Histoire du christianisme

Jusqu’au bout de l’Écriture
Les radicaux des réformes

Dès les premières années des réformes nommées plus tard « protestantes » surgissent des dissidences multiformes. Nés au côté des réformateurs, convaincus de la faillite de l’Église médiévale, ces radicaux sont assez rapidement déçus par certaines hésitations ou « compromis » de Luther et de Zwingli (1484-1531), et suivent – par choix ou par nécessité – leur propre chemin.

Une première manifestation populaire voit le jour dans les années 1524-1525 : elle commence en Forêt-Noire, puis se diffuse en Allemagne méridionale et centrale, jusqu’au Tyrol. S’inspirant des écrits anticléricaux de Luther et de Zwingli, insistant sur le choix local des pasteurs sur le droit de la paroisse à lire et à interpréter l’Écriture, ainsi que sur la recherche d’une justice sociale inspirée par l’Évangile, le « mouvement paysan », animé aussi dans plusieurs régions par un certain millénarisme, se termine par un bain de sang et provoque le discrédit de la Réforme aux yeux des catholiques.

Dès lors, les « réformes » luthériennes et zwinglienne deviennent de plus en plus l’affaire des princes et des villes libres d’Empire. La dissidence qui survit prend le chemin de la clandestinité. Dans les décennies qui suivent, nous pouvons ainsi discerner au moins trois formes de « radicalisme » protestant.

Premièrement, plusieurs formes d’« anabaptisme » plus ou moins structurées voient le jour. À Zurich, les premiers anabaptistes sont de jeunes humanistes et disciples de Zwingli. Partageant l’aspiration d’autonomie locale des paysans, Contrad Grebel, Felix Mantz et Balthasar Hubmaier affirment que le Nouveau Testament n’enseigne pas le baptême des nourrissons. De plus, le principe réformateur de la « foi seule » les encourage à considérer l’engagement individuel comme la condition nécessaire d’un baptême d’adulte, alors vécu en connaissance de cause. Les premiers baptêmes donnés sur la confession de foi ont lieu en janvier 1525 à Zurich. Même si, dès le début du mouvement, on trouve chez la plupart une non-violence de principe fondée sur une lecture érasmienne des enseignements du Christ, ceux qui sont désormais désignés comme « rebaptiseurs » sont associés au mouvement paysan et considérés comme dangereux. Sous la direction de l’ancien prieur bénédictin Michaël Sattler, l’anabaptisme suisse – désormais hors la loi – se structure et survit grâce aux principes élaborés dans l’« entente fraternelle » de Schleitheim, en février 1527 : baptême des croyants, discipline exercée en son sein par la communauté, séparation d’avec le monde, refus de la violence et du serment, choix local du pasteur.

Au même moment, une autre forme d’anabaptisme plus « mystique » voit le jour en Allemagne du Sud et en Autriche Celle-ci survit de façon structurée dans le mouvement « houttérien » (Jacob Hutter) en Moravie. Le partage intégral des biens, d’après le modèle de la première Église de Jérusalem, fait partie de l’ecclésiologie non violente et séparatrice de ces anabaptistes.

Stimulée par la pensée de Melchior Hoffman, une forme « millénariste » de l’anabaptisme naît aussi aux Pays-Bas. Attendant le retour du Christ, le courant se consolide en 1534-1535 à Münster, en Westphalie. Ce royaume effraya l’Europe chrétienne dans son ensemble et, comme le mouvement paysan, se termina dans le sang et la violence. À la suite de ce désastre et sous l’influence de Menno Simons, prêtre devenu anabaptiste en 1536, le mouvement anabaptiste néerlandais et flamand se structure lui aussi autour de la non-violence évangélique et d’une Église non liée à l’État. Avec le temps, ces anabaptistes seront appelés « mennonites ».

Une deuxième branche de protestantisme radical est souvent appelée « spiritualiste ». Réagissant aux divisions et aux conflits concernant les choses « extérieures » ou « matérielles », le spiritualisme met l’accent sur le côté intérieur et spirituel de la foi chrétienne. Ces hommes ne se satisfont ni du sola fide de Luther (le principe selon lequel la foi seule est source de salut) ni du principe catholique de l’ex opere operato (qui veut que le sacrement soit efficace par sa mise en acte elle-même, indépendamment de celui qui le donne et même de celui qui le reçoit). À leurs yeux, si le denier conduisait au salut par les œuvres, le premier favorisait le laxisme moral. Théologiquement, ces hommes se réclament de l’« Écriture seule », mais sont aussi attirés ou influencés par l’intériorisation de la foi présente chez un Érasme ou par la mystique médiévale. Comme l’anabaptisme, le spiritualisme connaît des expressions multiples. Les premières se manifestent autour de Luther, chez des hommes comme Thomas Müntzer ou Andreas Carlstadt, qui critiquent les hésitations de Luther et s’identifient au « peuple » Si Calstadt ne s’engage pas directement dans le mouvement paysan, Müntzer en devient l’un des meneurs dans les régions les plus directement influencées par Luther. Convaincu que Luther mettait en place une nouvelle élite de théologiens formés à l’université et seuls à interpréter correctement l’Écriture, Müntzer parle de la présence du Christ intérieur chez tous les fidèles, donnant ainsi un accès direct à Dieu aux paysans qui ne savent pas lire.

Si le spiritualisme de Müntzer finit par encourager la violence des paysans révoltés, il existait ailleurs des formes plus « pacifiques » de cette tendance, chez des hommes comme Hans Denck et Sebastien Franck. De même, le théologien laïc silésien Caspar Schwenckfeld, qui se trouve à Strasbourg au début des années 1530, prône un christianisme totalement intérieur, prétendant que le véritable baptême est celui de l’Esprit, que la véritable eucharistie n’a pas besoin d’éléments sensibles et que la véritable Église de Jésus-Christ n’a pas besoin de structures visibles. Son mouvement attire des gens instruits et survit dans de petits cercles ici et là en Allemagne du Sud.

Si les spiritualistes, par principe, ne forment pas de groupe structuré, il est possible de discerner des traits communs : refus d’une monopolisation des moyens du salut par l’institution, sensibilité à l’expérience individuelle et à l’intériorité de la foi, refus d’une théologie de la prédestination.

Troisièmement, durant les années 1550 émergent des mouvements appelés parfois « antitrinitaires ». Le premier exemple bien connu en serait le courant mené par Michel Servet (1511-1553), médecin et théologien espagnol qui s’intéresse intensément aux débats théologiques d’alors. Notons d’abord que, jusqu’en 1492, la théologie a été confirmée en Espagne à la présence de juifs et de musulmans rassemblés par le rejet de la doctrine trinitaire. Lorsque Servet se met à étudier l’Écriture de près, il aboutit au constat que les catégories christologiques de Nicée-Constantinople n’ont pas de fondement biblique. Pour Servet, la bonne christologie se fait à partir du Jésus historique et d’une interprétation rigoureuse de la Bible.

Il existait aussi en Italie un courant « hétérodoxe » refusant le concept de Trinité. Après la mort de Servet sur le bûcher à Genève, certains de ses membres – Celio Secondo Curione, Camillo Renaro, Lelio Sozzini – trouvent refuge en Europe centrale et orientale (Lituanie, Pologne, Moravie, Transylvanie). Ils ont pour premier terrain d’action les jeunes Églises calvinistes, au sein desquelles naît une aile antitrinitaire qui finit par devenir « unitarienne », et vers la fin du XVIe siècle, « socinienne ». Certaines de ces communautés partagent aussi certains traits théologiques et éthique des courants anabaptistes.

En dépit de leur diversité, ces courants dissidents prennent tous leur point de départ dans les principes de l’Écriture seule et la foi seule. Même si les mouvements réformateurs officiels ne les reconnaissent pas, les dissidents sont « protestants ». Si nous ne pouvons pas évoquer un mouvement homogène, certains historiens parlent de « Réforme radicale » ou d’« aile gauche de la Réforme » –, il est cependant possible de reconnaître que des éléments communs traversent plus ou moins cet ensemble dispersé : une lecture biblique débarrassée des concepts de la théologie médiévale, une critique de la doctrine luthérienne de la justification, le refus de la synthèse institutionnelle « constantinienne » et une éthique souvent fondée sur la vie à la suite du Christ.

NEAL BLOUGH

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