Histoire du christianisme

I. L’évolution de l’exégèse biblique et des formes de la piété

La Bible et l’histoire des religions (XIXe-XXe siècle)

Au XVIIe siècle, les « modernes », opposés aux « anciens », ne trouvaient pas leurs racines dans le passé, mais estimaient avoir fait un saut dans un monde nouveau, éclairé par les lumières de la raison. Néanmoins, dès les XVIIIe siècle, se dessine une réaction contre ce dédain à l’égard de l’héritage. L’humanité ne serait-elle pas, à l’image de l’individu, passée par des étapes, dont la description offrirait une « histoire de l’esprit humain » ? Et, en un certain sens, l’étape la plus primitive ne serait-elle pas la plus prometteuse, la plus fraiche et la plus féconde ? Dans cet engouement romantique pour l’origine se détache le jugement de Schelling sur le mythe. Loin d’être une ruse mensongère forgée par l’alliance des despotes et des prêtres, le mythe est un creuset d’humanité. Loin que la langue, la société, la religion soient des inventions de l’homme, c’est en elles et par elles que l’homme s’invente lui-même. Ce retour à la tradition, réjouissant pour les fidèles du christianisme, comporte pour eux une nouvelle exigence, celle d’accepter que la Parole divine soit toujours en même temps une parole humaine, comme telle soumise aux aléas de l’histoire : « S’il n’y a pas eu d’histoire sans religion, il n’y a pas eu non plus de religion qui ne fût assujettie à toutes les lois générales de l’histoire » (Littré). Récupérée par la culture, introduite dans la « légende des siècles », la vieille histoire sainte va aussi se trouver dépecée par le scalpel des historiens.

L’un après l’autre, les livres de l’Ancien et du Nouveau Testament sont interrogés dans les moindres détails. Méritent-ils la confiance de l’historien ? Et d’abord, ont-ils été composés par les auteurs que leur attribue la tradition ? Évidemment non. Le Pentateuque est une compilation postérieure à l’exil de Babylone, qui recueille quatre documents dont la rédaction s’échelonne de l’époque royale (Salomon) jusqu’au retour de l’exil. Les Évangiles ne sont pas l’œuvre de témoins directs : ce sont des collections de traditions sur Jésus, interprétées différemment selon les vues du rédacteur final. Dès la première moitié du XIXe siècle naît l’hypothèse que Marc pourrait être la source des deux autres synoptiques, complétée par un recueil de discours. Cette hypothèse se fortifiera à la fin du siècle et est encore acceptée actuellement. Composés à une date éloignée des événements qu’ils rapportent, les récits bibliques en viennent alors à perdre leur caractère de témoignage historique. Ils renvoient plutôt à la foi de la communauté d’où ils sont issus et traitent des problèmes religieux qui se posaient alors à elle, en portant les solutions au compte du héros/fondateur : Moïse ou Jésus. Dans la Vie de Jésus (1835-1836), David Friedrich Strauss tente de démontrer que le récit évangélique est conçu uniquement en fonction des croyances juives : il s’agit d’un récit « bricolé », destiné à démontrer que Jésus de Nazareth était bien le Messie attendu. Ce livre génère de nombreuses réfutations et coûte à l’auteur son poste de répétiteur à Tübingen. Pour l’Ancien Testament, la révolution opérée consiste à soutenir que les vrais fondateurs de la religion d’Israël sont les prophètes du VIIIe siècle av. J.-C. Ce sont eux les inventeurs d’une Loi (la Torah) dont on ne trouve aucune trace avant eux (œuvre majeure de Julius Wellhausen : Prolegomena zur Geschichte Israels, 1883). Toutes ces œuvres du protestantisme allemand sont répandues en France grâce aux travaux du savant alsacien Édouard Reuss et au charme de la plume de Renan : bon connaisseur de la science germanique, il en vulgarise tranquillement les conclusions (Vie de Jésus, 1863 ; Histoire du peuple d’Israël).

Cette percée de la science historique dans le champ de la Bible trouve des échos au sein du judaïsme allemand, qui va s’intéresser à sa propre histoire. L’effort des savants juifs, qui cherchent l’assimilation au milieu des peuples chrétiens, les pousse à s’intéresser à la figure de Jésus et à le ranger parmi les sages d’Israël. Mais l’accent mis sur la judaïté de Jésus n’arrange personne parmi les chrétiens. Les tenants de la définition théologique de Jésus par la christologie conciliaire du IVe siècle le trouvent bien diminué par cette lecture juive de son histoire. Ce sont ou les catholiques, ou les protestants dits « orthodoxes » (en France, « évangéliques »). En face d’eux se regroupent les protestants dits « libéraux », qui acceptent l’application de l’histoire de la Bible. Ceux-ci considèrent que la judaïté de Jésus constitue une concession aux auditeurs de son message et qu’elle est seulement l’habit sous lequel se cache « la religion de Jésus » (c’est-à-dire sa conscience religieuse). Le message de Jésus n’est que la révélation du Père céleste, infiniment aimant et miséricordieux, et telle est l’essence du christianisme, dégagée de toute dimension empruntée à l’eschatologie juive. Ce message du protestantisme libéral a retenti puissamment en Europe ; il est porté en France par les voix d’Auguste Sabatier, de Maurice Goguel. Puis cette description de la religion de Jésus vient à paraître arbitraire. Car de sa vie et de ses actes, objecte Rudolf Bultmann, nous ne connaissons pas grand-chose (Geschichte et synoptishen Tradition, 1921). Quant à son message, il est clair. Il annonce l’interpellation absolue de Dieu, mettant l’homme dans l’obligation de se décider en hâte pour le Royaume, toujours offert et jamais possédé. Et même si les disciples de Bultmann ont cherché à être plus fermes que le maître quant à la manifestation historique de Jésus, ils demeurent vigilants vis-à-vis de toute tentative pour voir dans l’Église une grandeur de ce monde (ce qui, pour eux, est la pente du catholicisme) et leur exégèse du Nouveau Testament porte constamment la trace de cette préoccupation.

Le mouvement de l’exégèse protestante aux XIXe et XXe siècles est si vif que l’exégèse catholique peine à suivre le train. Elle revient de loin et son archaïsme, dans les années 1840, a pour jamais éloigné le jeune Renan du catholicisme. Elle a commencé par céder sur l’exactitude et la précision de la chronologie biblique, après les trouvailles de Boucher de Perthes dans ses grottes. En général, l’exégèse et la théologie catholiques ont été plus rapidement accessibles aux résultats des sciences naturelles qu’elles n’ont cédé aux assauts de l’historien, par crainte d’une nouvelle « affaire Galilée ». En revanche, les propositions condamnées d’Alfred Loisy (décret Lamentabili sane exitu et encyclique Pascendi, 1907), les vexations subies par le dominicain Marie-Joseph Lagrange et les obstacles apportés au succès de sa grande œuvre, la fondation de l’École biblique de Jérusalem, visaient directement des conclusions de la science historique. Loisy accepta le combat et fut excommunié ; Lagrange se soumit, mais demeura suspect jusqu’à sa mort. Le mécontentement des exégètes catholiques devait aboutir en 1943 à la publication par le pape Pie XII de l’encyclique Divino afflante spiritu, qui leur permit de travailler plus librement. L’enseignement de ce texte fut complété par celui de la Constitution Dei Verbum, votée par le concile Vatican II. Elle cherche à obtenir un certain équilibre entre l’affirmation de l’historicité des Évangiles et la reconnaissance du travail de la tradition (et des ultimes rédacteurs) sur les récits. À la fin du XXe siècle, les exégètes catholiques ont rallié le gros de la troupe des « biblical scholars ».

Le mouvement de la science biblique au cours de la période envisagée ici est loin de s’écouler comme un « long fleuve tranquille ». Il a été ponctué d’arrêts et de reprises. Il n’a pas seulement généré des disputes entre savants, mais il a provoqué de vifs débats dans l’opinion publique, notamment en Grande-Bretagne et aux États-Unis. En France, la neutralité imposée aux sciences religieuses dans l’institution universitaire a souvent durci les conflits et ce que les exégètes ont gagné en reconnaissance auprès de leurs collègues a été interprété dans les milieux traditionalistes comme une lâche concession au siècle.

Vers la fin du XXe siècle, sous la poussée de la culture américaine, l’intérêt des exégètes glisse de la valeur historique de la Bible à sa clôture canonique et à ses qualités littéraires. Quels effets historiques ont été produits par la fermeture du canon biblique, avec son double « Testament », rejetant hors de ce canon les livres déclarés apocryphes ? Comment la révélation divine est-elle perceptible à travers les différents genres littéraires de la Bible (récits, poèmes, proverbes, lois) ? Ces orientations nouvelles ne signifient pas l’extinction de tout intérêt pour l’histoire : celle d’Israël continue d’être minutieusement inspectée par les archéologues aussi bien que par les historiens et le noyau historique, pour la période anté-exilique, se contracte de plus en plus. L’histoire des origines chrétiennes devient davantage tributaire des recherches sur le judaïsme essénien ou pharisien et l’importance de la source Q (les discours de Jésus rapportés en commun par Matthieu et Luc) est renforcée par sa place prépondérante dans l’Évangile apocryphe de Thomas. Désormais, la Bible ne cherche plus sa place dans la culture en usant du raisonnement apologétique qui l’établissait en lieu unique de la « vraie religion ». Elle dit sa singularité à travers la force de son expression poétique ou de son inspiration religieuse : inspirée, dans la mesure où elle est librement perçue comme inspirante.

FRANÇOIS LAPLANCHE

chapitre précédent retour à la page d'index chapitre suivant