Histoire du christianisme

Liturgies nouvelles ou liturgies de toujours ?

On réduit trop les réformes à la foi et à la Bible, comme si le christianisme n’en était que le commentaire toujours inachevé. Or, le christianisme moderne développe aussi des pratiques corporelles et sociales qui expriment la foi dans et par la liturgie et qui établissent un rapport à Dieu et au Christ non moins essentiel que celui de l’Écriture ; c’est d’ailleurs l’avis de Luther, d’abord assez conservateur en matière liturgique, contre Carlstadtet contre Zwingli, qui éloignaient au contraire leurs fidèles d’une conception purement sacramentelle (magique pour eux) de la liturgie pour en développer les aspects symboliques. En 1523, Luther adoptait une formule épurée et en allemand du rituel du baptême. Sa Messe allemande ne parut cependant qu’en 1526. Les cantiques évangéliques (il en composa plusieurs lui-même), édités dès 1524, dans le premier recueil de cantiques, constituaient au contraire un véritable commentaire de sa théologie.

Les gestes et les paroles de la liturgie ont impliqué très vite des choix anthropologiques majeurs. Les fondements de la liturgie médiévale que sont la messe et l’office des heures explosent en effet sous la puissance de l’idée de sacerdoce universel et, surtout, avec la mise en question du latin, dont certains humanistes redécouvrent alors les racines païennes. Cette remise en cause des gestes et paroles de la liturgie a plus fait pour générer la violence interconfessionnelle que tous les commentaires théologiques… Que seraient aujourd’hui la Réforme luthérienne ou calviniste sans les psaumes et cantiques en allemand ou en français, la réforme anglicane sans le Livre de prière commune et la réforme tridentine sans la messe « romaine » ? Pour explorer ces espaces, observons quelques lieux de bataille confessionnelle avant de voir comment se fixent les choix qui ont été faits au XVIe siècle.

Sur le terrain brûlant des gestes, il faut d’emblée mettre à part les pratiques eucharistiques : c’est « là que tout passe ou tout casse », affirmait déjà Pierre Chaunu. La violence de la polémique sur la messe, contre la « puante messe » papiste, fait en effet partie de l’explosion réformée. C’est le signe que le rite va bien plus loin qu’un repas partagé : il institue une communion des participants entre eux et avec le Christ triomphant. Il y va donc de l’interprétation de la fraternité réalisée autour de la figure du Christ éternellement présent parmi les siens. C’est pourquoi les positions à l’égard de la présence eucharistique sont si importantes ; c’est pourquoi les mots techniques de consubstantiation ou de transsubstantiation, de présence réelle, corporelle, spirituelle, mémorielle, … portent autant de passions. On a trop oublié combien les insultes scatologiques, les provocations contre le « Dieu de pâte », les accusations d’anthropophagie à propos du banquet eucharistique et de ses suites ont édifié un climat de suspicion et de fermeture entre les chrétiens. On pense toujours à l’affrontement aigu entre catholiques et protestants, mais les débats sur la Cène ont aussi pesé très lourd dans les débats entre réformés : zwingliens et luthériens, calvinistes et anabaptistes ont posé très tôt des frontières identitaires qui reprennent des discussions toujours renaissantes sur le sens de la mémoire du dernier repas du Christ.

Alors que les protestants méprisent la multiplication des messes et les signes d’adoration eucharistique, les catholiques développent au contraire la dévotion au Saint-Sacrement, issue du cœur du Moyen Âge mais fort en vogue à la fin du XVe siècle dans les milieux les plus fervents. Ils ont continué à le mettre en scène dans des cérémonies de plus en plus visibles (et bientôt agressives à l’égard des « hérétiques » forcés de s’y soumettre le cas échéant). Ils ont développé une participation au sacrifice du Christ, par la vue (au moment de l’élévation de l’hostie pendant la messe) bien plus que par la consommation de l’eucharistie, en s’appuyant sur des pratiques séculaires, donc vénérables ; la communion fréquente n’était encore le fait que de certains groupes dévots en construction, comme les jésuites, au milieu du XVIe siècle.

Il ne faut pas oublier non plus l’attachement des chrétiens à certaines prières issues de la liturgie des heures : qui dira la fonction rassurante, pour les fidèles ordinaires, de l’Ave Maria en latin, du Notre Père en français, des antiennes du Livre de prière commune devenues sentences morales … ? La violence catholique de la première guerre de religion en France tient autant à la pratique ostentatoire du chant des psaumes en plein air et en pleine rue qu’à l’iconoclasme des casseurs. Les psautiers luthérien ou huguenot, les cantiques anabaptistes restent aujourd’hui encore des signes identitaires forts, qui rattachent chaque tradition confessionnelle à son origine et aux temps bibliques.

C’est cependant du côté de la langue liturgique que la coupure est la plus nette. Alors que les langues vulgaires s’émancipaient dans l’administration et prenaient une stature littéraire, alors que l’Écriture était traduite depuis plusieurs générations déjà, les Églises protestantes ont choisi d’emblée et avec un succès immédiat d’abandonner le latin. Une partie des humanistes, sentant le danger pour l’enracinement dans la tradition, se sont alors mis à défendre par la critique et par l’histoire les traductions latines des psaumes (ainsi l’élève de Jacques Lefèvre d’Étaples, Josse Clichtove). Du côté catholique, il a longtemps semblé impossible d’abandonner le latin, langue des choses sacrées depuis si longtemps. Pourtant, une autre partie des humanistes, qui a choisi de rester dans le catholicisme en dépit des mythes, demeurait persuadée que la traduction était indispensable pour défendre le principe d’intériorisation du compagnonnage avec le Christ. C’est ainsi que beaucoup de clercs de l’entourage de Marguerite de Navarre, Lefèvre d’Étaples, Gérard Roussel et Claude d’Espence par exemple, défendent la liturgie en langue vulgaire jusque vers 1535 et travaillent la langue française pour la porter à une meilleure expression de l’expérience spirituelle. Les traductions/interprétations de Clément Marot qui édifient le psautier huguenot sont également nés de cet effort.

Les jeux n’étaient cependant pas faits ; on discute encore au concile de Trente de l’opportunité du passage à la langue vulgaire, pour le refuser, en raison de son rôle désormais clairement identitaire chez les protestants. Le concile décide alors de réviser et de simplifier le latin des livres liturgiques : Pie V édite le Bréviaire (1568) puis le Missel (1570) issus de ces travaux et Paul V produit le Rituel romain en 1614. Le catholicisme priera en latin tandis que le protestant priera en langue vulgaire, jusqu’à ce que le recul des humanités, provoquant un appauvrissement de la liturgie catholique, ne repose la question sur d’autres fondements au XXe siècle. Les choix du XVIe siècle ont encore des conséquences importantes à long terme.

La liturgie catholique garde son caractère universaliste, voire supranational, bien utile quand la célébration imposerait plusieurs langues. Pourtant, périodiquement, par exemple en France, avec le jansénisme, la question de l’usage liturgique de la langue vulgaire est posée. C’est que l’utilisation exclusive du latin, si elle conforte le sens du sacré, est contradictoire avec l’exigence de savoir et d’appropriation personnels qui est désormais une condition d’accès à la première communion. Les prières usuelles ou la messe peuvent encore être assimilées en latin, mais il n’en est pas de même de la compréhension de l’Écriture et donc de la capacité à répondre de sa foi dans un monde pluraliste.

En revanche, l’insistance catholique sur la messe amène la plupart des Églises de la Réforme, à l’exception notable des anglicans, à insister sur la lecture de la Bible et sur le prêche, plus que sur le rituel de la Cène, dont la pratique reste généralement réservée aux quatre grandes fêtes de dévotion communes à tous les fidèles de la première moitié du XVIe siècle et qui prend parfois, chez les anabaptistes, l’allure d’un simple repas commémoratif.

Les mots des rituels qui construisent et expriment le lien avec l’invisible restent pluriels, comme ils l’étaient dans les premières générations chrétiennes, mais les choix du XVIe siècle accentuent les différences qui dessinent des identités assumées jusqu’à nos jours. Une même foi chrétienne en l’Incarnation est portée par des rituels dont le sens est devenu de plus en plus opaque entre cousins d’une même tribu, mais qui marque de toute façon la foi en un homme-Dieu éternellement vainqueur, avec ses fidèles, de la mort et du mal. La communauté eschatologique réalisée dans toute liturgie se moque au fond des changements éventuels, du moment qu’elle trouve une manière d’exprimer au mieux son expérience consensuelle (fraternelle au moins) et son enracinement dans un autre monde.

NICOLE LEMAITRE

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