Histoire du christianisme

Le jansénisme
Entre séduction et mentalité d’opposition

Austérité, rigueur, dépouillement sont indissociables du jansénisme ; mais, si ce mot conserve encore aujourd’hui une force d’évocation, n’est-ce pas aussi parce que les jansénistes ont incarné le défi d’une conscience morale et religieuse pour laquelle les « grandeurs d’établissement » et les pouvoirs d’ici-bas ne sauraient égaler la grandeur de Dieu ?

Le jansénisme, du non de Jansen (Jansenius), un théologien de l’université de Louvain, trouve ses origines dans un ouvrage posthume de cet auteur, l’Augustinus (1640), un exposé systématique de la pensée de saint Augustin sur la grâce : Dieu décide en toute liberté de la damnation ou du salut de l’être humain, sans que ce dernier puisse influer en quelque manière sur la décision divine. La grandeur de l’homme réside alors dans l’acceptation de cette toute-puissance. C’est aussi une réaction face au développement d’une théologie d’inspiration jésuite qui met l’accent sur le libre arbitre et la capacité de l’homme à collaborer à son salut. Cette pensée pénètre dans les cercles dévots français grâce à un proche de Jansenius, Duvergier de Hauranne, abbé de Saint-Cyran. Elle est particulièrement bien reçue dans le monastère féminin de Port-Royal dont l’abbesse, Angélique Arnauld, a rétabli la discipline quelques années auparavant et qui devient le centre d’un noyau militant avec le soutien des Arnauld, puissants au parlement de Paris.

Dès les premières décennies, ce qui est avant tout une aspiration au retrait du monde rencontre la méfiance puis l’hostilité des autorités. L’alliance de Richelieu avec les princes protestants, fortement critiquée par Jansenius, entraîne la désapprobation du cercle de Port-Royal : dès 1638, Saint-Cyran est arrêté. Commence alors le bras de fer avec le pouvoir. À la suite d’une bulle pontificale, les clercs et les religieuses sont contraints de signer un formulaire condamnant cinq formules ou propositions censées se trouver dans l’Augustinus. Les jansénistes répliquent en reconnaissant que ces dernières sont effectivement condamnables (en droit), mais qu’elles ne se trouvent pas en fait dans l’ouvrage. Quelques années plus tard, lorsque Pascal tourne en ridicule dans ses Lettres provinciales ce qu’il présente comme la morale relâchée des jésuites, ces derniers répondent maladroitement : c’est le temps (jusqu’en 1670) du grand rayonnement du cercle de Port-Royal-des-Champs, en vallée de Chevreuse. Les «&bbsp;solitaires », des laïcs venus s’installer à proximité, y travaillent à des ouvrages de grammaire et de logique ; des élèves, dont le jeune Racine, fréquentent les « petites écoles » où l’enseignement accorde une place plus grande qu’ailleurs au français.

Cette forme d’opposition passive est inacceptable pour Louis XIV. L’offensive du pouvoir reprend en exigeant des principaux intéressés qu’ils désavouent officiellement et par écrit les idées de Jansenius. L’appui apporté à Rome par certains évêques jansénistes lors de la crise de la Régale, en 1682, exaspère le souverain, qui comptait, par l’exercice de ce droit, unifier tous les diocèses français sous son pouvoir. En 1709, les dernières religieuses de Port-Royal-des-Champs sont dispersées, et leur monastère rasé. En 1713, le roi obtient de Rome la condamnation de plusieurs affirmations tirées littéralement d’un ouvrage de l’oratorien Pasquier Quesnel : c’est la bulle (ou la Constitution)) Unigenitus, qui provoque l’opposition des « anticonstitutionnaires ».

À la mort de Louis XIV, en 1715, le jansénisme semble définitivement éteint, mais son fantôme ne tarde pas à se manifester. À cela, deux raisons essentielles : tout d’abord, la constitution d’un noyau actif au sein du clergé et parmi les fidèles, essentiellement à Paris et dans le Bassin parisien. Le second point fort est l’apparition d’un réseau international reposant sur les échanges épistolaires réguliers entre des exilés, notamment aux Pays-Bas, et des sympathisants étrangers, à Rome et dans certaines villes italiennes. Minoritaires, ces hommes dont l’opinion varie de la conviction profonde à la simple sympathie n’en constituent pas moins des groupes de pression efficaces. Profitant de l’affaiblissement du pouvoir qui accompagne la Régence, les jansénistes français appellent à la réunion d’un concile général qui se prononcerait contre la bulle. Ces « appelants » (qui appellent au concile) sont peu nombreux (5% du clergé français tout au plus), mais fortement représentés dans certaines congrégations à vocation savante (oratoriens et bénédictins de Saint-Maur, par exemple) et bien implantés dans certaines paroisses parisiennes ; des évêques, dont l’archevêque de Paris, Noailles, n’hésitent pas à se rallier à leur cause. Devant la possible conjonction des oppositions, l’attitude du pouvoir se raidit. L’un des évêques appelants, Jean Soanen, est condamné à l’exil à La Chaise-Dieu en 1727. En 1730, la Constitution Unigenitus est proclamée loi d’État. Au cours des années 1740, les jansénistes sont systématiquement écartés des charges ecclésiastiques.

Cet affaiblissement institutionnel coïncide avec une mutation radicale. À la suite du décès, en 1727, du diacre janséniste François Pâris, réputé pour son humilité et sa pauvreté volontaire, les fidèles affluent sur sa tombe, dans le cimetière de l’église Saint-Médard, à Paris. Des guérisons miraculeuses ne tardent pas à s’y produire, accompagnées de transes et de convulsions ; elles attirent une foule de croyants et de curieux. Inquiètes, les autorités ordonnent la fermeture du cimetière, mais les phénomènes se poursuivent dans le cadre de réunions privées. Lors de ces séances, les convulsionnaires, le plus souvent des femmes, sont persuadées qu’elles incarnent la véritable Église, détentrice de la vérité et persécutée. Elles réclament des « secours » : des coups, des plaies leur sont infligés ; leur résistance à la douleur est perçue comme le signe de la justesse de leur cause. Elles traduisent ainsi, dans leur corps, la théologie figuriste développée par certains clercs jansénistes pour qui la Bible, à travers les épreuves subies par le peuple hébreu et par le Christ, « préfigure » et signale le petit groupe des élus.

La résistance à l’autorité se traduit aussi par la diffusion d’un hebdomadaire clandestin, Les Nouvelles Ecclésiastiques, régulièrement imprimé et diffusé dans la capitale, au ton fortement polémique. Centralisant les informations, journal de propagande, il est aussi la manifestation de la capacité des jansénistes à organiser une presse qui, grâce à l’autonomie et au cloisonnement des participants, parvient à se protéger des poursuites et des arrestations.

La double nature du jansénisme – défense des droits de la conscience et mentalité d’opposition – se trouve illustrée par l’évolution du mouvement au cours des années 1750. Alors que le phénomène des convulsions s’essouffle, l’archevêque de Paris exige des fidèles qu’ils produisent des billets de confession – sortes d’attestations signées de curés favorables à la bulle – avant de recevoir la communion, notamment le viatique. Cette disposition, en entraînant le scandale du refus des derniers sacrements à des personnes moralement irréprochables, provoque une profonde indignation envers le clergé et l’autorité royale. Cette dernière est encore plus directement mise en cause par le parlement. Par tactique ou par conviction, des magistrats et des avocats prennent le parti des jansénistes. À la suite de l’avocat Le Paige, ils transposent sur le plan politique l’idée qu’une minorité gardienne des lois, « dépôt » de ces dernières, doit empêcher l’autorité d’un seul (le pape à Rome, le roi en France) d’abuser de son pouvoir en transgressant la loi divine. Théories conciliaristes et opportunité politique convergent pour miner les fondements de l’absolutisme.

Pris à parti dans les écrits des philosophes comme Voltaire, fermement combattu dans les rangs du clergé, associé au sort des parlements quand ceux-ci sont mis au pas, le jansénisme semble s’étioler dans la dernière décennie de l’Ancien Régime. Au sein même de l’Église, il inspire pourtant ceux qui défendent les thèses du richérisme, attaché aux droits du bas clergé. L’attention aux plus humbles motive en outre leur intérêt pour l’enseignement populaire et une conception large de la participation des laïcs aux cérémonies, avec le développement, dans certaines paroisses, d’une liturgie en français. Mais, dans les diocèses où ils défendent une morale très rigoriste, il est probable que leur attitude favorise plutôt le détachement religieux.

Sous la Révolution, les jansénistes français se divisent une fois encore à propos de la Constitution civile du clergé. Si certains d’entre eux sont favorables au principe de l’élection des curés et au contrôle exercé sur eux par l’État, d’autres, en revanche, y sont opposés au nom de la séparation des pouvoirs spirituel et temporel. Hors de France, une minorité influente d’évêques sympathisants œuvre à la réorganisation du clergé autrichien lors des réformes entreprises par Joseph II, alors que des clercs italiens formulent clairement, à l’occasion du concile de Pistoia (1786), leur attachement à un fonctionnement collégial du gouvernement de l’Église.

Les épisodes révolutionnaires et napoléoniens voient les dernières manifestations d’un esprit janséniste à travers l’espérance millénariste que ces événements soient l’étape annonciatrice d’une ère nouvelle. Mais le XIXe siècle, avec l’affirmation de l’infaillibilité papale et d’une morale moins intransigeante, transforme inéluctablement le jansénisme en un emblème nostalgique des droits de la conscience religieuse persécutée.

ISABELLE BRIAN

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