Histoire du christianisme

IV. Horizons nouveaux de sensibilité

Bach
La musique sans frontières

« La musique est un don de Dieu », affirmait Luther, après son maître saint Augustin. Elle exorcise le mal et met l’homme en relation immédiate avec le surnaturel, à la fois physique et métaphysique. Et « celui qui chante prie doublement », avec les mots, mais aussi par le pouvoir des sons. C’est pourquoi il fallait au réformateur placer la musique, avec la parole, au cœur de la liturgie nouvelle qu’il instituait. La musique que tous pratiquent désormais, chantant d’une seule voix ces cantiques simples et émouvants que l’on connaît avant même de savoir parler, et dont les textes, souvent dus à des poètes de premier plan, déclinent tous les articles de la foi, ainsi que les heures d’une vie chrétienne bien réglée. À l’église, bien sûr, à la maison, réplique de la paroisse, chaque jour, matin et soir, et encore à l’école, et même dans la rue, puisque les cités entretiennent un corps de musiciens municipaux pour jouer du haut de l’hôtel de ville, en guise d’angélus, des chorals harmonisés. Dans les quatre églises de Leipzig, la messe dominicale dure quelque quatre heures et les vêpres, l’après-midi, trois heures. Tout ce temps est doublement occupé par la prédication et par la musique. En même temps que thérapie soignant les vicissitudes du quotidien, le chant collectif soude la communauté, il la met en état de réceptivité intérieure à l’égard de l’enseignement spirituel qui lui sera dispensé de longues heures durant.

À Leipzig, Bach occupe de multiples fonctions. Cantor à l’école Saint-Thomas, c’est-à-dire professeur de musique également chargé de l’instruction religieuse, enseignant, donc, il est aussi le maître de la musique des églises, et surtout director musices, responsable de toutes les activités et célébrations musicales de la ville. Un musicien dans la cité – une cité unanimement religieuse, en ce temps où, selon Jean Delumeau, « tout citoyen est sociologiquement chrétien ». Il n’y a pas plus de séparation entre le civil et le religieux que de différences de style entre musique pour l’église ou musique pour la ville. Si les Leipzigois aiment la fête, s’ils ne manquent aucune occasion de se réjouir de la visite des souverains, d’un mariage ou de l’anniversaire d’une personnalité, c’est toujours en musique ; et c’est bien au directeur de la musique que l’on confie la charge de composer et de diriger, celui-là même que l’on entend le dimanche dans les églises. Quant à l’élection du conseil municipal, elle se déroule dans le sanctuaire, suivie d’une cantate d’action de grâces.

Les cantates dominicales sont alors considérées comme un double de la prédication en chaire. On en distribue le texte aux fidèles, pour s’assurer de leur parfaite compréhension des textes. Plus concises, elles traitent les mêmes thèmes, en concertation avec les autorités religieuses, dans l’efficacité accrue que leur confèrent les pouvoirs de la musique. Les cantates, mais aussi les œuvres pour orgue. Du haut de la tribune, l’organiste prêche comme le pasteur du haut de la chaire. Comme lui entre ciel et terre, le musicien parle, en médiateur, de Dieu aux hommes, et élève vers Dieu la parole chantée des fidèles. Qui sait, même, quand il s’agit de Bach, s’il ne le fait pas mieux que le pasteur, quand on connaît l’étendue des connaissances théologiques du musicien doublant l’immensité de son génie !

Dans son œuvre, Bach se montre toujours et partout préoccupé à tenir un discours en musique, qualité qui lui était déjà reconnue de son temps, où l’on parlait de lui comme d’un très grand orateur. En ce siècle de la rhétorique, comme ses contemporains et sans doute davantage, il ne cesse de s’adresser à ses auditeurs pour commenter la Parole. Son discours musical, il le modèle et l’articule selon les règles précises de l’art oratoire, dûment codifiées alors. Rhétorique pour organiser les formes, pour éveiller et gouverner les affects des auditeurs, et surtout pour tenir un langage intelligible par un faisceau de figures allant du simple motif rythmique ou mélodique à la structure d’ensemble de ses grandes œuvres, voire de ses recueils dans leur globalité.

Dans son expression sonore également, Bach fait appel à un considérable ensemble de moyens, mis en œuvre avec une science et une précision admirables, au su d’un code symbolique alors connu de tous. Il n’est pas d’instrument, de voix, de tonalité, de mouvement qui ne possède sa connotation spirituelle, dont le musicien travaille et croise les éléments de signification. En outre, telle citation de choral entraîne avec elle les paroles d’un cantique, et opère donc à un niveau supplémentaire d’exégèse.

Si intense que puisse être le plaisir esthétique ressenti à l’écoute de ces chefs-d’œuvre, on n’en saurait donc, comme les auditeurs d’alors, percevoir la signification réelle qu’en parfaite connaissance des textes qu’ils véhiculent et exaltent, ainsi que de l’ensemble de ces signes auditifs jadis familiers qui les incarnent et les commentent. Indépendamment de toute adhésion religieuse personnelle, il n’est possible d’appréhender la pensée musicale de Bach dans sa plénitude qu’à la lumière de la culture et de la spiritualité qui la sous-tendent et l’animent

Mais, à y bien écouter, nombre d’œuvres « profanes » témoignent elles aussi d’une vision spirituelle du monde – les Variations Goldberg, par exemple –, et même du mystère de la Rédemption sur la Croix. Ainsi des canons énigmatiques que le compositeur adresse en Offrande musicale à un roi de Prusse parfaitement athée, Frédéric II. Dans sa superposition à lui-même par mouvement rétrograde, comme lu simultanément dans un miroir, le motif du premier canon, déjà, trace le signe sonore de la croix, ce chi grec devenu la figure rhétorique du chiasme[*], à la fois nom du Christ et image de la croix, figure à laquelle le musicien a si souvent recours.

[*] Figure de style consistant à inverser l’ordre des thèmes dans les parties symétriques de deux membres de phrase de manière à former un parallèle ou une antithèse (Trésor de la langue française).

Au long de sa vie, Bach a rassemblé un savoir encyclopédique. Il connaît toutes les musiques de son temps, il a étudié et assimilé toutes celles du passé. Faisant son miel de cette culture européenne, il a forgé un langage syncrétique qui n’appartient qu’à lui, immédiatement reconnaissable, et dans lequel la pensée musicale de l’Occident chrétien trouve son expression la plus achevée. La postérité ne cesse de se réclamer de lui, jusqu’à nos jours, et, avec lui, de son idéal de spiritualité de l’œuvre d’art. « Source primordiale de toute musique » selon Beethoven, il est le créateur universel qui transmet aux générations suivantes l’essence même de l’art musical, don de Dieu.

À la fois discours et méthode, sa musique contient sa propre théorie et sa vision du monde. De quelques décennies le cadet Leipzigois Leibniz, Bach paraît mettre en œuvre la pensée du philosophe, affirmant que « c’est par le calcul et l’exercice de sa pensée que Dieu a créé le monde ». Créé à l’image de Dieu, c’est par le calcul et l’exercice de sa pensée que Bach crée à son tour un monde sonore, monde qui nous parle de la divine création.

Sa toute dernière œuvre achevée est la Messe en si mineur, fruit d’un bien étrange travail, compilation de divers morceaux écrits antérieurement, certains vieux de trente-cinq ans, que le musicien unifie et qu’il complète de trois nouveaux qui lui manquaient. Pierre angulaire au cœur de l’œuvre, le Credo est construit en trois fois trois morceaux constituant une grande arche, au sommet de laquelle se trouve le bouleversant Crucifixus, clé de voûte de l’immense édifice. Pourquoi cette messe ? Pourquoi pas en allemand ? Et pourquoi de proportions la rendant impropre à tout usage à l’église ? Messe absolue, Missa tota, au-dessus des liturgies et des familles du christianisme. Bach, confesseur de la foi.

Fondamentalement polysémique, le discours sonore de Bach ne cesse de proposer une lecture du monde et de la place qu’y tient l’homme, dans une vision cohérente et ordonnée de nature spirituelle, sous le signe de la sérénité et de l’élan vital. Non pas en musique, mais par la musique.

GILLES CANTAGREL

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