Histoire du christianisme

Thérèse de l’Enfant-Jésus (1872-1897)

Thérèse Martin, en religion Thérèse de l’Enfant-Jésus et de la Sainte Face, est plus communément appelée Thérèse de Lisieux. Les papes n’ont pas été en reste pour la qualifier : la « plus grande sainte des temps modernes » (Pie X), la « fleur de mon pontificat » (Pie XI). Et ils ont employé les moyens nécessaires pour faire reconnaître sa sainteté. Morte en 1897, elle est canonisée en 1925. Deux ans plus tard, elle est proclamée patronne des missions. Un seul faux pas : Pie XI n’apprécie pas l’idée du père Desbucquois (1932) de la proclamer, elle une femme, docteur de l’Église. Pie XII en fait en 1944 une patronne pour la France en guerre. En 1947, ses reliques entament un premier tour de France. Un demi-siècle plus tard, en 1997, à l’occasion des Journées mondiales de la jeunesse, Thérèse est placée parmi les docteurs de l’Église, troisième femme à jouir de cet honneur, mais seule « docteur » des derniers temps. Et, depuis quelques années, ses reliques font un triomphal tour du monde. La hiérarchie n’a toutefois pas créé Thérèse ; elle s’est contentée de canaliser l’émergence de cette nouvelle figure de sainteté dont la doctrine (la « petite voie ») était accessible à travers des textes réécrits et mis en forme (Histoire d’une âme, 1898) et dont les abondants miracles rassemblés par le Carmel (Pluies de roses) montraient la puissance d’intervention auprès de Dieu.

Les raisons d’un tel succès ? D’abord, la figure de Thérèse témoigne de la richesse spirituelle du Carmel français. Jamais les carmélites n’ont été aussi nombreuses, avec plus de 140 couvents ; jamais elles n’ont autant rayonné à l’extérieur, de la Palestine à l’Indochine. Dans le même temps, elles ont abandonné, non sans difficulté, la tradition asséchée de l’école française de spiritualité pour accorder plus d’importance à la grande mystique espagnole : Thérèse, lectrice de Jean de la Croix, est un témoin privilégié de ce « retour aux sources ». Thérèse et, dans son sillage immédiat, Élisabeth de la Trinité, ou l’arbre carmélitain jugé à ses fruits.

Autre contexte, plus conjoncturel, le renversement qui s’opère en France à partir des années 1880 : essoufflement des congrégations actives et regain d’intérêt pour la voie contemplative, mouvement de conversion dans les milieux littéraires et intellectuels, renouvellement enfin des écrits spirituels. Thérèse, elle aussi convertie, dira-t-elle dans son autobiographie, s’inscrit parfaitement dans cette conjoncture. L’Histoire d’une âme inaugure un nouveau type d’ouvrage de spiritualité, plus moderne dans son écriture, plus christocentré. Le succès de Thérèse coïncide enfin avec la crise moderniste : Rome favorise, contre une intelligence suspecte et condamnée, la révélation de l’intime, la voie du cœur, le recours à la communion fréquente, voire quotidienne. La jeune carmélite est aussi à ce rendez-vous.

Thérèse existe cependant d’abord par elle-même. Singulière, mais non seule : on a souligné le poids d’un lourd contexte familial qui, jusqu’à sa mort, la marquera, la fragilisera. Les images sont en tout cas connues : Thérèse en famille, à Alençon, avec sa mère ; Thérèse aux Buissonnets avec son père et ses sœurs ; Thérèse au Carmel, avec ses trois sœurs et sa cousine. Il faudrait ajouter la gloire de Thérèse grâce à ses aînées, mère Agnès (sa sœur Pauline) avant tout. Thérèse est la dernière de neuf enfants, dont cinq filles qui vivront. Sa mère s’épuise dans les maternités et dans la direction d’une grosse entreprise de dentelle d’Alençon : elle meurt d’un cancer du sein alors que la cadette des Martin a quatre ans. Perte immédiate. La famille passe sous la protection de l’oncle Guérin, pharmacien à Lisieux, parce que le père Martin, homme âgé, aimable et pieux, ne saurait élever seul ses cinq filles. Lisieux est un havre de paix pour Thérèse jusqu’à ce que Pauline, sa « petite mère », la deuxième de la fratrie, choisisse d’entrer au Carmel : rupture insupportable pour cette enfant de dix ans, qui se traduit par une maladie étrange, guérie après une neuvaine à Notre-Dame des Victoires. Quatre ans plus tard, Marie, l’aînée, rejoint Pauline au Carmel.

À quatorze ans, à la Noël 1886, Thérèse connaît une soudaine sortie de l’enfance, une brusque maturation spirituelle, rupture à propos de laquelle elle parlera de conversion. Jésus, elle en a la certitude à l’été 1887, la veut au Carmel pour la Noël suivante. Elle mobilise son père pour faire le siège de l’évêque et, devant la prudence de ce dernier, elle profite de l’audience qu’elle a avec les pèlerins du diocèse de Bayeux à Rome pour s’ouvrir à Léon XIII. Sans succès. Les autorités diocésaines céderont pourtant : elle entre à quinze ans au Carmel de Lisieux où elle entraînera, six ans plus tard, Céline, sa sœur la plus proche, où elle fera venir encore sa cousine, la scrupuleuse Marie, l’une des deux filles de l’oncle Guérin.

Au Carmel, le noviciat est difficile. Elle se confie, à raison d’une lettre par mois, à un lointain directeur spirituel, le père Pichon, qui écrit peu mais la soutient dans l’épreuve qui l’accable. En effet, son père, souffrant, est enfermé dans l’asile d’aliénés de Caen, et beaucoup chuchotent, y compris au couvent, que sa raison n’a pas survécu au départ de sa fille préférée. Elle-même quête la paix dans la dévotion à la Sainte Face de Jésus. Puis, en raison de sa jeunesse, sa prise de voile, sa profession sont retardées. Au terme des trois ans canoniques de noviciat, elle qui, de toute manière, ne peut avoir voix au chapitre décide de rester avec les novices dont elle sera l’accompagnatrice privilégiée. Elle reçoit aussi les confidences de la vieille fondatrice de Lisieux, qui l’apaise. Elle découvre surtout Jean de la Croix à dix-sept ans : sa lecture s’épanouit et la fait entrer dans le temps béni des fiançailles avec le bien-aimé du Cantique, avec Jésus aimé, aimant.

Après cette longue formation, deux tournants décisifs marquent sa courte vie. D’abord ce coup de pouce du destin, ce clin d’œil du Ciel : en 1984 – elle a vingt et un ans –, sa sœur Pauline – mère Agnès – est élue prieure. Thérèse devient écrivain pour la communauté : elle trousse d’alertes récréations pieuses, petites pièces jouées pour les fêtes du Carmel par elle et ses novices ; elle écrit aussi des poésies pour stimuler les novices et pour conforter la piété de sœurs qui lui en font la demande. Survient 1895, l’année bénie. Son père est mort l’année précédente, sa sœur Céline arrive au Carmel avec ses provisions de textes de l’Ancien Testament sur lesquelles elle se jette comme une affamée. Mère Agnès, qui a aimé en janvier sa Jeanne d’Arc, jouée pour sa fête, lui commande, pour l’année suivante, ses souvenirs d’Alençon, période qu’elle n’a pas connue, étant au couvent du Mans. Thérèse se sent autorisée, à vingt-deux ans, à écrire son autobiographie (manuscrit A). Au milieu même de sa rédaction, en juin 1895, survient une révélation décisive, celle de la miséricorde divine, à laquelle elle se voue. L’écriture de son autobiographie en est bouleversée : la lumière de cette révélation éclaire d’un jour nouveau les mois décisifs vécus à Lisieux avant son entrée au Carmel ; elle couche alors sur le papier avec allégresse et vivacité les passages les plus connus, la conversion de Noël, les mois de grâce avant le Carmel, le pèlerinage à Rome, la découverte de la force de la prière quand Dieu, à sa demande, convertit son « premier enfant », touché sur l’échafaud par la grâce.

Le second événement, dramatique, est la révélation de sa mort précoce. Au matin du vendredi saint 1896, elle découvre quelques taches de sang à la tête de son lit, signature indéniable d’une tuberculose qui l’emportera à moins de vingt-cinq ans. Maintenant, la vie de Thérèse se compte en mois. Elle entre, dans le même temps, dans une nuit de la foi : lui est définitivement caché le « beau Ciel » où elle vivait jusqu’alors de plain-pied avec les saints et avec les siens déjà morts. Mais ce drame est tu aux sœurs. Paradoxalement, Thérèse accède à des responsabilités : elle est devenue maîtresse des novices, sans le titre ; elle est mise au contact d’un jeune prêtre en partance pour la Chine, en qui elle découvre ce frère donné par Dieu de toute éternité pour être, à sa place, le prêtre qu’elle ne pouvait être.

Elle produit alors, dans une paisible frénésie d’écriture, les œuvres de sa maturité. D’abord son poème de septembre (le manuscrit B), seul texte mystique, où elle affronte ses désirs insatiables. Puis, durant plusieurs mois, ses superbes lettres à ses deux frères : l’un est parti pour la Chine, l’autre se prépare pour l’Afrique ; l’un est son frère, son égal ; l’autre est son petit frère, l’enfant de son agonie. En juin 1897, elle se confie à sa « mère bien-aimée », sa prieuse Marie Gonzague, dont elle est aussi la confidente : sous forme de lettres quotidiennes (manuscrit C), elle lui découvre sa vie depuis deux ans, ses « tentations contre la foi », elle lui parle de charité, de la manière de partager le quotidien d’une famille d’élection dont on n’a pas choisi les membres. Cruauté et tendresse.

Elle fait ses adieux à ceux des siens qui ne sont pas au Carmel par lettre à la mi-juillet. Elle dit et écrit qu’elle n’a aucune appétence pour la jouissance du Ciel, mais qu’elle « reviendra » pour être avec les siens jusqu’à la fin du monde. Elle meurt le 30 septembre 1897. Pauline arrangera ses mystérieuses paroles, trouvera les formules qu’il faut pour mettre la « petite voix » d’enfance spirituelle à la portée des « petites âmes ». La « petite Thérèse » était née, à l’aube d’un siècle de fer.

CLAUDE LANGLOIS

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