Histoire du christianisme

II. Rivalités et combats

Ignace de Loyola et l’aventure jésuite

Iñigo López de Oñaz y Loyola (1491-1556) est envoyé à quinze ans au château d’Arévalo, chez Juan Velásquez de Guéllar, un parent, grand argentier de Castille et membre du Conseil royal. Après avoir passé dix ans dans l’administration auprès de ce fonctionnaire, il devint diplomate au service de Manrique de Laras, duc de Nájera et vice-roi de Navarre, un autre parent. En 1521, il est blessé durant le siège de Pampelune. Reconduit à Loyola, il se convertit. Il se rend à Montserrat, un foyer de la Devotio moderna, puis à Manresa, où sa vie prend un tour mystique, enfin à Jérusalem, sur les traces du Christ. À son retour, souhaitant « aider les âmes », il étudie à Barcelone, Alcalá et Salamanque. Mais certains excès le font prendre pour un alumbrado (illuminé hérétique) et il doit se justifier devant l’Inquisition.

En 1528, à Paris, il acquiert rapidement au collège de Montaigu le niveau requis en latin, grammaire et rhétorique pour s’inscrire à la faculté des arts. Il entre ensuite à Sainte-Barbe, un collège novateur où il croise Calvin. Il est reçu maître ès arts en mars 1534. Au 15 août suivant, à Montmartre, avec six amis qui ont fait les Exercices spirituels, il s’engage à vivre l’Évangile dans la chasteté et la pauvreté, à aller à Jérusalem ou, si cela est impossible, à demander au pape à être envoyé chez les infidèles. Peu après, lors de l’affaire des Placards et de la répression royale, les compagnons travaillent à la réconciliation des luthériens tout en étudiant la théologie chez les dominicains et les franciscains, ainsi qu’au collège de Navarre et en Sorbonne. Ils s’intéressent alors à l’Écriture ainsi qu’aux Pères et certains d’entre eux, férus de grec, vont écouter les lecteurs royaux.

En 1537, tous sont à Venise pour y attendre un bateau pour Jérusalem. Ceux d’entre eux qui ne sont pas prêtres se font alors ordonner. Ne parvenant pas à s’embarquer, les compagnons se rendent près du pape, qui les envoie en mission en Italie : les uns donnent les Exercices (ils proposent aux fidèles des retraites à la manière d’Ignace de Loyola), les autres prêchent ou enseignent les Écritures, mais tous s’adonnent aux œuvres de miséricorde. En 1539, après une longue délibération, ils choisissent de devenir religieux. L’originalité de leur propos est de se présenter comme un corps international bien structuré, uni par une profonde amitié et une forte spiritualité, celle des Exercices, de manière à pouvoir se disperser à la demande du pape ou de leurs supérieurs. L’empreinte des Exercices spirituels, édités en 1548, est telle que, bientôt, cette méthode d’accès à la vie spirituelle devient l’une des caractéristiques du catholicisme moderne. Pour Ignace et ses compagnons, il s’agit d’un itinéraire que l’on suit à la lumière de l’Évangile, tout en étant guidé discrètement par une personne qui les a déjà pratiqués. En faisant les Exercices, chacun est ainsi invité, en toute liberté, à s’unir à Dieu et à trouver sa vocation propre, dans la société comme dans l’Église.

Les jésuites sont approuvés en 1540 par Paul III. En 1546, ils décident d’ouvrir des collèges et de donner à leur apostolat un quadruple visage : l’enseignement universitaire, l’accompagnement spirituel, les prédications missionnaires et les œuvres de miséricorde.

En France, l’entrée des jésuites est difficile. On leur reproche la nouveauté de leur institut, son ultramontanisme (ou son allégeance exclusive au pape) et son caractère international. Malgré l’appui de plusieurs cardinaux, leur désir de fonder des collèges est mal reçu. On estime suffisante la présence des mendiants dans les universités et on juge exorbitant leur souhait d’enseigner les arts et les lettres. Ils obtiennent un statut légal en 1561, mais il leur faudra vingt ans encore pour s’implanter vraiment. En 1582, ils sont trois cents, répartis en trois provinces. Leurs fondations, décidées par le seul général, sont motivées par le désir d’accomplir le « bien le plus universel » avec un maximum d’efficacité. Dans cette stratégie, la lutte contre les hérésies est loin d’être le seul objectif et plusieurs raisons poussent les jésuites vers les universités : leur désir humaniste d’unir fortement la culture et la religion ainsi que leur volonté d’être présents en ces lieux d’où se propagent les réformes. Mais ils ont d’autres motifs encore, comme celui de recruter des étudiants brillants.

En 1594, le parlement de Paris, toujours hostile, met à profit l’attentat contre Henri III pour expulser les jésuites de son ressort, sans toutefois parvenir à décider les parlements de Toulouse et de Bordeaux à le suivre. En 1603, Henri IV rétablit la Compagnie et s’institue son protecteur. Louis XIII et Louis XIV ont suivi la même politique : en 1616, l’assistance de France compte cinq provinces. Désormais, la Compagnie ne connaît plus de modifications substantielles. En 1762, les jésuites sont 3049, répartis en 161 maisons, dont 91 collèges et 20 séminaires où résident les régents et les professeurs, les écrivains et les savants, mais aussi les prédicateurs et les missionnaires.

Durant le premier tiers du XVIIe siècle, les jésuites français saisirent le relais mystique fourni par leurs compagnons espagnols et italiens. La spiritualité ignacienne connaît alors de grands développements non seulement dans l’ordre, en Bretagne, dans le Bordelais et dans les missions, mais aussi à l’extérieur, dans les congrégations mariales et les associations d’amis, liées aux résidences ou aux collèges. Les théologiens jésuites soulignent dans les débats l’importance de l’Écriture et des Pères, mais certains d’entre eux s’engagent aussi dans les discussions sur la grâce et la liberté laissées pendantes par le concile de Trente. Formés par les Exercices, ils ne peuvent admettre que les hommes n’aient pas part à leur salut. Ces positions leur vaudront des déboires avec les dominicains, les augustiniens et, plus précisément, avec Pascal et Port-Royal. Les savants jésuites font preuve de moins d’audace, en tentant avec Tycho Brahé un compromis entre Ptolémée et Copernic.

Les jésuites français sont en Amérique du Nord, dans les pays du Levant et en Extrême-Orient. De ces missions lointaines, ils s’entretiennent souvent dans leur correspondance avec les savants de Paris, Londres et Moscou. Mais, en 1685, alors qu’une dizaine d’entre eux s’embarquaient pour le Siam et la Chine, à la demande de Louis XIV, leur situation redevient difficile en France, le roi supportant mal leur soumission au pape. Cette affaire réglée par le père de la Chaise, le confesseur royal, une autre se déclare.

Au moment où elle éclate, en 1730, la Compagnie ne perçoit pas sa fragilité. Ses collègues sont peu adaptés au moment où l’État-nation cherche à prendre en main l’enseignement. Leur fonctionnement financier se fragilise aussi. La fin du système bénéficiaire marque le début des difficultés de la Compagnie. La faillite La Valette, à la Martinique, est un exemple de ses inadaptations. L’assaut est donné aux jésuites sur le principe de la « solidarité » financière. Or, si les magistrats savent qu’en droit chaque maison est autonome et ne peut être propriétaire, ils savent aussi que, dans les faits, cette structure juridique n’est pas appliquée. La maladresse des jésuites a été de s’en remettre au parlement, mais surtout de ne pas s’en tenir aux faits.

Un mot d’ordre retentit alors : « il faut détruite les jésuites ! » Les Extraits des assertions dangereuses, une « machine de guerre », sont édités mais, plus subtilement, certains veulent transférer à l’intérieur de l’État ce qui avait opposé jésuites et jansénistes dans l’Église. À la différence de Pascal, Le Paige, le janséniste qui mène l’affaire, ne s’en prend ni au laxisme ni au régicide ; il veut dénoncer le principe même des Constitutions de la Compagnie : leur despotisme. Après avoir hésité, le parlement de Paris rédige en 1762 un projet d’édit dénonçant la Compagnie comme l’exemple même du despotisme dans l’Église et l’État. Son désir n’est pas de s’en prendre aux jésuites mais au gouvernement dont ils sont prisonniers. Tous les parlements et toutes les cours souveraines adoptent la même démarche et, en 1764, la Compagnie n’a plus d’existence légale en France, malgré les protestations de Clément III et des évêques. Finalement, pressé par les Bourbons, Clément XIV supprime l’ordre en 1773. Mais, la marine ayant refusé cet acte, la Compagnie subsiste en Russie où elle est reconnue par Pie VI en 1801, avant de l’être universellement par Pie VII en 1814. Peu à peu, clandestinement ou non, la Compagnie revient alors dans ses terres d’origine.

PHILIPPE LÉCRIVAIN

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