Histoire du christianisme

III. Évangéliser et encadrer le monde

Christianismes lointains

Vers l’Amérique et l’Asie

Selon les principes du temps, les souverains portugais et espagnols ne distinguaient pas, dans leurs empires, les affaires et la religion. Les partages effectués en 1481 par Sixte IV pour l’Afrique et en 1494 par Alexandre VI pour les Indes, les confirmaient en ce sens, puisque ces papes leur reconnaissaient toute autorité en matière d’exploitation et d’évangélisation. C’est ce qu’on appela alors le patronat. Dans les Indes espagnoles ou portugaises, les premiers missionnaires à travailler sous l’autorité royale sont les dominicains, les franciscains et les carmes. Au Brésil, les calvinistes arrivent à Rio et Pernambouc, dès 1555, c’est-à-dire peu après les jésuites. En revanche, ceux-ci ne s’installèrent au Mexique et au Pérou que plus tard. La conquête est alors quasiment achevée et il s’agit de l’organiser. C’en est fini du rêve d’un royaume indien au Mexique soutenu par le fils de Cortès et le franciscain Jérôme de Mandieta. C’en est fini également de l’Église indienne dont avait rêvé l’évêque dominicain Bartolomé de Las Casas. L’enjeu était de taille : comment christianiser environ cent millions d’Américains et un espace encore inconnu vers 1550, alors que les populations de l’Espagne et du Portugal dépassaient à peine huit millions d’habitants ? Et que dire des routes maritimes portugaises, si étirées ?

Les missions jésuites illustrent bien ce paradoxe. Dès son arrivée à Goa, en 1542 (un diocèse érigé en 1539 seulement), le jésuite François-Xavier présente à l’évêque franciscain, Jean de Albuquerque, les lettres de Rome qui lui donnent tous pouvoirs sur « les territoires soumis au roi du Portugal », mais il explique qu’il n’en usera que selon l’avis du prélat. Quant à lui, il n’a d’autre désir que de « planter sa foi au milieu des Gentils ». Il se tourne vers les pauvres, sans se désintéresser du collège Saint-Paul où une soixantaine d’autochtones sont instruits aux frais du roi. Comme les franciscains et les dominicains, François-Xavier et ses compagnons partis peu après lui pour le Brésil, le Congo, la Maurétanie et l’Éthiopie se trouvent face au défi de l’immensité. Les jésuites sont des humanistes. Très vite, Loyola leur prescrit de créer des collèges pour former ceux qui, avec le concours de « lettrés » européens, évangéliseront les infidèles. C’est ainsi que, au Brésil, São Paulo est née. S’inspirant de l’expérience des ethnologues franciscains, de celle d’un Bernardino de Sahagún par exemple, Ignace demande aussi aux jésuites de «  s’adapter » aux sociétés indigènes et de comprendre leurs mœurs. Il demande enfin que des lettres lui soient envoyées régulièrement. Celles-ci, dont le but premier est d’« édifier » la Compagnie, bouleversent aussi les acquis de l’Antiquité. Opposant à l’autorité des livres les certitudes de l’expérience, elles ouvrent, au-delà de l’ancien monde, d’immenses horizons d’où naît le sentiment de l’illimité de l’espace. Mais ce qui, dans la découverte des autres, frappe le plus ces hommes du XVIe siècle puis du XVIIe siècle, c’est leur ressemblance avec eux-mêmes. La pensée moderne procède pour une large mesure de cette rencontre de l’humanisme et de l’espace nouveau. Si les jésuites ne l’ont pas créée, ils ont su lui donner sa pleine efficacité.

Vers 1550, l’empire portugais comprend, outre le pourtour africain, l’ensemble édifié par Albuquerque à Goa, entre Ormuz et Malaca, avec ses ramifications vers le Japon et la Chine. François-Xavier le sillonne dix ans durant, tandis que le Brésil est parcouru par Nobrega et Ancheita. Partout, les jésuites doivent « considérer en quel lieu l’on est en droit d’attendre plus de fruit des moyens qu’emploie la Compagnie : par exemple où l’on verrait la porte plus largement ouverte et où les gens seraient plus disposés et aptes au progrès… Parce que le bien, étant universel, est plus divin, on doit préférer les personnes et les lieux dont le progrès permettra au bien de s’étendre à beaucoup d’autres… ». À la mort d’Ignace, sous le généralat de Laynez, te ton est plus frileux ; en revanche, sous celui de Borgia, les jésuites se rendent dans les Indes de l’empereur : en Floride en 1566, au Pérou en 1568 et au Mexique en 1572. Dans la vice-royauté de Lima, une vaste campagne est lancée pour l’« extirpation de l’idolâtrie », tandis que, dans celle de Mexico, à la demande du roi d’Espagne, les recherches ethnologiques de Bernardino de Sahagún, considérées comme subversives, sont détruites en 1572. Certaines, redécouvertes dans les années 1930, soutiendront alors le renouveau de l’indianisme.

L’extension des missions jésuites en Amérique et en Asie requit rapidement un nouveau mode de gouvernement dans la compagnie de Jésus. Les pères généraux Mercurian et Aquaviva décident d’envoyer des Visiteurs, avec toute l’autorité nécessaire : La Plaza au Pérou et au Mexique, Valignano en Asie. Ce dernier, tout en tirant le meilleur parti du patronat et en désirant une action missionnaire indépendante, entreprend de régler l’épineux problème du commerce de la soie. Au Japon, après avoir promu les principes d’une méthode apostolique appropriée, il rappelle que c’est aux missionnaires étrangers de s’adapter aux Japonais et non l’inverse. Il demande à Riccci et à Ruggieri de se préparer à entre en Chine. Plus tard, dans le même esprit, Nobili et Britto se rendront en Inde et Rhodes au Vietnam. En Amérique latine, les Visiteurs invitent les jésuites à ne pas se disperser dans les doctrinas et à mettre toutes leurs forces dans les collèges et les missions près des Noirs et des Indiens. Ils sont aussi appelés comme théologiens aux conciles provinciaux. À celui de Lima, en 1582, le jésuite Juan de Acosta prend position sur la difficile question de l’« extirpation » des cultes indigènes.

Lors de son retour en Espagne, Acosta publie son De procuranda Indorum salute (1576). Dans cet ouvrage, très lu jusqu’au XVIIIe siècle, il propose une typologie des « cultures » selon les principes de la Renaissance européenne, où l’écrit l’emporte sur l’oral. Ainsi divise-t-il les peuples à évangéliser en trois catégories. Tout en bas de l’échelle, les « barbares » féroces ou abâtardis avec qui il est souhaitable d’employer la manière forte. Au-dessus d’eux, les peuples dotés de vraies « civilisations », les Aztèques du Mexique et les Incas du Pérou, auprès de qui il convient d’intervenir d’une manière mitigée. Enfin, les Chinois, les Japonais et les Indiens se distinguent des autres par le développement d’un droit et d’une littérature autochtone : il importe de se comporter avec eux comme les premiers chrétiens avec les juifs, les Grecs et les Latins. Ainsi se précisent une compréhension de la mission et une nouvelle conscience européenne.

Deux expériences peuvent illustrer la « manière de procéder » des jésuites : les réductions américaines et les missions chinoises. Diego de Torres, le premier supérieur de la province du Paraguay, s’inspirant des franciscains, décide de regrouper (reducir) les autochtones. Il y a bientôt trente réductions chez les Guaranis et, de 1609 à 1768, cette « République » permet aux Indiens d’accéder au statut de citoyens. On y a vu une utopie, mais il s’agit davantage d’une « eutopie » soumise à une anthropologie du possible. Dépassant de beaucoup la simple idée d’une évangélisation forcée ou d’une assimilation précaire par syncrétisme douteux, même si ces facteurs sont à prendre en compte, les jésuites ont cherché à s’approprier de l’intérieur la subjectivité des Guaranis, tout en respectant leur liberté. Une conversion s’est ensuivie, doublée d’un transfert de valeurs – celles de l’« Autre » – dans une vision spirituelle. Les œuvres d’art des Guaranis prennent là toute leur importance. Elles expriment, à leur manière, que la « Terre sans mal » (Yvy maraê’y) qu’ils cherchaient existe bien, mais au-delà de la mort.

En Chine, la manière des jésuites est autre. Au bureau impérial d’Astronomie, poussés par les Chinois, certains d’entre eux dissocient leurs démonstrations mathématiques de leur habillage dogmatique, mais d’autres s’y refusent au nom d’une compréhension plus rigide de la religion. Par ailleurs, en traduisant trois des quatre classiques confucéens (Ta-hüsch, Chung-Ying, Lumyü), les jésuites ont contribué à la « proto-sinologie ». Par la suite, les controverses se focaliseront sur Les Nouveaux Mémoires du père Lecomte, un livre populaire par le ton et le contenu mais sans grande expérience directe de la tradition chinoise ni du programme d’accommodation jésuite. En 1700, la Sorbonne censure l’ouvrage. On est proche de la querelle des rites qui, finalement, n’est qu’un débat occidental habité par une seule question : Ricci, fondateur de la mission en Chine, a-t-il eu tort ou raison ? En d’autres termes, le christianisme pouvait-il s’abstraire de son support européen pour s’adapter, sans perdre son identité, à d’autres modes de pensée, à d’autres normes et rites ? Quoi qu’il en soit, les rites chinois sont condamnés en 1742. Certains jésuites, peintres, botanistes ou architectes, restèrent près de l’empereur, mais une page est alors tournée pour les catholiques.

PHILIPPE LÉCRIVAIN

Les missions africaines (XVIe-XXe siècle)[*]

[*] Compte tenu de la spécificité de la temporalité de l’histoire africaine, les cinq siècles font ici l’objet d’une approche globale.

Le travail missionnaire ne commença en Afrique qu’à la fin de XVe siècle, dans le sillage de la conquête portugaise. Mais le christianisme avait des racines beaucoup plus anciennes dans le continent, en Égypte, en Éthiopie et au Soudan notamment. C’est au royaume du Congo, en relation avec le Portugal depuis 1491, que les premiers progrès furent observés, avec l’ordination d’un évêque noir, Don Henrique, le fils du roi Afonso, en 1521, et l’érection d’un diocèse indépendant en 1578. Mais ils furent sans lendemain. En 1619, l’évêque pouvait compter sur l’appui de vingt-quatre prêtres et les chanoines de la cathédrale de San Salvador chantaient l’office « selon l’usage d’Europe ». En 1640, la congrégation de la Propagande, fondée une vingtaine d’années plus tôt à Rome, créa la préfecture apostolique du Congo, qu’elle confia aux capucins italiens. Pas moins de quatre cent trente-quatre de ces religieux furent déployés au Congo et en Angola entre 1645 et 1820. Les efforts menés en Sénégambie, en Sierra Leone et dans les royaumes de Bénin et Wari à la même époque eurent moins de succès. En revanche, dans le Sud-Est de l’Afrique, non seulement sur la côte de l’Océan indien mais en bordure du fleuve Zambèze et jusqu’au cœur du royaume de Monomotapa, les missionnaires portugais, des jésuites et des dominicains principalement, parvinrent à assurer une présence modeste mais constante pendant plus de deux siècles.

Le bilan de cette première vague d’évangélisation est maigre. L’effet combiné des maladies, des difficultés de communication, des compromissions de l’Église avec le pouvoir politique et de son acceptation de l’esclavage ruinèrent toute chance de développement. Dans toutes les régions où pénétrèrent les missionnaires, l’influence du christianisme fut minime. Son véritable impact s’exerça au travers du syncrétisme. En Haute-Guinée, au Congo, dans la vallée du Zambèze, des formes religieuses inédites virent le jour, combinant des éléments de la religion traditionnelle et les mystères du dogme chrétien.

La fondation de sociétés missionnaires protestantes telles que la Baptist Missionary Society, la London Missionary Society et la Church Missionry Society, à la fin du XVIIIe siècle, en Angleterre, marqua le début d’une nouvelle ère dans l’histoire des missions. Significativement, ce sont les classes populaires, très influencées pour le mouvement évangélique, qui fournirent les premiers contingents de volontaires. Des sociétés semblables se développèrent ensuite en Allemagne, en Suisse et aux États-Unis. Les catholiques, qui avaient pris du retard, répondirent en fondant en 1822 la Société de la propagation de la foi. Établie à Lyon, cette œuvre progressa rapidement grâce à un important appui populaire. La première année, les dons s’élevaient à 22 915 francs. En 1846, présente dans 475 diocèses, elle recueillait 3 755 885 francs, soit 150 fois plus.

En 1799, le premier agent de la London Missionary Society débarqua au Cap, où les Anglais venaient de prendre pied. Un groupe de missionnaires anglicans arriva en Sierra Leone cinq ans plus tard. En 1833, la Société des missions évangéliques de Paris envoya ses premiers hommes au Lesotho. À Zanzibar et à Mombassa, il fallut attendre l’année 1844 pour qu’arrive le premier missionnaire, un Allemand employé par la Church Missionary Society. Le début du mouvement missionnaire chez les Hausas et les Igbos, dans le Nigéria d’aujourd’hui, ainsi qu’au Cameroun, date de la même époque.

Plus centralisé, le mouvement missionnaire catholique bénéficia de l’impulsion du pape Grégoire XVI qui appela de ses vœux, dès 1845, la formation d’un clergé indigène. En 1841, François Libermann fonda la congrégation du Sacré-Cœur de Marie pour l’évangélisation des Noirs, laquelle fusionna bientôt avec l’ancienne congrégation du Saint-Esprit. En 1850, les premiers oblats de Marie, fondés par Eugène de Mazenod sous la Restauration, arrivait au Natal. Quelques années plus tard, le cardinal Lavigerie, apôtre de la lutte contre l’esclavage et promoteur de ce que l’on n’appelait pas encore l’inculturation, fonda les missionnaires d’Afrique, aussi appelés Pères blancs, pour l’évangélisation des territoires situés au sud du Sahara. « Il faut aux jeunes Noirs, écrivait-il, même à ceux dont on voudra faire des instituteurs et des catéchistes, un état qui leur permet de vivre à leurs frais la vie africaine et, s’il se peut, un état qui les honore, qui leur donne de l’influence et soit accepté sans contexte par tous, de façon à aider puissamment les missionnaires sans être une charge pour eux. » Les formateurs indigènes spécialisés dans les apprentissages culturels et religieux de base jouent en effet un rôle considérable dans l’interprétation des valeurs occidentales par les autres sociétés.

Tout en gardant une certaine marge de manœuvre, les missionnaires étaient liés de facto au système colonial. Jusqu’au milieu du XXe siècle, tous, si éclairés fussent-ils, croyaient en la supériorité du mode de vie occidental. Ils ne doutaient pas, pour paraphraser David Livingstone, le missionnaire devenu explorateur, qu’il existât une convergence fondamentale entre le christianisme, le commerce et la civilisation. À la différence des chefs tribaux, qui n’entendaient ouvrir leurs portes aux missionnaires que ci ceux-ci leur procuraient des bénéfices matériels ou diplomatiques, les gouvernements coloniaux garantissaient aux représentants des Églises la paix, la sécurité, le droit de communiquer, de circuler et de prêcher librement. Rares furent les missionnaires qui, à l’instar de John William Colenso, l’évêque anglican du Natal, ou de Joseph Schmidlin, un pionnier de la missiologie au Cameroun, surent s’élever contre les abus du régime colonial. Et, plus tard, la plupart des sociétés missionnaires s’abstinrent de soutenir le mouvement d’émancipation.

L’historiographie missionnaire traditionnelle donne une vue faussée de l’histoire du christianisme en Afrique en soulignant d’une manière disproportionnée le rôle joué par les missionnaires européens et nord-américains. Les agents pastoraux indigènes ont rempli une fonction non moins importante dans le mouvement missionnaire et dans l’enracinement local du christianisme. Les cas ne sont pas rares où l’évangélisation précéda l’arrivée des Européens, comme au Mozambique, où des travailleurs migrants ayant découvert le christianisme au Transvaal fondèrent une mission presbytérienne pendant les années 1880. Du côté catholique, malgré les efforts de pionniers tels que Mgr Aloïs Kobès au Sénégal ou le cardinal Lavigerie en Afrique centrale, peu de prêtres indigènes furent ordonnés avant le début du XXe siècle. L’impulsion vint de Rome, avec les encycliques missionnaires Maximum illud de Benoît XV (1919), Rerum ecclesiae de Pie XI (1926) et Fidei donum de Pie XII (1957). Sur place, les missionnaires blancs invoquaient les prétextes les plus divers pour reculer l’échéance. Il fallut attendre 1939 pour qu’un Africain – Joseph Kiwanuka, un prêtre de Massaka, en Ouganda – soit ordonné évêque. Les Églises protestantes hésitèrent moins longtemps à ordonner des prêtres et pasteurs indigènes. Samuel Crowther, un Yoruba qui avait travaillé pour la Church Missionary Society, fut consacré évêque de l’Église d’Angleterre dès 1864 pour le diocèse du Niger. L’expérience échoua cependant en raison du faible soutien accordé à l’évêque par son Église et la taille beaucoup trop grande du diocèse. Mais d’autres essais furent tentés. Selon le World Christian Handbook, le nombre de ministres ordonnés en Afrique subsaharienne passa de 1 200 en 1900 à 4 208 en 1957. Durant la même période, le nombre d’agents pastoraux non ordonnés, catéchistes, ministres laïcs et professeurs de religion, augmenta en revanche de 6 000 à 82 433. Depuis, le mouvement d’indigénisation du clergé n’a cessé de s’accélérer. Les missionnaires européens et nord-américains sont de moins en moins nombreux. À l’exception de l’Église catholique, qui continue de dépendre des anciennes métropoles, quoique de manière moins forte, pour son personnel et son financement, la plupart des Églises sont devenues complètement indigènes.

PHILIPPE DENIS

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