Discours aux Gentils

Chapitre VII

73 Mais c’est trop peu que les dépositions favorables de la Philosophie. Appelons à notre aide la Poésie elle-même, qui, livrée aux frivolités et aux mensonges, ne rendra que difficilement témoignage à la vérité, disons mieux, confessera aux pieds de la Divinité ses aventureux écarts dans le domaine de la fable. Prenons le premier venu d’entre les poètes. C’est Aratus, qui déclare que la puissance de Dieu pénètre partout : « À lui s’adressent nos premiers et nos derniers hommages pour le maintien de l’harmonie universelle. Salut à toi, père des humains, être merveilleux dans ta grandeur et source de tous les biens ! »

Le vieillard d’Ascra désigne ainsi Dieu : « Il est le chef et le monarque universel : nul autre immortel ne possède ce glorieux privilège. »

74 Mais la scène tragique elle-même nous dévoile la vérité : « Si vos regards s’élèvent vers l’éther et vers le ciel, croyez que vous avez vu Dieu, » dit Euripide.

Le fils de Sophille, Sophocle, parle ainsi : « Dans la vérité, il n’y a qu’un Dieu, oui, il n’y a qu’un Dieu, qui a fait le ciel et la terre, et la mer azurée, et les vents impétueux. Mais, dans l’égarement de notre cœur, vains mortels que nous sommes, nous avons dressé aux dieux des statues, comme pour trouver dans ces images de bois, d’airain, d’or, d’ivoire, une consolation à nos maux. Nous leur offrons des sacrifices ; nous leur consacrons des fêtes pompeuses ; et après cela, nous nous applaudissons de notre piété. »

C’est ainsi que Sophocle proclamait la vérité sur la scène, en face des spectateurs, dont il pouvait redouter la colère. Le fils d’Œagre, Orphée le Thrace, tout à la fois poète et interprète des dieux, après avoir exposé le mystère des fêtes de Bacchus, et tout le culte idolâtrique, change brusquement de langage au profit de la vérité, et entonne, quoique tardivement, l’hymne sacré : « Je déchirerai les voiles pour ceux qui ont la permission de voir : profanes, qui que vous soyez, fermez les portes du sanctuaire ! Ô toi, Musée, fils de la brillante Sélène, prête une oreille attentive à mes accents ; je vais te révéler des secrets sublimes. Que les préjugés vains et les affections de ton cœur ne te détournent point de la vie heureuse. Fixe tes regards sur le Verbe divin ; ouvre ton âme à l’intelligence, et marchant dans la voie droite, contemple le roi du monde unique, immortel. »

Puis, le poète poursuit en termes plus manifestes encore : « Il est un ; il est de lui-même ; de lui seul tous les êtres sont nés ; il est en eux et au-dessus d’eux : invisible à tous les mortels, il a les yeux ouverts sur tous les mortels. »

Ainsi chante Orphée : il reconnaît enfin l’égarement de ses pensées : « Mais toi, ô homme, si fécond en expédients, ne tarde pas davantage. Reviens sur tes pas, et désarme la colère de la Divinité. »

En effet, si les Grecs sur lesquels est tombée quelque étincelle du Verbe divin, ont promulgué une faible partie de la vérité, ils attestent par là même qu’elle renferme une puissance qu’il est impossible de comprimer ; mais ils accusent en même temps leur propre faiblesse, puisqu’ils ont manqué le but.

75 Qui ne voit par conséquent que vouloir agir et parler sans l’intervention du Verbe, c’est ressembler au malade qui essaie de marcher avec des jambes perdues ?

Ah ! du moins, puisse le ridicule dont vos poètes, entraînés par la force de la vérité, couvrent vos dieux jusque sur la scène comique, vous déterminer à embrasser le salut ! Le poète Ménandre nous dit, dans la pièce intitulée le Cocher : « Fi d’un Dieu qui court les rues dans la compagnie d’une vieille femme ; fi de cet homme qui se glisse dans les maisons, ses tablettes de mendiant à la main ! »

L’allusion tombe ici sur les prêtres qui allaient quêter de porte en porte pour Cybèle. De là, l’ingénieuse réponse d’Antisthène : « Je ne me pique pas de nourrir la mère des dieux quand les dieux refusent de la nourrir. » Le même poète comique s’indigne contre une coutume de son temps, et poursuit dans le Prêtre, avec non moins de finesse que de vérité, l’aveuglement de ses contemporains : « Si l’homme peut, avec le bruit de ses cymbales et de ses tambours, conduire le Dieu partout où bon lui semble, quiconque est armé de ce pouvoir est supérieur au Dieu lui-même. Rêves d’une folle confiance ! Pures imaginations de l’homme ! »

76 Mais que dis-je ? Ménandre n’est pas le seul qui tienne ce langage. Homère, Euripide, beaucoup d’autres poètes, convainquent de néant tous vos dieux, et ne leur épargnent jamais l’ironie, dès que l’occasion s’en présente. Écoutez-les ! Ici, Minerve a le regard effronté d’un chien ; là, Vulcain boîte des deux jambes. Ailleurs, Hélène poursuit Vénus de cette imprécation : « Puisses-tu ne jamais remettre les pieds dans l’Olympe ! »

Homère insulte ainsi ouvertement au dieu des vendanges : « Pendant que Bacchus est en proie à ses fureurs, l’étranger souleva contre le fils de Jupiter ses nourrices égarées. Toutes jetèrent le thyrse, à l’instigation du cruel Lycurgue. »

Euripide ne se montre-t-il pas le digne élève de Socrate, lorsque, les yeux uniquement fixés sur la vérité, il brave ainsi l’opinion des spectateurs ? Tantôt il s’attaque « à cet Apollon, qui, placé au point central de la terre, rend aux hommes des oracles infaillibles. »

« Poussé par ses conseils, s’écrie-t-il, j’ai immolé ma mère. C’est un infâme ; traînez-le au supplice, et qu’il soit mis à mort. Le crime appartient à lui seul. Pour moi, je suis innocent ; j’ignorais où étaient la justice et la vertu. »

Tantôt il nous montre sur la scène un Hercule furieux ; ailleurs il en fait un débauché, plein de vin, et que nul aliment ne peut rassasier. Faut-il s’en étonner quand on le voit, déjà gorgé de viandes, « manger des figues vertes, et pousser des cris extravagants qui excitaient la pitié même d’un Barbare ? » Dans Ion, il livre à la publicité du théâtre l’infamie des Dieux.

N’est-ce pas une révoltante injustice, que les législateurs de la terre vivent eux-mêmes sans aucune loi ? Si, par impossible, qu’importe cependant ? je dirai la vérité, si, par impossible, les hommes vous châtiaient de vos adultères, toi, Neptune et toi, roi suprême de l’Olympe, il y a longtemps que les temples seraient vides sur la terre. »

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