L'AVORTON DE DIEU

CHAPITRE III
La route de Damas

Dans les rues de Jérusalem, des gens fuient, d'autres les poursuivent, les capturent. Se mêlent imprécations, injures, menaces, cris de terreur ou de douleur. Cette chasse à l'homme est une chasse aux chrétiens. C'est vers les prisons que l'on rabat le gibier. Aucun quartier n'est épargné. Ce pogrom de juifs par des juifs a duré longtemps, de jour comme de nuit. Tous ces détails se déduisent des propres écrits du meneur.

Par toute la ville, on le voit courir. Sa fureur épouvante. Il stimule, entraîne, paie de sa personne. A ceux qui veulent savoir qui est ce jeune inconnu — on lui donne vingt-cinq ans —, la réponse ne se fait pas attendre : c'est un Tarsiote, son nom est Saul.

Il en est là, en effet. La colère qu'a soulevée en lui le discours d'Etienne ne s'est pas apaisée, loin de là. A l'encouragement qu'il a donné, par sa présence, à la lapidation, a succédé une haine sans retenue. Ces chrétiens restés si longtemps inaperçus sont devenus des ennemis à abattre. Dans une lettre qu'il adressera, vingt ans plus tard, à une communauté chrétienne d'Anatolie centrale, il écrira : « Vous avez certes entendu parler de mon comportement naguère dans le judaïsme : avec quelle frénésie je persécutais l'Eglise de Dieu[1]. » Selon le dictionnaire de l'Académie française, le mot frénésie signifie : « Passion survenue à un degré d'extrême violence et confinant à la folie[2]. »

[1] Galates 1.13.

[2] Neuvième édition.

La persécution a commencé le jour même de la lapidation d'Etienne : « En ce jour-là éclata contre l'Eglise de Jérusalem une violente persécution[3]. » Paul en restera obsédé toute sa vie. Il y reviendra à cinq reprises dans ses lettres : trois fois dans celle qu'il adresse aux Galates, une fois dans la Première Epître aux Corinthiens, une fois dans l'Epître aux Philippiens. Les mots employés ne définissent pas une violence seulement verbale mais, sans ambiguïté, physique. Il faut interroger Luc, le grand témoin : Paul a fait arrêter, ou a arrêter lui-même, des hommes et des femmes, et les malheureux, jetés en prison, furent « un grand nombre ». C'est par Luc que nous savons que Paul multipliait les opérations cependant que le grand prêtre « les encourageait[4] ». Luc dépeint Saul « excessivement fou de colère » et « ne respirant toujours que menaces et meurtres contre les disciples du Seigneur »[5].

[3] Actes 8.1.

[4] Actes 8.1.

[5] Actes 9.1.

A Luc également, nous devons la confirmation du mot meurtre prononcé par Paul dans un discours au peuple de Jérusalem : « J'étais un partisan farouche de Dieu, comme vous l'êtes aujourd'hui et, persécutant à mort cette Voie [les chrétiens], j'ai fait enchaîner et jeter en prison des hommes et des femmes[6]. »

[6] Actes 22.4.

A mort ?

Dans sa lettre aux Galates, Paul ne cache nullement qu'il voulait détruire l'Eglise de Dieu, autrement dit les chrétiens[7]. « Moi qui étais auparavant blasphémateur, persécuteur et violent...[8] », écrira t-il. Impossible dès lors de refuser l'image d'un Saul incapable de se dominer, jetant l'effroi dans les ruelles de Jérusalem et jusque dans les synagogues. Que l'on ait administré à ces chrétiens les trente-neuf coups de verges — le makkot arbaim — dont l'usage figure explicitement dans le « droit de punir » des synagogues, devient une amère logique.

[7] Galates 1.13.

[8] 1 Timothée 1.13.

Un tel acharnement de la part d'un futur saint a paru si étrange que certains se sont demandé s'il ne recouvrait pas un « malaise ancien » dans l'exercice de sa religion. Autrement dit, Paul se serait éloigné du judaïsme. Absurde. Venu de Tarse à Jérusalem pour mieux comprendre sa religion et l'enseigner sans doute un jour, les leçons reçues de Gamaliel lui ont permis d'atteindre son but. Après l'affaire d'Etienne, Saul se désignera lui-même comme « zélateur de la tradition ». Cela veut dire judaïsme et pas autre chose.

Une question vient immédiatement à l'esprit : ces chrétiens que Saul a arrêtés, les a-t-il brutalisés, torturés, voire conduit à la mort, sans les entendre ? Il est impossible que ces gens n'aient pas cherché à s'expliquer, à tenter de lui faire comprendre les sens de la foi qu'il leur dénie. S'est-il fait un cœur si endurci qu'il soit resté insensible aux plaintes d'un homme, aux larmes d'une femme ? Autant que lui, ces chrétiens se réclament de la Loi juive, répètent que le juif Jésus était annoncé par les Prophètes, qu'il n'est venu sur terre que pour racheter les péchés des hommes, faire régner la paix entre eux et semer l'amour à l'horizon de toutes les nations. N'ont-ils pas à la longue percé sa cuirasse ? Alors même que nous allons vivre l'événement capital de toute cette histoire, l'interrogation doit rester présente à notre esprit.

Cependant que des « hommes pieux » ensevelissent sans bruit la dépouille d'Etienne, les chrétiens de Jérusalem encore épargnés tentent comme ils le peuvent de se soustraire à la persécution. Les autorité juives n'ont pas songé à faire garder les portes de la ville : se précipitant au-dehors, les chrétiens se dispersent à travers la Judée et même la Samarie. Il faut qu'ils aient été vraiment terrifiés pour gagner une province objet d'une telle répulsion parmi les juifs. Les rabbis ne juraient-ils pas que l'eau de ce pays était « plus impure que le sang d'un porc » ? L'Evangile garde la trace de cette haine quand il évoque le scandale suscité par l'entretien inopiné, auprès d'un puits, de Jésus avec une Samaritaine.

Les chrétiens qui s'étaient mis à l'abri « allaient de lieu en lieu, annonçant la bonne nouvelle de la Parole[9] ». Le cas de l'helléniste Philippe, l'un des Sept, est frappant. A peine arrivé en Samarie, il se met à « proclamer le Christ ». Bientôt la région entière s'entretient des miracles qu'il accomplit et dont les Actes fixent les limites : « esprits impurs » sortant du corps de ceux qui souffrent, infirmes retrouvant la mobilité. « Il y eut une grande joie dans la ville[10]. »

[9] Actes 8.4.

[10] Actes 8.5-8. Il s'agit sans doute de la ville de Sebastè, construite par Hérode le Grand.

Le bruit en parvient à Jérusalem où les apôtres — eux — ont voulu rester. D'évidence, ils se refusent à un abandon qui pourrait mettre en péril l'édifice — si fragile encore — né de la parole de Jésus. D'ailleurs, le Sanhédrin ne les a pas inquiétés : à aucun moment ils ne se sont montrés partisans d'Etienne et leur présence constante au Temple confirme leur attachement à la foi hébraïque.

Dès que sont rapportés à Pierre et à Jean les succès de Philippe, ils comprennent que leur « frère » a besoin de renfort. Laissant l'Eglise de Jérusalem aux mains des autres apôtres, les deux hommes décident de le rejoindre.

Face aux prières des Samaritains que les supplient de leur permettre d'accéder au baptême, les apôtres se voient exposés à un dilemme : le premier de tous ceux qui les attendent. Les Samaritains sont des juifs séparés de la foi officielle. Pierre et Jean se doivent de les considérer non seulement comme impurs, mais comme hérétiques. Ont-ils le droit de se mettre en rupture avec la condamnation prononcée jadis à leur encontre ? Ils ne paraissent pas avoir hésité : « Ils se mirent à leur imposer les mains et les Samaritains recevaient l'Esprit Saint[11]. »

[11] Actes 8.17.

« Au comble de ma rage, je les poursuivais jusque dans les villes étrangères[12]. » Dans ses lettres, Paul parle deux fois de Damas, ville illustre : au début de l'Epître aux Galates et à la fin de la Deuxième Epître aux Corinthiens. Ce que nous savons, c'est qu'une communauté chrétienne — encore fragile — y est déjà implantée. La foi dans le Christ a essaimé relativement tôt en Syrie. Le culte nouveau à dû recruter parmi les juifs nombreux établis depuis longtemps dans la ville : dès le IXe siècle avant notre ère, on y trouve un bazar juif. Flavius Josèphe affirme que Damas compte, au début du Ier siècle, cinquante mille juifs. Ce qui est beaucoup.

[12] Actes 26.10-11.

Au moment où Saul décide de s'y rendre, l'étroite communauté chrétienne est surtout — pense-t-on — composée d'hellénistes convertis par des proches d'Etienne[13]. Verrouillé dans sa haine, Saul serait-il allé demander à Caïphe « des lettres pour les synagogues de Damas », déclarant que « s'il trouvait là des adeptes de la Voie[14], hommes ou femmes, il les amènerait, enchaînés, à Jérusalem » ? C'est à tort que Luc l'a cru : le Sanhédrin n'exerçait pas la moindre autorité sur les synagogues de Damas. Tout juste peut-on admettre que Saul se soit muni d'un avis destiné à avertir les juifs de Syrie du danger que représentaient ces rebelles.

[13] Michel Quesnel.

[14] Le terme « la Voie » désigne, dans le cas présent, les membres de la communauté des fidèles du Christ.

L'été calcine l'herbe rare. Sous le soleil sans pitié, voici de nouveau le fils de Tarse sur les chemins. Bien que la région soit province romaine depuis soixante-dix ans, elle n'est pas sûre. Les rois hérodiens et les Nabatéens, sans cesse en conflit, empêchent Rome d'y faire régner une sécurité digne de sa gloire. Cherchant à contrôler tout le trafic des caravanes entre l'Arabie et la côte syrienne, les Nabatéens marquent sans cesse des points, le principal étant l'occupation des montagnes qui dominent Damas : excellente base de départ pour entreprendre des razzias sur la ville. Depuis les années 30, la guerre s'éternise dans le pays. Dès 33-34, Damas refuse l'autorité de Rome.

Pour traverser une région en pleine guérilla, Saul doit nécessairement voyager en groupe. Les caravanes sont nombreuses, il s'est joint à l'une d'elles. De Jérusalem à Damas, on compte deux cent quatre-vingts kilomètres. En allant vite — et on va vite —, en se levant tôt — et on se lève tôt —, un tel voyage exige de sept à huit jours. Les caravanes coupent au plus près en remontant la vallée du Jourdain.

Sous les yeux de Saul, le lac de Galilée déploie ses splendeurs. Le Tarsiote passe par Tibériade et Capharnaüm, sans rien soupçonner de celui qui, peu d'années plus tôt, a proposé là, à des foules bouleversées, d'impérissables paraboles. Il gravit les pentes du Golan et, à 700 mètres d'altitude, s'avance sur une steppe caillouteuse. Presque toujours y souffle un vent âpre qui — seul avantage — tempère un peu l'ardeur du soleil. Sur la gauche des caravaniers, se déploie l'énorme barrière de l'Anti-Liban. De partout visible avec ses 2 814 mètres et son sommet enneigé — même en été —, on reconnaît l'Hermon, montagne sacrée.

Le but n'est pas très éloigné. Il semble que le paysage s'inverse. Platanes épanouis, palmes bruissantes, odeur puissante des roses et des jasmins, vergers parmi lesquels coule l'eau des canaux d'irrigation : de quoi réjouir un voyageur saturé d'aridité. On approche de Damas.

Soudain, l'indicible. Une lumière violente enveloppe Saul. On le voit tituber puis s'abattre dans la poussière du chemin.

On court vers lui, on l'entoure. Lentement, il ouvre les yeux mais ceux-ci ne rencontrent que la nuit. Saul est aveugle.

Oublions Rubens, le Caravage, Michel-Ange qui le montrent tombant de cheval : n'étant ni officier romain ni de la suite du roitelet Hérode Antipas, il ne peut que voyager à pied.

Sur la réalité de ce qui lui est advenu, il s'est lui-même exprimé à plusieurs reprises en des termes dont il faut méditer chaque mot. Aucune ambiguïté à ses yeux : il a rencontré Jésus. Aux Galates : « Celui qui m'a mis à part depuis le sein de ma mère et m'a appelé par sa grâce, a jugé bon de révéler en moi son Fils afin que je l'annonce parmi les païens[15]... » Aux Corinthiens : « N'ai-je pas vu Jésus, notre Seigneur[16] ? » Aux mêmes : « En tout dernier lieu, il m'est aussi apparu, à moi[17]. »

[15] Galates 1.15-16.

[16] 1 Corinthiens 9.1.

[17] 1 Corinthiens 15.8.

Ce qui lui a été délivré est si précis que le souvenir s'en trouvera imprimé à jamais dans sa mémoire. La rencontre lui restera si totalement palpable qu'il l'assimilera à celle dont les Douze ont été favorisés après la résurrection de Jésus. Voulant plus tard être considéré à l'égal de Pierre, Jean, André, Matthieu, Barthélemy, Thomas et les autres, il se désignera lui-même comme apôtre, mot qui veut dire « envoyé » : audace qui lui ressemble bien. Pourtant le rôle des Douze a été défini du jour où l'on a remplacé Judas : les apôtres devaient pouvoir témoigner que Jésus ressuscité était, « dans son corps et sa personne », le même « avec lequel ils avaient vécu ». Ouvrons l'Apocalypse : le christianisme « repose sur douze assises portant chacune le nom de l'un des douze apôtres de l'Agneau ». Nul n'en avait prévu un treizième. On remarquera que pas une fois, dans les Actes, Luc ne donne à Paul la qualité d'apôtre. Ce qui n'empêche pas Paul, dans les adresses de ses lettres, de revenir sans cesse à ce « titre ». Aux Romains : « serviteur de Jésus Christ, appelé à être apôtre... Jésus Christ notre Seigneur, par qui nous avons reçu la grâce d'être apôtre[18] ». Aux Corinthiens : « appelé à être apôtre du Christ Jésus par la volonté de Dieu[19] ». Aux Galates : « apôtre, non de la part des hommes, ni par un homme, mais Jésus Christ et Dieu le Père[20] ».

[18] Romains 1.1, 4.

[19] 1 Corinthiens 1.1.

[20] Galates 1.1.

Il dit — et répétera — que sa vocation est née en ce lieu : « Si quelqu'un est en Christ, il est une nouvelle créature. Le monde ancien est passé, voici qu'une réalité nouvelle est là[21]. »

[21] 2 Corinthiens 5.17.

Sur les circonstances de la rencontre, Saul n'apporte aucune précision, aucun détail qui puisse s'apparenter à de l'anecdote. Rien ne sortira de ses lèvres qui soit indigne d'un tel privilège. Luc se gardera — une chance pour le biographe — de suivre l'exemple de son maître. Les Actes ne peuvent guère être mis en doute car ils reviennent à trois reprises sur le chemin de Damas et Luc modifie chaque fois son récit. S'il s'agissait d'un document forgé de toutes pièces pour des raisons apologétiques, il se serait ingénié à produire trois versions identiques.

Comparons-les, ces versions. La première s'inscrit à sa place dans le récit de la vie de Paul recueilli par Luc : « Poursuivant sa route, il approchait de Damas quand, soudain, une lumière venue du ciel l'enveloppa de son éclat. Tombant à terre il entendit une voix qui lui disait : “Saul, Saul, pourquoi me persécuter ? — Qui es-tu, Seigneur ? demanda-t-il. — Je suis Jésus, c'est moi que tu persécutes. Mais relève-toi, entre dans la ville et on te dira ce que tu dois faire.” Ses compagnons de voyage s'étaient arrêtés, muets de stupeur : ils entendaient la voix mais ne voyaient personne. Saul se releva de terre, mais bien qu'il eût les yeux ouverts, il n'y voyait plus rien et c'est en le conduisant par la main que ses compagnons le firent entrer dans Damas[22]. »

[22] Actes 9.3-8.

Le deuxième récit est extrait d'un discours prononcé par Paul, en 58, devant le peuple de Jérusalem qui lui était hostile : « J'approchais de Damas quand soudain, vers midi, une grande lumière venue du ciel m'enveloppe de son éclat. Je tombe à terre et j'entends une voix me dire : “Saul, Saul, pourquoi me persécuter ?” Je réponds : “Qui es-tu, Seigneur ?” La voix reprend : “Je suis Jésus le Nazôréen, c'est moi que tu persécutes.” Mes compagnons avaient bien vu la lumière mais ils n'avaient pas entendu la voix qui me parlait. Je demande : “Que dois-je faire, Seigneur ?” Et le Seigneur me répond : “Relève-toi, va à Damas, et là on t'indiquera dans le détail la tâche qui t'est assignée.” Mais, comme l'éclat de cette lumière m'avait ôté la vue, c'est conduit par la main de mes compagnons que j'arrive à Damas[23]. »

[23] Actes 22.6-11.

La troisième version recueille les paroles adressées par Paul, à Césarée Maritime dans le palais du gouverneur romain Festus, au roi juif Agrippa. Il ne parle plus à des juifs au comble de l'excitation mais à un haut personnage : « J'étais en chemin, ô roi, lorsque vers midi je vois venir du ciel, plus resplendissante que le soleil, une lumière qui m'enveloppe de son éclat ainsi que mes compagnons de route. Nous tombons tous à terre et j'entends une voix me dire en langue hébraïque : “Saul, Saul, pourquoi me persécuter ? Il t'est dur de te rebiffer contre l'aiguillon !” Je réponds : “Qui es-tu, Seigneur ?” Le Seigneur reprend : “Je suis Jésus, c'est moi que tu persécutes.[24]” »

[24] Actes 26.13-15.

Constatons : dans le premier texte, une lumière enveloppe Saul et il entend une voix ; ses compagnons entendent la voix sans rien voir. Dans le second, il entend la voix ; les compagnons perçoivent la lumière mais n'entendent pas la voix. Dans le troisième, il est seul à entendre la voix et ses compagnons ne voient que la lumière.

Ces variations pourraient inquiéter. A y regarder de près on s'aperçoit que c'est en dialoguiste consommé — ce qu'il est — que Luc fait parler Paul. Les mauvais auteurs dramatiques attribuent un même langage à tous les personnages : le leur. Les autres diversifient le style, le sens et le ton selon chaque rôle. Luc prend donc en charge la première version dont il est le narrateur. Dans les deux autres, il fait parler son héros de la façon qui peut le mieux convaincre des auditoires différents : la foule à Jérusalem, le roi Agrippa à Césarée.

Le principal est de s'en rapporter à Paul lui-même : Jésus lui est apparu. Je crois utile de citer de nouveau le texte du Tarsiote placé en exergue de ce livre : « Ensuite, il [Jésus] est apparu à plus de cinq cents frères à la fois ; la plupart sont encore vivants et quelques-uns sont morts. Ensuite il est apparu à Jacques, puis à tous les apôtres. En tout dernier lieu, il m'est aussi apparu, à moi l'avorton. »

L'un des commentateurs les plus avertis de Paul, Jürgen Becker[25], va jusqu'à estimer que, de la seule apparition de Jésus — celle-ci fût elle muette —, Paul a pu déduire « le sens de l'envoi et de la mission » qui lui étaient confiés. Une théologie entière ! Que cela est suscité des réserves et même des doutes, qui s'en étonnera ? Dès lors que la Rencontre ressortit à l'irrationnel, l'explication positive n'est plus nécessaire. Les rationalistes réfutent un tel raisonnement. Depuis deux mille ans, les chrétiens l'acceptent.

[25] Professeur d'exégèse du Nouveau Testament à Kiel.

Pour découvrir « le sens de l'envoi et de la mission », scruter les textes s'impose. D'abord l'essentiel : « Je vous ai transmis en premier lieu, écrit Paul aux Corinthiens, ce que j'avais reçu moi-même : Christ est mort pour nos péchés, selon les Ecritures. Il a été enseveli, il est ressuscité le troisième jour, selon les Ecritures. Il est apparu à Cephas [Pierre], puis aux Douze. »

C'est quelques lignes que nous lisons — tant nous en connaissons le contenu — sans la moindre surprise, sont d'une importance capitale, je dirai même démesurées. Elles ne sont rien de moins que le plus ancien témoignage sur la Résurrection de Jésus. L'Epître aux Corinthiens dont est extrait le passage que l'on vient de lire a été rédigé entre 55 et 57. L'Evangile de Marc — le premier des quatre — sera écrit au plus tôt entre 65 et 70. Le texte reprendra fidèlement le schéma tracé par Paul. Vers 80, Matthieu et Luc feront de même. Est-il utile de souligner la signification de ce simple constat ? Il fait de Paul la première source écrite du christianisme.

Aux Galates, il rappelle : « Cet Evangile que je vous ai annoncé n'est pas de l'homme ; et, d'ailleurs, ce n'est pas par un homme qu'il m'a été transmis ni enseigné, mais par une révélation de Jésus Christ[26]. » Nulle ambiguité : ce qu'il enseigne vient de la rencontre. Par l'intermédiaire de Luc, il précise même les paroles qu'il en entendue : « Voilà pourquoi je te suis apparu : je t'ai destiné à être serviteur et témoin de la vision où tu viens me voir, ainsi que des visions où je t'apparaîtrai encore. Je te délivre déjà du peuple et des nations païennes vers qui je t'envoie pour leur ouvrir les yeux, les détourner des ténèbres vers la lumière, de l'empire de Satan vers Dieu, afin qu'ils reçoivent le pardon des péchés et une part d'héritage avec les sanctifiés, par la foi en moi[27]. »

[26] Galates 1.11-12.

[27] Actes 26.15-18.

Certes l'Epître aux Galates est très postérieure à la vision de Damas, mais l'allusion à la mission universelle de Paul fascine.

L'a-t-on vraiment, comme l'affirme Luc, conduit « par la main » jusqu'à Damas ? Souffrant d'une cécité soudaine et dans l'incapacité de disposer d'aucun repère, exposé — même si on le soutient — à buter à tout instant sur les pierres du chemin, on peut croire qu'il aura été hissé plutôt sur l'une des montures qui ne devaient pas manquer dans la caravane.

C'est ainsi que l'on peut voir Saul de Tarse entrer dans Damas ; balloté par l'animal, plongé dans une inconscience peuplée de réminiscences, rongé par une angoisse d'autant plus tenace que, dans son état second, il est sans force pour la combattre.

Surgissant du désert syrien, entre les derniers contreforts de l'Anti-Liban et le massif du djebel Druze, Damas s'impose — hier comme aujourd'hui — comme l'une des villes les plus attirantes de l'Orient. Les noms dont on l'a parée reflètent les rêves qu'elle a suscités : « grain de beauté du monde », « calice au milieu des fleurs », « halo de lune sur la terre ». Jusqu'au fond de l'Occident, les étoffes damasées, les corsages de Damas, les glaives damasquins, les armures damasquinées sont devenues légendaires. Les voyageurs s'enchantaient à découvrir la une « île de verdure ». Dès avant d'entrer dans la ville, abricotiers et vignes alternaient à perte de vue. Les murailles à peine franchies, la fraicheur des jardins qu'irriguaient les eaux du Barada gagnait jusqu'aux terrasses des maisons.

Au IVe millénaire avant notre ère, le site était déjà habité par l'homme. Des tablettes — provenant d'Egypte et de Mari — mentionnent l'existence d'une civilisation au XIe siècle av. J.-C. Une inscription du temple de Karnak cite Damas au nombre des cités conquises par Thoutmosis III. Devenue capitale de la puissante monarchie araméenne, la ville fut annexée par le roi David, hellénisé par Alexandre le Grand, conquise en 65 av. J.-C. par Pompée qui en fit la résidence du légat de Syrie.

J'ai franchi cette porte d'Orient par laquelle Saul est entré — aujourd'hui la Bab Sharqui : une tour épaisse, sans motif décoratif, percée par trois ouvertures. Je me suis engagé sur une longue voie rectiligne qui, depuis plus de vingt siècles, s'enfonce dans la ville. Luc en a rappelé l'existence : « Il y avait à Damas un disciple nommé Ananias ; le Seigneur l'appela dans une vision : “Ananias ! — Me voici, Seigneur ! répondit-il.” Le Seigneur reprit ; “Tu vas te rendre dans la rue appelée ‘rue droite’ et demander, dans la maison de Judas, un nommé Saul de Tarse.[28] ” »

[28] Actes 9.10-11.

Longue d'environ deux kilomètres et large de trente mètres, cette Via recta des Romains conduisait à un temple. Les portiques la longeaient qui prenaient appui sur des colonnes à chapiteaux corinthiens. Elle est aujourd'hui méconnaissable : des boutiques ont usurpé l'alignement et réduit amplement la largeur d'origine. On y vend de tout : des tapis, des tissus, des bijoux, des plateaux de cuivre, des armes blanches. Se mêlent le bruit, les odeurs, le charme des anciennes rues arabes.

Inutile d'y chercher quelque souvenir concret de Paul. La rue Droite subsiste mais la demeure du juif Judas a disparu. Cependant, à trois cents mètres de là, on montre la « maison d'Ananias », ou plutôt le sanctuaire bâti aux Ve-VIe siècles par les Byzantins. Après plusieurs reconstructions et restaurations — la dernière en 1973 —, la présence de saint Paul se réduit à de la nostalgie.

Chez Judas, Saul va demeurer trois jours. Sans rien manger. Sans rien boire. Sans que la moindre lumière parvienne à ses yeux morts.

Peut-être, dans l'histoire du monde, n'existe-t-il pas d'épisode ayant provoqué autant de commentaires, autant d'interprétations différentes ou contradictoires. Certains d'ailleurs se contentent de le dénommer purement et simplement L'Evénement[29]. Aura-t-on l'audace de vouloir suggérer les affres que l'homme de Tarse a traversées pendant ces trois jours ? Une comparaison — hasardée — me vient à l'esprit : le combat de Jacob et de l'Ange.

[29] Schalom Ben-Chorin.

Tentons, à la manière d'un rapport de police, de juxtaposer les informations que nous possédons sur Saul au jour de l'Evénement : 1°) Age ; 26 ans environ ; 2°) Petite taille, d'apparence malingre. N'en bénéficie pas moins d'une force physique certaine ; 3°) Né juif à l'étranger, proclame son appartenance au peuple hébreu ; 4°) Pharisien de stricte obédience ; 5°) A acquis auprès d'un professeur éminent une connaissance exceptionnelle de la Bible et de la Loi ; 6°) Langues : grec, hébreu, araméen ; 7°) On ignore s'il est marié ou l'a été ; 8°) Manifeste depuis quelques mois des sentiments violents et témoigne, à l'égard des chrétiens, d'un sectarisme impitoyable ; 7°) Au moment de l'Evénement, est toujours obsédé par cette haine.

Est-il logique qu'une vision — fut elle démesurée —, ou une voix — fût-elle surnaturelle —, puissent conduire au changement radical que l'on va constater chez Saul ? Selon l'exégète moderniste Alfred Loisy, « le système nerveux de Paul était éminemment excitable et surexcité », ce que démontre la persécution à laquelle il vient de présider à Jérusalem. Cette première vision — il y en aura d'autres — « se produisit dans un organisme bien préparé pour la subir ou plutôt pour la produire. » Alfred Loisy explique : « Après s'être rempli l'imagination de ce Messie dont il ne voulait pas, il eut un beau jour l'impression d'être devant Jésus qu'il persécutait, il le vit, il pensa le voir comme ses fidèles disaient qu'il était dans sa gloire, et que plusieurs d'entre eux l'avaient vu ; il fut saisi de l'idée que Jésus était vraiment le Christ, et il se trouva croyant. » Ce que l'on peut objecter à l'auteur — on le fit de son vivant —, c'est que Saul ne pouvait être rempli de la personne de Jésus puisqu'il le connaissait à peine.

Faisons le grand-écart et passons à Daniel-Rops : « Le fait est là, irrécusable, comme il se sera pour saint François d'Assise ou pour Jeanne d'Arc : ce n'est pas dans les limbes d'une conscience plus ou moins troublée par la démence que l'appel retentit qui devait arracher Saul à soi ; c'est dans la réalité même des choses de la terre, sur une route d'Asie, au dur soleil d'un jour de juillet. »

Des contacts que Saul avait pu prendre à Jérusalem avec les chrétiens qu'il persécutait, Jürgen Becker tire l'hypothèse que voici : « Les discussions que Paul menait avec eux lui avaient permis de connaître leur doctrine et sa note christologique. Or voici que ce Jésus lui apparaît ressuscité. Dès lors les choses devenaient plus claires pour lui : ce n'est pas Paul qui devait changer les chrétiens au nom de la Loi ou les persécuter, mais c'était à lui de comprendre Dieu de façon nouvelle, au rebours de son attachement à la Loi. Il devait lui-même changer, puisque ce Jésus sur lequel les chrétiens se fondaient pour justifier leurs transgressions à la Loi était vivant. » Vivant puisqu'il lui était apparu : « C'est ainsi qu'il s'est senti envoyé comme apôtre pour œuvrer auprès des nations sans tenir compte de la Loi. »

Le raisonnement de Jürgen Becker va plus loin : « Si le Dieu qui ressuscite les morts l'a [Jésus] élevé auprès de lui, alors le Dieu des pères et le Dieu de la Loi est devenu le Père de Jésus Christ. »

Souvenons-nous que, dans l'Ancien Testament, Dieu parle quasiment en permanence aux hommes. Il ordonne à Noé de fabriquer une arche. Au temps d'Abraham, il va jusqu'à descendre sur terre — accompagné il est vrai de deux anges — pour annoncer à Sara qu'elle va enfanter ; il la fait rire et se fâche qu'elle ait ri. Au sommet du Sinaï, il remet à Moïse les Tables de la Loi. Les prophètes recueillent sa parole. Loin de s'en étonner, les lecteurs de la Bible — c'est-à-dire tous les juifs — jugent ces intrusions parfaitement naturelles. L'écrivain allemand Léo Baeck, juif lui-même, s'est demandé si l'imprégnation première de Saul n'était pas le moteur de sa métamorphose. Pour un juif tel que lui, « une vision avait forcément la signification d'un appel, l'appel à s'engager dans une nouvelle voie. Il n'était désormais plus en droit de poursuivre l'ancien chemin. Un Grec, s'il avait connu une telle vision, aurait réagi en réfléchissant, en méditant sur la chose, en parlant ou en écrivant à ce sujet. Jamais il n'aurait entendu le commandement judaïque : pars, tu dois te mettre en route. Les Grecs n'avaient pas un Dieu unique ayant tous les droits sur eux et pouvant en faire des messagers. Seul le juif a toujours eu conscience qu'une révélation implique une mission, de sorte que la disponibilité immédiate à suivre le chemin prescrit est le premier témoignage de la foi. Paul savait à présent que la fonction apostolique lui était assignée au nom du Messie ».

Voilà qui peut expliquer beaucoup de choses. Pas tout.

L'excellent Ananias appartient à l'abondante communauté juive de Damas et sans doute s'est-il converti depuis peu au christianisme. Avant d'obéir au Seigneur qui lui commande d'aller rendre la vue à Saul, il a regimbé :

— Seigneur, j'ai entendu bien des gens parler de cet homme et dire tout le mal qu'il a fait à tes saints à Jérusalem !

Réplique sans appel du Seigneur :

— Va, car cet homme est un instrument que je me suis choisi.

Ananias ne songe plus à discuter et court chez Judas. Il trouve Saul en prières.

— Saul, mon frère, dit-il, c'est le Seigneur qui m'envoie, ce Jésus qui t'est apparu sur la route que tu suivais, afin que tu retrouves la vue et que tu sois rempli d'Esprit Saint[30].

[30] Actes 9.13-17.

Il lui impose les mains et, aussitôt, des membranes[31] se détachent des yeux de l'aveugle. Saul passe en un instant de la nuit où il tenait Jésus à la lumière de sa foi en lui. L'épisode s'intègre, avec des détails toujours identiques, dans la toute première tradition chrétienne. Reprenons la lecture de Luc : « Il retrouva la vue et reçut alors le baptême. » Ce baptême, Paul confirme qu'il l'a reçu : « Nous avons tous été baptisés dans un seul Esprit en un seul corps, juifs ou Grecs, esclaves ou hommes libres, et nous avons tous été abreuvés d'un seul Esprit[32]. » Et encore : « Ignorez-vous que nous tous, baptisés en Jésus Christ, c'est en sa mort que nous avons été baptisés[33] ? »

[31] D'autres traductions proposent : « écailles ».

[32] 1 Corinthiens 12.13.

[33] Romains 6.3.

L'eau du baptême n'est pas encore asséchée et Saul a faim. « Puis, dit Luc, quand il se fut alimenté, il reprit des forces. »

Nul ne peut se hasarder à vouloir expliquer comment l'Evénement s'est « décanté » en Saul, comment, peu à peu, il en a expliqué le message. Il ne connaît pas Damas, ville imposante, surpeuplée, ne ressemblant en rien à Jérusalem par son architecture, ses mœurs, sa langue. N'importe quel individu s'y trouverait dépaysé. Que peut-il en être de celui qui sort captif d'un tumulte d'idées et d'impressions l'agressant, sans répit ?

Certains objectent qu'il s'agit de saint Paul et qu'une telle détresse a dû lui être épargnée. Proclamée en 258, la sainteté n'indique nullement que la rencontre avec Jésus ait fait sortir Saul de sa condition d'homme[34]. Les raisonnements dignes d'un philosophe grec qui parsèment ses lettres, ses enthousiasmes, ses amertumes, ses colères, ses espoirs, ses doutes nous le rendent infiniment proche. Que Paul se soit senti guidé par une force supérieure peut difficilement être contesté mais, dans l'histoire des religions, c'est le cas de beaucoup d'autres. La simple raison commande ici — et commandera — à l'historien de chercher comment l'homme Paul a réagi en cela comme en toutes choses.

[34] Depuis 258, saint Paul est fêté le 29 juin, en même temps que saint Pierre.

A peine baptisé, Paul cherche la porte d'une synagogue : Luc le montre ainsi. Se précipiter dans l'un des temples de sa foi juive n'offre rien de logique. Face à un grand malheur, un péril menaçant, une interrogation obsédante, quel croyant — même tiède — ne s'est senti porté à s'élancer dans un lieu de culte pour y prier ?

Luc veut croire que Saul proclamait dans les synagogues « que Jésus était le Fils de Dieu[35] ». Vraiment ? Les Actes, il est vrai, dépeignent la stupeur des auditeurs qui reconnaissent en ce prédicateur inattendu le persécuteur numéro un des chrétiens de Jérusalem. « Mais Saul s'affirmait d'autant plus et il confondait les habitants juifs de Damas en prouvant que Jésus était bien le Messie[36]. » Tant mieux pour eux. Tant mieux pour lui.

[35] Actes 9.20.

[36] Actes 9.22.

L'Académie française énumère cinq sens du mot confondre. Il faut s'arrêter au troisième : « déconcerter, troubler, remplir de stupeur ou de confusion ». C'est bien ainsi que nous voyons les juifs de Damas. Les propos de Saul les laissaient confondus.

Je pose la question au lecteur : comment, vous et moi, nous serions-nous conduits si pareil sort nous était advenu ? Je gage que nous nous serions précipités à Jérusalem pour reconnaître notre erreur et proclamer la lumière dans laquelle nous venions d'être baignés. Nous aurions tenu à informer les persécuteurs qui, en notre nom, s'obstinaient à pourchasser des infortunés. Nous aurions fait ouvrir les prisons où ceux-ci se lamentaient. Nous aurions, en toute humilité, cherché à nous informer de ce Jésus qui venait de nous favoriser d'un don inouï. Les hommes qui avaient escorté le Nazôréen depuis les premiers jours de sa vie publique vivaient à Jérusalem. Nous les aurions suppliés de nous dire tout de ce qu'ils savaient.

Saul n'entreprend rien de pareil. Sans prévenir quiconque, il disparaît de Damas. Exit Saul. Un tel comportement ressemble à une désertion. Aurait-il eu peur ? Ce serait logique : à Jérusalem, il vient de susciter tant de souffrances et tant de haine ! Ou serait-ce qu'il ne supportait pas le poids gigantesque qui l'accablait soudain ? Au mont des Oliviers, Jésus lui-même a supplié son Père de lui épargner l'agonie qui l'attendait. Pas plus que nous, les premiers chrétiens n'ont compris cette fuite. La preuve ? Les Actes des Apôtres observent un silence absolu sur le séjour de Saul en Arabie. Par un tour de passe-passe d'autant plus sidérant qu'il ne peut qu'être délibéré, Luc veut ignorer l'exil en Arabie et, des deux séjours de Damas, n'en fait qu'un seul. Après « un temps assez long », il montre Saul allant à Jérusalem rendre visite à Céphas (Pierre) et à Jacques, « le frère du Seigneur » !

Dans une unique perspective, notre stupeur pourrait s'estomper, voire s'annuler : au fait, qu'avait-il besoin, ce Saul à jamais imprégné d'une présence immensurable, de courir à Jérusalem pour chercher à connaître ce qu'il était sûr de savoir déjà et pour jamais ? « Que Paul ne se soit pas rendu à Jérusalem, prononce Dieter Hildebrandt, est et ne cesse d'être le signe qu'il a tout su d'un coup. »

Peut-on, sur les rapports entre Dieu et les hommes, tout apprendre « l'espace d'une culbute », pour reprendre le mot d'André Frossard ? Si on a la foi, oui.

Avant son départ, Saul n'a donc pris conseil de personne. Non seulement il ne s'en cache pas mais il le revendique. Sans cet orgueil grandiose, Saul de Tarse ne serait pas devenu saint Paul. On en trouve la trace dans l'Epître aux Galates : « Loin de recourir à aucun conseil humain ou de monter à Jérusalem auprès de ceux qui étaient apôtres avant moi, je suis parti pour l'Arabie[37]. » Selon la critique contemporaine, l'Epître a dû être écrite en 56 ou 57, donc vingt ans après le départ précipité de Damas. A cette époque, Paul cherchera à renforcer sa propre autorité pour être davantage entendu. Comment mieux y parvenir qu'en s'affichant, dès après l'Evénement, libre de toute influence et de toute autorité ? Chacun, dit-on, recompose à quarante ans sa propre biographie. En 56-57, Paul dépassera la quarantaine.

[37] Galates 1.16-17.

Il marche.

La « route des rois » — nom millénaire — allonge sous ses pas sa piste caillouteuse. Droit vers le sud, elle permet de rejoindre le port d'Akaba. Les yeux brûlés par le soleil, au milieu de la fournaise qui assaille le corps et assèche la bouche, l'homme de Tarse peut-il méconnaître qu'il emprunte à rebours le chemin des Hébreux lors du retour de l'Exode ? Sans doute, comme plus tard Lawrence et ses bédoins, évite-t-il de marcher en plein midi, préférant les aubes et les crépuscules.

Pendant des jours et des jours, il marche.

L'Arabie des contemporains de Saul désigne une région précise : le pays des Nabatéens. Issus d'une des nombreuses tribus qui nomadisaient dans la région, ils semblent s'être installés, entre le VIIe et le VIe siècle av. J.C., dans ce royaume d'Edom connu comme le berceau de Hérode le Grand. Pour assurer leur prédominance sur les peuples des environs, ces voyageurs du désert ont su user d'un moyen que personne n'aurait attendu d'eux : l'irrigation. D'étendues arides, ils ont fait surgir des moissons. Ne dépassant guère quelques dizaines de milliers d'individus, ils ont fondé l'une des plus brillantes civilisations de leur temps.

Leurs caravanes — l'unique moyen de transport étant le chameau — ont sillonné l'Orient. Sous le roi Arétas III, mille cinq cents tonnes d'encens étaient emportées chaque année vers Rome. Pline a dépeint ces caravanes qui transportaient « l'écaille des tortues de Malacca et le nard[38] du Gange, l'écorce de cannelle de l'Himalaya [...] et des Indes, des diamants et des saphirs, de l'ivoire et du coton, de l'indigo, du lapis-lazuli et surtout du poivre, des dattes et du vin, de l'or et des esclaves. »

[38] Herbe indienne odoriférante dont on extrait un parfum recherché.

Singulier royaume dont on est incapable de fixer les limites. A son apogée, il s'est étendu sur la Jordanie actuelle, une partie de la Syrie et les déserts de l'Est. La capitale d'Arétas III était Pétra.

S'éloignant de la route des rois, le moment est venu où Saul va bifurquer vers l'ouest et s'enfoncer dans un défilé qui précisément conduit à Pétra.

Je me souviens. Pour escalader la montagne du haut de laquelle on peut le mieux découvrir Pétra au lever du soleil, ma femme et mes enfants avaient quitté l'hôtel en pleine nuit. Mon cardiologue m'interdisant ce genre d'exploit, j'ai simplement calculé l'heure de les rejoindre dans la vallée. Au début de la matinée, ayant fuit les mulets proposés en abondance, c'est à pied que j'ai rejoint le chemin par lequel on accède aux merveilles. Après avoir suivi le lit du wadi Mûsa et imitant l'exemple de Saul, je me suis glissé entre deux parois de roc hautes chacune de cent mètres. Un kilomètre plus loin a surgi l'un des plus prodigieux sites du monde : Pétra, la ville rouge.

Bien sûr, le nom vient de pierre, mot grec. Le miracle est né de la force de l'eau, du vent et des soubresauts de la nature : le tout a sculpté le grès autant que le calcaire et juxtaposé les couleurs, du jaune strié de bleu à l'écarlate, du mauve au lie-de-vin. Des hommes se sont fixés là il y a dix mille ans. Dès le IIIe siècle av. J.-C., fascinés par ce décor offert, les Nabatéens l'on semé de monuments par centaines, temples et tombeaux souvent sculptés dans la montagne elle-même.

Or quand Saul parvient à Pétra, ces Nabatéens traversent des moments difficiles. Le tétrarque de Galilée, Hérode Antipas, a épousé la fille d'Arétas IV, leur roi. Après quoi, il s'est pris d'une folle passion pour Hérodiade, la femme de son demi-frère. Répudiée, la fille d'Arétas lui a été renvoyée sans autre forme de procès. Ce qui, comme on pense, n'a pas plu au roi des Nabatéens. Très tenté d'aller faire rendre gorge au gendre qui l'avait offensé, il a dû y renoncer par crainte d'encourir la colère des Romains, fidèles alliés des Hérode. Arétas IV s'est contenté de causer mille ennuis aux juifs de la région. D'évidence, Saul tombe assez mal. Il n'en restera pas moins en Arabie pendant trois ans.

Qu'y a-t-il fait ?

Certains Pères de l'Eglise ont cru qu'il avait gagné cette région dans le seul but d'évangéliser les Nabatéens. L'argument qu'ils avançaient frappe encore aujourd'hui : comment, après l'Evénement, Saul aurait-il pu se taire ? Certes. Faut-il cependant en déduire que le détenteur d'un tel secret ait choisi de le confier aux Nabatéens ? Devons-nous voir le petit homme prêcher, dans une langue qu'il ignore, des gens qu'il ne connaît pas ? Etait-il prêt, d'ailleurs, à évangéliser d'autres que des juifs alors qu'il ne se sentait pas la force — le départ de Damas en est le signe — de convaincre ceux de Syrie ?

D'aucuns ont rappelé la conversion de saint Augustin qui a ressenti la nécessité d'un « temps d'arrêt » pour mettre de l'ordre dans le « tumulte » — lui aussi — de ses pensées et de ses sentiments. On a cité Nietzsche : « Quiconque sera un jour porteur d'un message important se tait longtemps ; quiconque veut produire la foudre doit longtemps être un nuage. » On a rappelé la prédilection des prophètes, des ermites, des stylites pour le désert.

Saul aurait-il alors voulu fuir la question redoutable qui peut-être obsédait son esprit : Et si j'avais rêvé ? La repoussant d'un cri d'effroi. Ressentant, l'ayant perdue, la présence du Seigneur pour la perdre encore — et la retrouver.

Questions sans réponse. La seule indication sérieuse nous vient, cette fois encore, de Paul. Rentré à Damas, il devra essuyer de sérieux désagréments de la part de l'envoyé d'Arétas IV. Pour le suivre jusque là de son ressentiment, il faut que ce roi nabatéen se soit précédemment trouvé en rapport avec lui et qu'un grave conflit ait surgi entre eux.

Faisons encore le point. Reprenant conscience après l'Evénement, Saul va vers les juifs parce qu'il ne connaît que les juifs. Ils le repoussent. Impossible de regagner Jérusalem : on se vengerait sur lui de la tragique erreur dans laquelle il a entraîné ses concitoyens. Alors partir. N'importe où. Sans but autre que de laisser derrière lui ce poids trop lourd. L'Evénement ? C'est dans son cœur qu'il l'emportera. Au sortir de Damas, il n'y a guère que le désert. Il s'y enfonce. De l'argent emporté de Jérusalem, il lui reste de quoi vivre quelque temps. Après ? Aucun problème. Il est tisseur de tentes. En Arabie comme ailleurs, on a besoin de tentes. Quand il entamera ses voyages d'apostolat, c'est exactement ce qu'il fera : entrant dans une ville, il se mettra à tisser.

On en vient à se dire que la colère du roi Arétas aurait pu être d'ordre commercial. Conflit de Saul avec des fournisseurs ou des clients proches du roi ? Quand la menace se précise — crainte de la prison ? —, Saul regagne Damas. Aucun document ne vient étayer cette hypothèse. Pourtant elle se tient.

Le jour viendra où Paul comparera ce qu'il a reçu à un trésor tout en reconnaissant la fragilité : « Ce trésor, nous le portons dans des vases d'argile, pour que cette incomparable puissance soit de Dieu et non de nous[39]. »

[39] 2 Corinthiens 4.7.

L'homme n'est-il pas lui-même un vase d'argile ?

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