Histoire du christianisme

Mystique du cœur, du feu et de la montagne

« Science non d’étude mais d’oraison, non de discours mais de pratique, non de contention mais d’humilité, non de spéculation mais d’amour » (Bérulle), la mystique chrétienne, véritable « science des saints » qui ne s’enseigne pas dans les écoles, connaît son apogée littéraire à l’époque moderne. Elle désigne l’expérience directe d’une jouissance de Dieu, qui se laisse goûter tout en gardant son secret. À l’origine d’activités d’écriture très diversifiées, les mystiques espagnols, italiens, français … ont utilisé toutes les ressources du langage pour traduire l’indicible d’expériences qui les ébranlent corps et âme. En quête d’une union au Tout-Autre, ils la savent pour l’instant inaccessible, en même temps qu’ils la désirent et en savourent parfois les prémices. À l’aide des métaphores du toucher, du goût puis des autres sens, leurs propos ne cessent de chanter cette joie douloureuse d’un ardent désir jamais comblé. Toujours en cheminement, le mystique se plaît à raconter l’itinéraire emprunté, avec ses heureuses découvertes et ses désolantes déceptions, pour guider les autres sur les voies difficiles de leur propre expérience. Parfois suspectés d’hérésie pour s’être dégagés peu ou prou de la méditation sacramentelle de l’Église, ils se sentent souvent à l’étroit dans une religion faite d’observances et de pratiques à leurs yeux contraignantes ou stériles. Certains d’entre eux ont eu pourtant l’heur de convaincre les autorités de leur originale orthodoxie, voire d’être hissés au rang des saints. Leur créativité poétique les amène à recourir aux symboles de la tradition biblique transmis par leurs prédécesseurs. Toujours réinvestis de significations nouvelles, ces éléments permettent aux mystiques d’exprimer au mieux l’inexprimable et offrent aux simples dévots matière à méditer sur les mystères divins.

La montagne, point de rencontre entre le Ciel et la Terre, abrite la plupart des scènes bibliques où est scellée et renouvelée l’Alliance entre Dieu et son peuple, du Sinaï au Golgotha. Les mystiques recourent à cette image pour évoquer l’élévation de l’âme appelée à gravir les sentiers ardus qui l’élèveront au sommet de l’union à Dieu. Le mont Carmel en sera le symbole pour Jean de la Croix († 1591), qui en propose la « montée » en guise d’initiation. Il décrit les premières étapes d’une ascension qui nécessite l’abandon total, pour Dieu, de ce qui n’est point Dieu. Une fois purifié, l’esprit du dirigé demeurera dans une nuit obscure où se manifestera peut-être une présence au cœur de l’absence.

Dans la tradition chrétienne, la symbolique du feu permet d’exprimer la splendeur incomparable de Dieu, les effets de son action sur terre et le mystère de son insaisissable transcendance. Tout à la fois agent vital et élément destructeur, le feu renvoie à l’image du créateur et à la présence de l’Esprit comme à celle du Dieu vengeur. Lors des théophanies, le buisson ardent, les langues de feu ou les flammes brûlantes manifestent aux hommes la présence glorieuse du Dieu en trois personnes. Les mystiques en expérimentent les bienfaits lumineux et la chaleur réconfortante, mais en éprouvent également les ravages, reçus comme autant de douces brûlures. L’épreuve du feu les purifie, avant de faire de leur cœur consumé un lien de fusion avec le divin. Le feu qui, tout en se communiquant, ne perd rien de son éclat, se prête aussi à signifier la vertu de charité, conçue sur le modèle de l’amour de Dieu pour tous les hommes. Le cœur enflammé en devient le symbole, associé à la figure de saint Augustin aussi bien qu’à celle de Calvin.

La mystique du feu trouve sans doute son expression la plus lyrique chez Jean de la Croix, qui traduit dans La Vive Flamme d’amour (vers 1585) le chant de l’âme purifiée par le feu, goûtant enfin la brûlure suave, délicieuse plaie, de l’union à Dieu. Après Gertrude de Helfta et Catherine de Sienne au XIVe siècle, Thérèse d’Avila († 1582) compare l’amour divin à un brasier, d’où s’échappent les étincelles destinées à toucher l’âme de l’ardeur de sa passion, tandis que l’ursuline Marie de l’Incarnation († 1672) n’aspire qu’à brûler des flammes de ce brasier. La symbolique, présente dans l’iconographie et la liturgie, se rencontre également dans le discours pastoral, qui voit dans la communion eucharistique et les prières autant d’éléments propres à attiser ce feu d’amour capable d’embraser les cœurs.

La métaphore du cœur est habituelle dans le langage spirituel pour désigner le siège de la vie et des passions, voire le point de contact possible entre l’homme et l’infini. Elle intervient régulièrement dans les méthodes d’oraison, qui y voient l’oratoire le plus propice pour une rencontre intime avec Dieu. Les mystiques l’utilisent à tout propos pour en faire à la fois le réceptacle de l’amour divin et le réservoir de leurs propres sentiments. Chez les modernes, le Cœur de Jésus est reçu comme le symbole du Dieu d’amour fait homme de chair. Avant eux, cette dévotion avait vu le jour dès le XIIe siècle, dans le contexte d’une méditation privée sur la Passion et notamment dans la contemplation du cœur transpercé, source de la grâce divine s’écoulant du flanc blessé. Elle a nourri un riche mouvement qui irrigua diverses familles spirituelles.

À la suite de Bernard de Clairvaux († 1153), mais avec une sensibilité très originale, des moniales bénédictines et cisterciennes ont osé décrire leur ardeur en des termes étonnamment concrets : ivresse puisée à la source de la divine blessure ; rencontre dans la chair avec le Cœur, divin médiateur entre Dieu et les hommes ; union intime, dans l’échange des cœurs avec le Bien-Aimé. La famille franciscaine s’illustra dès le XIVe siècle avec des expériences féminines analogues avant que Bernardin de Sienne († 1444) n’exprime avec lyrisme sa vénération pour Cœur de Jésus, qu’il perçoit tout brûlant d’amour pour l’humanité. Au milieu du XIVe siècle, dans la vallée du Rhin, les dominicains Suso et Tauler, mais aussi leur sœur, Marguerite Ebner, ont entretenu la même compassion pour les souffrances du Christ et pour son Cœur blessé d’amour, peu à peu différencié du culte des Cinq Plaies du Crucifié, si chères à Luther encore. Pour sa part, Ludolphe le Chartreux († 1378) initia ses fils spirituels à considérer le Cœur béant comme voie d’accès à la vie éternelle. Puis son successeur Lansperge († 1539) produisit le premier manuel de dévotion au Cœur transpercé et introduisit l’usage des images. D’autres dévots composent des prières où la métaphore du feu s’associe à celle du cœur pour évoquer l’intensité de l’amour du Christ. La carmélite Marie-Madeleine de Pazzi († 1607) compare encore les plaies de Jésus à d’ardentes fournaises.

Au XVIIe siècle, textes et pratiques de piété témoignent du regain d’intérêt pour la dévotion au Cœur de Jésus dans la société française, où le cœur est envisagé comme l’expression de la personnalité, faite d’intelligence et de sensibilité, et où l’humanité charnelle du Christ se voit particulièrement cultivée par les spirituels et les mystiques. Les manifestations de la dévotion gardent toutefois un caractère privé. Bénédictines et cisterciennes réformées vénèrent à titre personnel le Cœur de Jésus, tandis que François de Sales († 1622) en encourage le culte dans les couvents de la Visitation. L’ursuline Marie de l’Incarnation parvient à une relation intime avec le Cœur de Jésus, dont elle exporta la dévotion en Nouvelle-France (Amérique du Nord). Des méthodes de méditation exhortent les religieuses à pénétrer le Cœur sanglant pour vivre de sa vie ainsi offerte et faire l’expérience en leur propre cœur de son amour rédempteur. Pour Jean Eudes († 1680), formé par Pierre de Bérulle († 1629), le Cœur de Jésus exprime la divine Humanité du Christ. Il lui importe donc qu’un office liturgique soit institué en son honneur, pour rendre grâce à l’amour qu’il porte aux hommes (1672).

Au même moment, les expériences de la visitandine de Paray-le-Monial, Marguerite-Marie Alacoque († 1690), et particulièrement son insistance à discourir sur le Cœur de chair et sur les souffrances endurées par le Christ en raison des péchés de l’humanité, vont relancer l’expression de cette spiritualité, mise désormais au service de la Contre-Réforme. Sa vision du Cœur de Jésus, entrelacé d’épines et surmonté d’une croix (1672), confère à la dévotion de nouveaux accents, en écho au code d’honneur régulant les rapports sociaux, mais aussi en réponse aux besoins d’une chrétienté déchirée : l’amour du Christ, méprisé par les impies (protestants), en appelle à un amour réparateur, que les fidèles (catholiques) lui manifesteront par autant d’« amendes honorables », destinées à expier les outrages infligés au Rédempteur et à apaiser sa juste colère. Les jésuites Claude de la Colombière († 1682), son directeur spirituel, puis Jean Croiset († 1738), auteur d’un livre à succès (1691), sont, avec les visitandines, les principaux agents de diffusion de cette spiritualité. La riposte janséniste est virulente, qui s’insurge contre les aspects affectifs de la dévotion, fondée sur une révélation mystique jugée suspecte. Mais, ailleurs, l’accueil n’est guère plus bienveillant à l’égard de pratiques estimées singulières et dont le vocabulaire est emprunté au langage politique de l’absolutisme pour justifier une soumission radicale à la majesté divine.

La dévotion trouve toutefois un écho favorable auprès d’une population touchée par la référence au Cœur blessé d’un Christ outragé mais miséricordieux, au point de lui conférer une coloration doloriste, au gré des événements tragiques de l’histoire, ainsi en Vendée, où elle fut diffusée par la prédication des Montfortains au long du XVIIIe siècle. Ce n’est qu’en 1765 que Rome permet qu’un culte public soit rendu au Sacré-Cœur, à la suite des efforts du jésuite Gallifet († 1749). La dévotion sert alors un christianisme familier et doloriste, particulièrement promu et reçu dans les terribles guerres modernes, à partir du XIXe siècle.

MARIE-ÉLISABETH HENNEAU

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