Histoire du christianisme

L’action missionnaire aux XIXe et XXe siècles

Les missions extérieures connaissent aux XIXe et XXe siècles leur second grand essor, après celui des XVIe et XVIIe siècles, qui avait permis la christianisation des Amériques et des Philippines et l’implantation de communautés chrétiennes en Asie ou en Afrique équatoriale, créations éphémères au Japon et en Congo-Angola, inscrites dans la durée en Inde ou au Vietnam. Longtemps considérées comme une activité secondaire des Églises, les missions sont aujourd’hui l’objet d’une réévaluation qui met en évidence leur importance décisive, tant pour les pays de départ que pour les pays de destination.

Une mobilisation internationale

En Europe, l’expansion missionnaire confirme la vitalité du christianisme malgré la crise révolutionnaire. Partie de l’Angleterre protestante à la fin du XVIIIe siècle, la mobilisation missionnaire contemporaine gagne au cours du XIXe siècle tous les grands pays protestants, d’abord ceux d’Europe du Nord, puis les États-Unis. Pour les Églises de la Réforme, jusque-là réticentes à tout prosélytisme parmi les païens, la mission extérieure est donc une expérience nouvelle qui contribue à leur transformation. Dans le cas du catholicisme, il s’agit au contraire d’un réveil qui surprend par sa vigueur. La France joue un rôle central dans cet engagement catholique. Elle voit fleurir les nouvelles congrégations religieuses qui se destinent à la mission (maristes, pères blancs, missions africaines de Lyon…) et elle donne naissance à de puissantes associations qui soutiennent le mouvement (Œuvre de la propagation de la foi, fondée à Lyon en 1822). En 1900, plus d’un tiers des missionnaires hommes et la majorité des femmes sont français. Mais l’internationalisation des sociétés missionnaires explique la part croissante prise au XXe siècle par la Belgique, les Pays-Bas, l’Italie, la Suisse ou l’Allemagne.

Les missions catholiques sont placées, à Rome, sous l’autorité de la congrégation (au sens de « ministère du gouvernement pontifical ») pour la Propagation de la foi, en latin propaganda fide. Elle délimite les territoires, les attribue à une congrégation religieuse masculine, nomme le chef de mission (préfet ou vicaire apostolique), envoie des instructions qui insistent sur la formation rapide d’un clergé indigène, exige des rapports réguliers, décide de la transformation en diocèse de plein droit. Face à ce modèle centralisé, les missions protestantes sont caractérisées par un foisonnement de sociétés qui se forment au sein des Églises historiques (missions anglicanes, luthériennes, méthodistes…) ou prônent au contraire le dépassement des clivages ecclésiastiques (société missionnaire de Londres, mission de Paris). Elles se donnent pour priorité la formation d’Églises locales autonomes. Mais elles évitent une concurrence sauvage sur le terrain par des accords de gré à gré et contribuent à l’émergence d’une conscience œcuménique intraprotestante qui se traduit dans l’organisation de conférences missionnaires internationales (Édimbourg, 1910).

Des réseaux mondiaux pour des résultats inégaux

Catholiques ou protestantes, les missions ont en commun de fonctionner en réseaux mondiaux qui s’appuient sur les fidèles, collectent les fonds, suscitent les vocations, rationalisent les investissements. Très tôt, les moyens d’information les plus modernes sont utilisés pour soutenir la mission. Ils rendent compte des progrès accomplis et attestent du bon usage des fonds recueillis, tout en sensibilisant les lecteurs aux mondes lointains. La presse missionnaire compte des centaines de périodiques dans le monde et atteint des tirages considérables, avant que la radio, l’image fixe et le cinéma contribuent à leur tour à faire circuler l’information, à entretenir l’enthousiasme, à obtenir les aides indispensables.

Les résultats obtenus en termes de conversions sont inégaux, dans le temps et l’espace. Après une période de latence, qui peut être brève ou durer plusieurs générations, certaines populations adhèrent en masse au christianisme. Celui-ci devient ainsi la religion majoritaire dans l’Afrique subsaharienne équatoriale, orientale et australe. Le Pacifique est l’autre grand espace devenu très majoritairement chrétien. À l’inverse, l’Asie reste largement imperméable à l’évangélisation, à l’exception de la Corée du Sud. Les signes d’intérêt pour le christianisme manifestés par la société indienne, chinoise ou japonaise n’ont pas débouché sur un mouvement important de conversion. Le christianisme reste ultraminoritaire dans les mondes asiatiques en dehors de quelques pays : Philippines (90 %), Timor oriental (95 %), Corée (25 %), Vietnam (9 %), Indonésie (10 %), Singapour (13 %) et Sri Lanka (8 %).

Une interface entre deux mondes

Mais un bilan comptable ne donne qu’une image partielle du rôle joué par les missions contemporaines dans les pays où elles s’installent. Leur influence s’est en effet exercée bien au-delà du cercle de leurs fidèles, notamment dans les régions réticentes à la christianisation. Elles sont, pour beaucoup de populations, l’intermédiaire qui introduit en leur sein la modernité à travers les écoles ou l’action sanitaire et sociale. Autour des missions se construit un ensemble de services dont l’efficacité est démultipliée par le concours d’autochtones. Le premier cercle, dont le centre est occupé par les missionnaires hommes, compte un nombre important de femmes, religieuses ou laïques, chargées d’aider et de former les femmes autochtones. Il comporte aussi des agents spécialisés (frères de congrégations religieuses chez les catholiques), chargés des tâches matérielles (construction des bâtiments, agriculture, menuiseries, briqueteries…) et de l’enseignement. Au total, ce personnel étranger atteint sans doute vers 1930 une trentaine de milliers de personnes, chez les catholiques comme chez les protestants. Mais l’efficacité de l’organisation missionnaire vient du recours à un second cercle, celui des « auxiliaires indigènes », beaucoup plus nombreux et souvent seuls capables d’atteindre les populations. Catéchistes, chefs de villages ou de communautés, instituteurs, ils fournissent progressivement les cadres locaux des Églises. Ils permettent l’émergence des Églises autochtones, dont ils font bientôt entendre la voix dans les instances internationales (assemblées œcuméniques protestantes, synodes épiscopaux catholiques).

Mission et expansion occidentale

La vitalité missionnaire du christianisme contemporain a longtemps été alimenté par les Églises d’Europe et d’Amérique du Nord, qui ont fourni les hommes et les moyens de l’expansion. En un sens, le mouvement missionnaire est indissociable de l’expansion occidentale. On a d’ailleurs dénoncé la mission comme une forme particulière de la domination occidentale, à laquelle elle fournissait légitimité morale et bonne conscience. De fait, la mission a souvent été instrumentalisée par les nations colonisatrices et s’est elle-même placée sous la protection des grandes puissances, pour obtenir la liberté religieuse et la sécurité pour ses fidèles ou ses biens. Ces interférences vont, selon les pays et les périodes, du bon voisinage à la collusion affichée et revendiquée. Si cette connivence a largement favorisé l’implantation matérielle, elle a rarement eu les effets qu’on lui a prêtés en termes d’adhésions. En Afrique subsaharienne, le décollage statistique s’opère dans les années 1950 et s’amplifie après les indépendances. Ainsi, le nombre des catholiques passe de dix à vingt millions entre 1950 et 1960, puis à cent six millions en 1995. L’évolution de la seconde moitié du XXe siècle met plutôt en évidence un processus d’appropriation des Églises missionnaires par les fidèles. Ces derniers y ont trouvé un moyen d’accession à la modernité et un lieu d’affirmation de leur identité, inventant des manières originales de vivre et de penser le christianisme. En ce sens, l’objectif affiché par les missions, qui les distingue fondamentalement du projet colonial, à savoir l’implantation d’Églises locales, a bien été atteint. Il a conduit à une émancipation progressive vis-à-vis des missionnaires étrangers, à défaut de supprimer la dépendance financière à l’égard des Églises occidentales. Par un véritable retournement de situation, les Églises issues de la mission se trouvent même, au début du XXIe siècle, capables de fournir des clercs et des pasteurs aux Églises dont elles sont issues.

Crise et mutation de la mission en Occident

Le dynamisme des Églises issues de la mission contraste avec la grave crise que traverse le mouvement missionnaire en Europe dans les années 1970. Celui-ci connaît en effet un effondrement du recrutement et souffre d’une perte de légitimité que nourrit désormais la méfiance à l’égard de toute forme de domination religieuse ou culturelle. La crise n’a cependant pas abouti à la disparition de l’idée missionnaire, mais à sa transformation et à son déplacement. Au sein du christianisme, la mission met désormais l’accent sur la collaboration, l’interdépendance et le respect des destinataires. Le transfert outre-mer des modèles élaborés dans les anciennes chrétientés recule au profit de la prise en compte de toutes les cultures (inculturation) et de l’adaptation (contextualisation). Le christianisme de l’ère post-missionnaire apprend à vivre l’unité en régime de pluralisme à l’échelle du monde. Mais l’idée missionnaire, dans la mesure où elle est porteuse de l’affirmation d’une solidarité universelle entre les hommes, s’est aussi sécularisée et a investi d’autres domaines. Elle a notamment joué un rôle majeur dans la fondation de nombreuses organisations non gouvernementales tournées vers l’action humanitaire et le développement.

CLAUDE PRUDHOMME

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