Histoire du christianisme

Naissance de la critique biblique
(XVIe et XVIIe siècles)

Le terme de « critique », au sens de « juge des livres » ou d’« art de juger les livres », est introduit en français, sur le modèle du grec, à la fin du XVIe siècle, par le grand érudit Juste-Joseph Scaliger. Dans la révolution scientifique des temps modernes, la philologie fait souvent pâle figure à côté de la physique, de l’astronomie, de la biologie. Pourtant, l’irruption des méthodes philologiques dans la culture occidentale pourrait expliquer, à elle seule, l’entrée de la critique dans le champ de l’exégèse biblique. Mais il y faut joindre la pression des sciences de la nature et le tumulte des débats théologico-politiques cherchant des modèles bibliques. Philologie, science, politique : autant de champs à explorer pour comprendre le changement du regard sur la Bible dans le monde occidental aux XVIe et XVIIe siècles.

Philologie, critique et controverse

Le mouvement dit « humaniste », parce qu’il promeut les studia humaniora enseignées dans l’université médiévale, part d’abord à la recherche du meilleur texte, celui qui sera digne de l’impression, et, dans ce but, il instruit un constant procès de corruption à l’égard de la transmission manuscrite. Le texte, en lui-même, par ses anachronismes, ses pièces et ses coutures, porte la trace d’une histoire et l’érudit doit accomplir un chemin qui conduit du texte à cette histoire. Mais, pour comprendre un texte, le même érudit doit aussi effectuer le chemin inverse : de l’histoire au texte, car tout texte du passé dépayse le lecteur et le commentaire doit réduire cette étrangeté en accumulant des notations philologiques et historiques lui permettant de franchir le fossé du temps. L’application à la Bible de ce double mouvement commence entre la fin du XVe siècle et le milieu du XVIe siècle. En même temps, des traductions en langue vulgaire sont menées sur les originaux, à l’usage de tous les fidèles sachant lire, y compris les femmes. Lefèvre d’Étaples édite à Louvain en 1530 sa traduction de la Bible en français, effectuée sur la Vulgate, avec des corrections prises au texte grec pour le Nouveau Testament. Cette version sera utilisée par les traductions ultérieures : d’une part, la Bible « protestante » d’Olivetan (1535), origine des Bibles de Genève ; d’autre part, les Bibles catholiques dites de Louvain, expurgées de toute infiltration luthérienne. En effet, la séparation en deux Églises de la vieille chrétienté médiévale est passée par là. Quelles sont, pour la Bible, les conséquences de cette déchirure ?

Le signe décisif de la fracture est l’élaboration à la quatrième session du concile de Trente (avril 1546) d’un décret qui marque l’écart avec les pratiques bibliques des protestants. Retenons seulement un point : même les textes bibliques doivent être interprétés selon le sens que leur donne et leur a toujours donné la tradition de l’Église ; or, pour les protestants, cette règle favorise les constructions allégoriques et les gloses au détriment du sens authentique du texte. L’application des directives tridentines par les exégètes catholiques et la constitution, chez les protestants, de pratiques opposées engendrent une double direction de l’exégèse qui ne recoupe pas le dualisme confessionnel. D’un côté, les controversistes très impliqués dans les polémiques doctrinales tentent de justifier leurs choix par les versets de l’Écriture dûment sélectionnés ou arbitrairement expliqués. Cette pratique génère une forme de commentaire hyperthéologique contre laquelle s’élèvent les exégètes à la sensibilité philologique et historique aiguisée. Les plus notables d’entre eux sont, pour les protestants, Hugo de Groot (Grotius) et, pour les catholiques, Richard Simon. L’un et l’autre s’insurgent contre une certaine manipulation des textes par les théologiens et privilégient systématiquement le sens littéral. Ils sont marginaux par rapport à l’exégèse des professeurs : ceux-ci, dans leurs cours, retiennent toutefois qu’en matière de controverses, le sens littéral faisant seul autorité, le « sens théologique » (qui demeure capital) ne peut s’établir qu’après une soigneuse élaboration du sens littéral par la grammaire, le lexique et l’histoire. Dans cette entreprise, la Grande-Bretagne se place au premier rang par la publication d’une Bible polyglotte (la Bible de Walton, 1654-1658) et d’une anthologie de commentaires littéraux en neuf volumes (les Critici sacri, 1660).

Tous ces efforts convergent vers une prise de distance par rapport aux temps bibliques. Loin d’être le réceptacle d’une Parole divine située dans une éternité immobile, les textes sacrés apparaissent de plus en plus comme marqués par le temps de leur rédaction. Ainsi, l’attribution inexacte de livres sacrés à des auteurs prestigieux comme Moïse, Isaïe, Daniel appartient à la mentalité d’un temps qui n’est plus le nôtre, où un tel procédé serait taxé de fausseté. Contre toute la tradition juive et chrétienne, on en vient à considérer que Moïse pourrait bien ne pas être l’unique auteur du Pentateuque (ce que soutiennent Hobbes, Simon, Spinoza). Cette conviction ne naît pas d’informations sur l’histoire littéraire des documents, mais d’un raisonnement sur les textes. Ainsi l’application à la Bible de méthodes philologiques est-elle l’occasion d’affirmer l’existence d’une nouvelle autorité sur l’interprétation des textes sacrés : celle de la raison.

La Bible et la science

Cette mise à distance des temps bibliques provient aussi des difficultés que présente la cosmologie biblique. Pour elle, la Terre est un corps immobile, situé au centre du monde et autour duquel tournent le Soleil et les planètes. Les étoiles, elles, sont fixes, mais c’est le firmament tout entier qui tourne sans cesse. Mis en cause pour avoir soutenu l’hypothèse héliocentrique de Copernic, Galilée se défend, dans sa célèbre lettre à la grande-duchesse de Toscane, Christine de Lorraine (1615), en invoquant l’autorité de saint Augustin et celle de saint Thomas. Ces deux grands docteurs de l’Occident assurent que, si une description cosmologique contenue dans la Bible se trouve contredite par les savants, il faut l’interpréter comme une expression familière, usant du langage des apparences, ou comme une opinion du temps passé. C’est ce dernier point que le mouvement de l’exégèse va pousser en avant. Ainsi une dissertation exégétique de 1714, due au sage dom Calmet, démontre-t-elle que la cosmologie biblique est la cosmologie populaire du monde antique. D’autres esprits, plus hardis militant contre les procès de sorcellerie, chercheront à prouver que l’omniprésence du diable dans le Nouveau Testament et les nombreux exorcismes pratiqués par Jésus proviennent des convictions d’une époque ignorant l’existence de maladies nerveuses. La prise de distance par rapport aux temps bibliques est évidente, et elle s’appuie sur l’autorité de la raison, en comparant cette fois le texte biblique à ceux de la littérature antique.

Bible et politique

Les temps modernes enregistrent deux révolutions dont les courants se heurtent violemment : une révolution religieuse, celle de la Réforme, qui revendique le choix de la conscience contre l’autorité absolue du souverain en matière spirituelle ; une révolution juridique, celle qui substitue l’État unique et souverain à la multiplicité des territoires et des juridictions féodales. S’imposent d’un côté, le devoir d’obéir à la conscience, quoi qu’il en coûte ; de l’autre, la maxime que la souveraineté ne se partage pas. Des deux côtés, un recours à l’Ancien Testament s’opère. Ou bien les partisans du droit de la conscience font valoir les cas où les prophètes ont organisé la résistance aux entreprises d’un roi idolâtre ; ou bien les partisans de la souveraineté absolue observent que le peuple d’Israël ignorait la dualité des pouvoirs : pouvoir spirituel, pouvoir temporel, c’était un tout. D’autres juristes ou théologiens cherchent à sortir de ce dilemme en faisant remarquer que le chrétien n’est plus lié par les lois de l’Ancien Testament. Ils diront donc que, le royaume du Christ n’étant pas « de ce monde », le recours à la violence pour l’établir est périmé ; et ils ajouteront que la souveraineté des rois ne peut s’exercer que sur l’ordre extérieur de la religion, pas sur les consciences (ainsi, le Nouveau Testament recommande aux fidèles l’obéissance aux empereurs romains, sauf si ceux-ci prescrivent des actes immoraux ou idolâtriques). Par ces réflexions sur les modèles politiques qu’elle prescrit ou qu’elle défend, la Bible est reléguée dans un passé révolu. Au minimum, les mentalités chrétiennes s’éloignent des leçons de l’Ancien Testament, au nom des droits de la conscience et de la raison.

Vers les lumières

À la fin du XVIIe siècle, le terme de « critique » se répand à grande vitesse : toute histoire doit être critique. Mais, pour l’histoire biblique, la pauvreté des ressources philologiques et archéologiques entrave la marche. Au lieu d’oser des commentaires, le plus grand nombre des exégètes se livre à des « introductions à la Bible », qui décrivent un programme sans le réaliser. La critique biblique se fait alors plus corrosive, surtout dans l’aire des Lumières françaises. Dans l’Allemagne piétiste, l’opposition à la scolastique luthérienne produit un retour à la Bible dans lequel la conviction spirituelle n’éteint pas l’ardeur philologique mais, au contraire, la stimule. Par cette ouverture, l’Allemagne protestante est appelée à devenir le sanctuaire des études bibliques.

FRANÇOIS LAPLANCHE

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