franque encore marqué de pratiques païennes et de corruption. Les conflits internes à la famille mérovingienne limitent ses moyens d’action, mais on peut voir la conséquence de ses efforts dans le concile de Paris de 614, réuni par Clotaire II, devenu seul roi après l’exécution de Brunehaut.

La Gaule fut aussi le passage obligé des missions qu’il envoya en Angleterre. Grégoire trouva des appuis efficaces chez certains évêques gallo-francs qui l’aidèrent à développer cette activité missionnaire audacieuse en direction de l’ancienne Bretagne. Ces missions, qui lui valent le titre d’« apôtre des Anglais », sont bien connues de Bède le Vénérable. La première, constituée significativement de moines, débarqua sur la côte du Kent en 597 et fut reçue par le roi Ethelbert, dont l’épouse était une princesse franque catholique. Grégoire mit en place les bases d’une hiérarchie épiscopale. Même si Bède, par la suite, a minoré l’influence du substrat breton chrétien dans la conversion des Anglo-Saxons, il reste que le rôle de Grégoire et de la mission romaine a été considérable dans la naissance d’un nouveau peuple chrétien. La légitimité romaine donnée au royaume d’Ethelbert a permis l’émergence d’une Angleterre et d’un peuple anglais dans lequel s’est fondue l’ancienne population celtique.

Le souci pastoral pousse Grégoire, qui voit dans la mission le prolongement de la prédication, à étendre l’annonce du Christ jusqu’aux limites du monde connu. Dans les malheurs et les épreuves de son temps, il a puisé l’énergie pour restaurer l’Église romaine et développer une sollicitude pastorale tendue vers le renouveau moral des peuples déjà chrétiens et vers la conversion des peuples encore païens. De manière frappante, dès le VIIe siècle, Grégoire le Grand apparaît comme une autorité, au même titre que les grands écrivains du IVe siècle, Ambroise, Jérôme ou Augustin. À l’époque carolingienne, il est considéré comme l’un des quatre Pères de l’Église latine, dans une contraction du temps qui souligne sa proximité avec Augustin et son éloignement des contemporains de Charlemagne. Il est pourtant chronologiquement plus près de Bède que de Jérôme. Tel est le propre d’un « fondateur du Moyen Âge ».

BRUNO JUDIC

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