Histoire du christianisme

III. Le Christianisme aux dimensions de la planète

Retour sur l’histoire longue du christianisme oriental à l’époque ottomane (XVe-XIXe siècle)

L’organisation des Églises asservies

La caractéristique principale de l’histoire du christianisme oriental, pour toute cette longue période, est la soumission au pouvoir musulman ; elle détermine tous les aspects de la vie des Églises en Orient. Certes, la presque totalité des territoires chrétiens d’Asie est soumise à l’islam depuis le premier siècle des conquêtes arabo-musulmanes (632-717). Mais, durant cette seconde phase, la domination turque musulmane s’étend également sur les Balkans, au sud du Danube et sur les îles de la Méditerranée orientale. Peu de temps après la chute de Constantinople (1453), il ne reste plus aucun pouvoir chrétien en Orient, excepté la lointaine et nordique Russie orthodoxe. Les chrétiens – et les autres « gens du Livre » non musulmans – vivent désormais sous le statut des dhimmis, des protégés. Un statut connu, certes, depuis le règne des Omeyyades (661-750), mais qui, sous les Ottomans, acquiert une signification beaucoup plus existentielle, puisqu’il n’existe plus de pouvoir politique chrétien auquel les fidèles orientaux pourraient se référer. Par ailleurs, le statut des dhimmis constitue la base sur laquelle sont construits d’une part l’organisation des communautés non musulmanes assujetties, d’autre part les rapports entre le pouvoir politique commun et ses sujets non musulmans ainsi que toute la vie économique et sociale de l’Empire.

Tel qu’il a été établi et appliqué, ce statut découle des privilèges que Mehmet II avait octroyés au premier patriarche de Constantinople, Gennadios II Scholarios (vers 1400-1472), lors de son investiture (4 février 1454). Conformément à la volonté du Conquérant, l’évêque de sa nouvelle capitale devenait le chef de tous les chrétiens de l’Empire (roum millet bachi, chef de la nation des chrétiens, ethnarque) ; ces mêmes privilèges sont accordés par la suite aux chefs religieux des autres communautés monothéistes de l’Empire (juive, arménienne, copte, etc.), à l’exception toutefois des chrétiens catholiques (romains), dont les intérêts auprès de la Sublime Porte seront garantis par les capitulations et défendus par les ambassades des pays chrétiens occidentaux. Le statut de dhimmis laisse certes aux sujets chrétiens du sultan, comme à tous les non-musulmans, une certaine liberté pour organiser leur vie sociale, civile et religieuse, pratiquer leur culte et pourvoir à leur formation intellectuelle et spirituelle. Mais cette liberté est assortie d’un nombre important de restrictions et de contreparties douloureuses : l’impôt de capitation (djizya) et celui sur les revenus annuels (kharadj) ; les corvées pour des travaux d’utilité publique (angariai) ; la « levée [prélèvement] des enfants » ou impôt du sang (devchirmé, pédomazoma) ; la position d’infériorité par rapport aux musulmans devant les tribunaux musulmans ; l’interdiction de construire des églises nouvelles ou bien de réparer celles qui restent à leur disposition après la confiscation et la transformation en mosquées des lieux de culte les plus en vue ; l’interdiction d’extérioriser la foi par des processions, la sonnerie des cloches, les croix et autres signes religieux extérieurs ; l’interdiction absolue de toute opinion désobligeante à l’égard de l’islam et de son prophète, de tout prosélytisme et de la conversion d’un musulman à une autre religion, l’interdiction pour un non-musulman d’épouser une femme musulmane, etc.

Les sujets non musulmans de l’Empire sont ainsi amenés à organiser leur vie sociale, intellectuelle, cultuelle et spirituelle en vase clos, au sein de leurs propres communautés. Seul lieu de réunion autorisé, le lieu du culte devient le centre de la vie de la communauté. À sa tête se trouve son chef religieux, qui est son seul représentant auprès de la Sublime Porte, l’unique responsable de la conduite de ses membres auprès du pouvoir politique ottoman. Dans le cas qui nous intéresse davantage ici, le patriarche de Constantinople, secondé par le Grand Synode et ses divers secrétariats, est chargé de la collecte des impôts pour le compte de sa communauté, du maintien de l’ordre, de l’obéissance et de l’exécution de tout ordre émanent des autorités ottomanes. En contrepartie, le millet bachi a la possibilité d’organiser et de faire vivre sa communauté, les chrétiens orthodoxes de l’Empire, selon le droit canon de l’Église orthodoxe et les us et coutumes de la société byzantine ; de pourvoir à la vie cultuelle et spirituelle et à la formation intellectuelle des fidèles ; de préserver les chrétiens des islamisations massives et de les protéger contre l’arbitraire des autorités turques ; de défendre l’Orthodoxie et les orthodoxes face à la propagande et au prosélytisme exercés par les missionnaires catholiques romains et, plus tard, protestants. L’Église garde donc son organisation en patriarcats, métropolies, archevêchés, évêchés, paroisses, etc., ainsi que celle des fidèles en communes et en corporations de métiers ; mais l’élection par le saint-synode des patriarches, des métropolites et des autres dignitaires ecclésiastiques est soumise à la publication d’un bérat, décret de nomination émanant du sultan. Or, très vite, le bérat devient un instrument terrible aux mains d’une administration ottomane arbitraire, l’enjeu d’enchères coûteuses pour les finances des Églises et pénibles pour leur vie. Pour nous limiter à la seule fonction du patriarche de Constantinople, remarquons qu’au cours de la période 1453-1821 le trône patriarcal a changé cent trente fois environ de titulaire, ce qui donne une moyenne de moins de trois ans pour chaque investiture ; soixante dix-sept patriarches ont occupé le trône œcuménique, ce qui signifie que chacun d’eux en fut chassé au moins une fois. Les patriarches disparus de mort naturelle en exercice sont peu nombreux, la plupart d’entre eux ayant péri en exil ou en prison. Parmi les six patriarches qui connurent une mort violente, les uns furent pendus, les autres étranglés et jetés à la mer.

La concentration extrême de tous les pouvoirs dans la capitale finit par donner aux instances ecclésiastiques de Constantinople une importance qu’elles n’avaient jamais connu à l’époque byzantine. L’instance suprême de l’Église est le Grand Synode, composé de prélats, de clercs, de dignitaires ecclésiastiques et de notables laïcs ; il élit les patriarches et les métropolites des cinq patriarcats, veille sur l’administration centrale et diocésaine, pourvoit à la création et au bon fonctionnement des écoles, se prononce sur la certitude de la foi et des pratiques cultuelles, juge les délits relevant de ses compétences, décrète l’indépendance de telle Église ou l’autocéphalie de telle autre, décide de l’attitude à tenir face à l’Église latine ou aux Églises issues de la Réforme. Il est chargé de la répartition équitable entre les régions et les corps de métiers des impôts dus au sultan ainsi que de leur perception. Quant au patriarche de Constantinople, son œcuménicité n’a jamais été aussi large, aussi importante et aussi déterminante. Ainsi, par exemple, le Grand Synode de Constantinople déclare (1484) non valide l’union des Églises, décidée au concile de Ferrare-Florence (1438-1439) ; il propose l’ouverture des écoles dans chaque diocèse de l’Empire (1593). De son côté, le patriarche de Constantinople Jérémie II hisse l’Église de Russie au rang du patriarcat (1591), répond aux sollicitations des théologiens protestants de Tübingen en définissant les rapports doctrinaux entre l’Orthodoxie et les Églises issues de la Réforme (1573-1581).

Certains patriarches d’Alexandrie, d’Antioche ou de Jérusalem jouèrent assurément un rôle majeur dans l’Église, mais à titre personnel : par leur culture, leur action et la force de leur personnalité. Il en est de même des conciles panorthodoxes réunis à Jassy (1642) et à Jérusalem (1672) pour condamner l’uniatisme qui sévissait plus particulièrement dans ces régions. Le clergé séculier et les moines sont exempts des lourds impôts qui frappent les autres rayas (les sujets non musulmans), jouissent de certains privilèges et sont les seuls autorisés à se déplacer ; mais ils sont tenus de porter, comme signes extérieurs distinctifs et bien visibles, une soutane marron foncé ou noire, une coiffe spéciale, la barbe et la longue chevelure du clergé byzantin.

Les monastères, situés généralement dans les régions montagneuses, à l’écart des centres urbains et des grands axes routiers, servent de refuge ; ils offrent protection et réconfort spirituel à tous les fidèles affligés ou désemparés ; ils deviennent surtout les centres vivants et actifs de la vie cultuelle, spirituelle et intellectuelle de l’Orthodoxie. Les monastères du mont Athos, la Montagne Sainte, sont certes les plus connus ; des couvents importants et très actifs existent cependant dans toutes les régions de l’Empire : dans le monde de culture grecque, mais aussi dans les régions orientales de culture arabe, dans les Balkans de culture slave, au sein des autres communautés chrétiennes, arménienne, nestorienne, copte, maronite, etc. Leur rôle sera immense et salutaire pour le réconfort des fidèles et la sauvegarde de la foi.

Vie spirituelle et conscience d’appartenance à une « nation orthodoxe »

Pendant toute cette longue période d’asservissement, les peuples chrétiens connaissent des conditions de vie matérielle, intellectuelle et morale misérables. Les prêtres et, souvent, les églises faisant défaut, et aussi parce qu’ils s’y sentent plus en sécurité, les fidèles prennent l’habitude de fréquenter les chapelles rupestres et les monastères. Toute fête importante est prétexte à des fuites vers les campagnes dépeuplées et les sites escarpés. La célébration des offices s’y fait plus librement et dans une atmosphère de sécurité et de solidarité plus grandes. La vie religieuse revêt un caractère éminemment liturgique. Les prêtres, peu nombreux, sont généralement frustes et illettrés. L’instruction des moines n’est que rarement supérieure à celle des prêtres séculiers. Mais leur vie retirée et leur attachement à la tradition, voire aux formes les plus extérieures de la pratique religieuse, exercent une forte influence sur les fidèles, dont ils sont les guides incontestés. Aussi la vie religieuse acquiert-elle un caractère monastique prononcé que l’on peut observer continûment durant cette période, et même aujourd’hui.

Le souci principal de toutes les Églises asservies est la protection de leurs fidèles contre l’arbitraire du maître musulman, le réconfort de leur misère matérielle et spirituelle, l’affermissement de leur foi orthodoxe devant les deux grands dangers que sont la conversion à l’islam et l’adhésion à la foi catholique romaine (et, au XIXe siècle, à la foi protestante également). Les Églises asservies doivent livrer ce double combat à armes inégales : d’un côté, elles ont à faire face à l’attrait qu’exerce sur les rayas la puissance et la richesse du maître musulman, ainsi qu’à l’interdiction absolue de polémiquer avec la religion musulmane ; de l’autre, elles ont à se mesurer à la supériorité intellectuelle incontestable des missionnaires latins, dont l’œuvre s’appuie sur une formidable organisation et sur le soutien intéressé des États occidentaux. Les Églises orientales n’ont à proposer aux fidèles que la beauté de leurs offices liturgiques et leur richesse spirituelle ; elles les invitent également à un attachement inconditionnel à la tradition et à une observance stricte des pratiques religieuses orthodoxes. Une tradition et des pratiques si profondément enracinées dans l’histoire et la culture de chaque peuple qu’elles finissent par faire indissociablement partie de son identité linguistique, culturelle et ethnique.

Par ailleurs, la nature de la vie religieuse et morale se trouve être étroitement liée au niveau de l’instruction et de la vie intellectuelle des rayas. Or, pendant le premier siècle (1453-1530), l’éducation est presque inexistante. Aussi la vie religieuse et morale atteint-elle le seuil critique. Mais, au milieu du XVIe siècle, se dessine un mouvement de renouveau intellectuel et religieux dont les acteurs cherchent déjà à poser les bases et à définir le contenu. Un siècle plus tard, cependant, l’enseignement hautement universitaire dispensé entre 1614 et 1640 par le néo-aristotélicien Théophile Corydalée (vers 1570-1646) permet un progrès considérable de l’instruction et un changement radical de son organisation et de son contenu. Le système éducatif corydaléen connaîtra son plein épanouissement au XVIIIe siècle, dans les Académies princières de Bucarest et de Jassy ; il préparera les esprits à la réception des Lumières européennes.

Celles-ci furent introduites dans le système éducatif orthodoxe grâce à l’enseignement (1742-1765), à l’Académie du mont Athos notamment (1753-1757), et aux ouvrages scientifiques du moine Eugénios Voulgaris (1716-1806). Outre l’ouverture du monde orthodoxe aux sciences et aux idées nouvelles de l’Europe des Lumières, le « siècle des Lumières néo-grecques » (1750-1821) se caractérise aussi par la multiplication des écoles, l’augmentation considérable du nombre des professeurs et des élèves dans tous les territoires orthodoxes asservis, l’élévation significative du niveau des études et une soif avide d’accélérer le plus rapidement possible à un savoir jusqu’alors inconnu. C’est dans ce contexte qu’il faut situer également le formidable renouveau spirituel connu généralement sous le nom de mouvement philocalique, lequel, parti du mont Athos et du renouveau spirituel grec, a joui au XIXe siècle d’un épanouissement et d’un rayonnement extraordinaires en milieu slave.

Les intellectuels, en général des ecclésiastiques, font leurs études en Occident (en Italie au début, un peu partout par la suite), dans les universités européennes, où ils ont le loisir de connaître les courants de pensée et les querelles religieuses de l’Europe. C’est aussi en Occident que sont édités les livres (d’abord en grec, puis en arable, slavon, arménien, copte, etc.) destinés au culte, à l’éducation et à la formation intellectuelle et religieuse en général. Et, si l’édition et la diffusion d’ouvrages contre l’islam s’avèrent une entreprise dangereuse, les traités anti-latins sont particulièrement nombreux. Sont également écrits et publiés d’autres ouvrages, comme les recueils de sermons, de Vies des saints et d’histoires édifiantes, les manuels de catéchisme, les traductions en langues vernaculaires des écrits des docteurs de l’Église ancienne.

La nature de l’organisation de l’Église et les conditions misérables d’existence conduisent petit à petit à la naissance et au développement d’une conscience unitaire de tous les peuples orthodoxes asservis. Cette conscience d’appartenir à la nation orthodoxe, développée surtout par les hauts prélats et l’enseignement secondaire et supérieur, n’exclut certes pas la conscience ethnique qui est cultivée au sein des communautés par le bas clergé et les écoles élémentaires ainsi que par les offices religieux en langue vernaculaire ; car la foi chrétienne est vécue avant tout comme greffée sur l’histoire, la langue et la culture de chaque peuple. À aucun autre moment de l’histoire de tous ces peuples conscience ethnique et conscience religieuse, identité culturelle et authenticité de la foi, n’ont été si étroitement liées, confondues, fusionnées. Mais, par-delà leur conscience ethnique particulière, l’ensemble des rayas orthodoxes ont le sentiment de former le peuple élu à qui Dieu fait subir tous ces malheurs afin de les éprouver et de leur témoigner son amour. Or ces épreuves ne sont que passagères. Dieu interviendra à nouveau dans l’histoire pour abréger les souffrances de ses fidèles serviteurs et pour les récompenser, soit en leur offrant la vie éternelle après la Parousie du Christ, toute proche, soit en les aidant à restaurer un empire orthodoxe oriental plus grand, plus puissant et plus glorieux que par le passé. Cette dernière idée, née avant même la disparition complète de l’Empire byzantin, traverse toute la période de domination ottomane, s’enrichit d’apports multiples, connaît des orientations diverses et génère une littérature eschatologique fort riche ; elle nourrit la résistance des rayas à l’occupant, de même qu’elle est nourrie par les divers mouvements insurrectionnels ainsi que par une propagande habile des puissances chrétiennes, notamment par la politique orientale de la Russie orthodoxe.

Durant la seconde moitié du XVIIIe siècle, les deux guerres russo-turques (1767-1792) et les mouvements insurrectionnels qui les accompagnent ou les suivent galvanisent les esprits et amplifient les aspirations relatives à la libération à l’égard du joug ottoman. Vers la fin de ce siècle et durant les premières décennies du XIXe siècle, les idées politiques des Lumières afférentes à l’égalité, à l’identité linguistique et culturelle et à l’indépendance nationale font voler en éclats la conscience orthodoxe unitaire et le rêve de la restauration d’un empire orthodoxe oriental. Dès lors, les peuples asservis, les peuples balkaniques notamment, préparent chacun pour soi, secrètement mais activement, sa libération et la création d’un État national indépendant. Ils poursuivent en fait trois objectifs : la création d’un État indépendant, d’une Église nationale indépendante et d’une culture nationale indépendante. Malgré le désarroi du patriarcat et des Phanariotes devant l’émiettement de la conscience orthodoxe unitaire et l’abandon du rêve d’un empire restauré, l’Église de chaque peuple se met au service des luttes menées par celui-ci. L’obtention de l’indépendance exigera des luttes acharnées et des sacrifices énormes. Entre les revendications territoriales ambitieuses de chaque peuple balkanique, les oppositions de la Turquie et les intérêts des grandes puissances, le chemin sera long, tortueux et semé d’embûches. En effet, il aura fallu plus d’un siècle de gestation douloureuse entre le déclenchement de l’insurrection serbe (1804) et la reconnaissance de l’indépendance de l’État albanais (1913). Il en sera de même pour l’indépendance des Églises vis-à-vis du patriarcat œcuménique ; si, entre la proclamation unilatérale de l’autocéphalie de l’Église de Grèce (1833) et la reconnaissance de celle-ci par le patriarcat (1850), un espace de vingt ans aura suffi, le règlement de la question de l’Église bulgare durera un siècle (1860-1961). Mais, pendant que les chrétiens des Balkans luttent pour leur indépendance, sur les territoires du Proche et du Moyen-Orient s’établissent les mandats français et britannique. Les problèmes aussi bien politiques que religieux s’y présentent dès lors d’une manière tout à fait différente.

ARTÉRIOS ARGYRIOU

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