Le Pédagogue

LIVRE PREMIER

CHAPITRE VIII

Contre ceux qui croient que celui qui est juste n’est pas bon.

Il est des hommes qui s’élèvent ici contre nous, prétendant que Dieu n’est pas bon parce qu’il effraie, menace et châtie. Ils ne comprennent point ces paroles de l’Écriture : « Celui qui craint Dieu se convertira en son cœur, » et ils oublient que par un excès d’amour le Seigneur s’est fait homme pour nous sauver. Lorsque le prophète lui adresse avec abandon cette prière pleine de tristesse « Souvenez-vous de nous parce que nous ne sommes que poussière, » c’est comme s’il lui disait, ayez pitié de nous, vous qui, ayant revêtu notre chair, en connaissez toute la faiblesse. Comment donc accuser notre bon et divin Pédagogue de ne pas nous aimer, lui qui, par un excès de clémence et d’amour, souffre pour ainsi dire dans les souffrances de chacun de nous ? Il n’est rien que Dieu haïsse, car il ne peut haïr une chose et la vouloir en même temps ; il ne peut point vouloir qu’elle ne soit pas et être la cause qui la fait exister. Son aversion seule suffit pour qu’elle ne soit pas. Or, il n’est rien que Dieu n’ait créé, il n’est donc rien que Dieu haïsse. Ce que je dis de Dieu, je le dis du Verbe ; car le Verbe et Dieu ne font qu’un. Lui-même l’a dit : « Au commencement était le Verbe, et le Verbe était avec Dieu, et le Verbe était Dieu. » Dieu ne hait aucune de ses créatures : il les aime donc toutes, et principalement l’homme, la plus noble qui soit sortie de ses mains, la seule qui soit capable de le connaître, de l’aimer et de le servir. L’homme est donc l’objet de l’amour de Dieu, et par conséquent de celui du Verbe. Celui qui aime, s’efforce d’être utile à l’objet aimé. Ce qui est utile est préférable à ce qui ne l’est pas. Rien n’est préférable à ce qui est bon ; ce qui est bon est donc utile. Dieu est bon, Dieu donc est utile et sa bonté, qui se communique à nous naturellement, nous est utile en toutes choses. Dieu ne nous est pas seulement utile, il prend encore soin de nous ; il ne prend pas seulement soin de nous, il nous sert avec la plus tendre sollicitude. Cette tendre sollicitude prouve qu’il nous secourt volontairement et avec joie ; mais l’envoi qu’il fait du Verbe le prouve encore mieux, du Verbe qui a pour les hommes la même bienveillance que le Père. Ni Dieu n’est bon ni la justice bonne, précisément pour quelque vertu qui soit en lui ou en elle : Dieu est appelé bon parce qu’il est la bonté même ; la justice est bonne parce que sa nature est de l’être. Elle n’est point agréable, elle est utile ; car elle n’accorde rien à la faveur et donne tout au mérite. Mais, disent nos adversaires, si Dieu est bon et aime les hommes, d’où vient qu’il s’irrite contre eux et les punit ? Expliquons ceci en aussi peu de mots que nous le pourrons. Cette explication ne sera pas d’un faible secours aux enfants. Les passions cèdent souvent à la rigueur et à la sévérité des préceptes, elles meurent devant la crainte des supplices. Les réprimandes sont à l’âme ce que la chirurgie est au corps ; elles guérissent nos passions les plus invétérées ; elles purifient notre âme des souillures d’une vie impudique et licencieuse ; elles coupent les chairs de l’orgueil comme les instruments de chirurgie coupent les chairs malades de notre corps ; elles nous ramènent ainsi à la sainteté qui est notre état naturel, et nous conduisent au salut. Un chef d’armée qui punit les crimes de ses subordonnés, tantôt par l’amende, tantôt par la prison, quelquefois du dernier supplice, agit ainsi pour assurer son empire dans l’esprit des autres par la crainte des mêmes châtiments. Il en est de même du Verbe, ce maître de tout l’univers ; il s’efforce de ramener à lui, par des exemples menaçants, ceux que leurs passions en éloignent ; il n’oublie rien pour les ramener à l’obéissance, pour les délivrer de l’esclavage et de l’erreur, pour leur faire vaincre leur ennemi et les faire entrer dans le séjour paisible de l’éternelle paix. Comme il persuade, exhorte et console, il loue, il blâme, il reproche. N’est-ce pas un admirable artifice, et peut-on dire que ces reproches qui sont une marque de bienveillance en soient, au contraire, une de haine ? sans doute nos amis et nos ennemis nous reprochent également nos fautes, mais ceux-ci le font par raillerie et ceux-là par bienveillance. Dieu donc ne hait point les hommes parce qu’il les menace, puisque, pouvant justement les perdre, il est mort pour les sauver. Il se sert de la menace comme d’un fouet pour nous réveiller. Au moment de punir il s’arrête, il exhorte encore. Ceux que la louange n’émeut point, il les blâme ; ceux que le blâme laisse insensibles, il s’efforce, par la menace, de les conduire à la vérité. « Il réveille d’un sommeil profond et semblable à la mort. » Il exprime d’une manière allégorique ses soins innombrables pour nous, lorsqu’il dit : « Je suis la vraie vigne, et mon père est le vigneron ; il retranchera toutes les branches qui ne portent point de fruit en moi, et il émondera toutes celles qui portent du fruit, afin qu’elles en portent davantage. » Toute vigne qui n’est point taillée devient sauvage et cesse de produire. Il en est de même de l’homme, et comme le vigneron retranche avec soin les rameaux inutiles de la vigne, ainsi le Verbe retranche de notre âme les passions mauvaises qui la corrompent. Lorsqu’il reprend ceux qui pèchent, c’est leur salut qu’il considère ; il les reprend d’une manière conforme à leur esprit et à leurs mœurs, ceux-ci d’une manière forte et sévère, ceux-là avec douceur et tendresse. « Ayez bon courage, dit Moïse, quand le Seigneur vous éprouve ; il s’est approché de vous, afin que sa crainte vous retienne et que vous ne péchiez point. »

Platon dit admirablement : « C’est être bon envers les coupables que de les châtier, car le châtiment les corrige et les rend meilleurs. » Cette pensée de Platon prouve que la justice et la bonté sont une seule et même chose. La crainte elle-même nous est utile. « L’esprit qui craint Dieu vivra. » L’espérance produit la crainte, la crainte produit le salut. Le même Dieu, qui est le Verbe, nous punit et nous juge. C’est de lui que le prophète Isaïe a dit : « Le Seigneur l’a livré pour nos péchés ; » C’est-à-dire que le Seigneur l’a choisi pour corriger et châtier les pécheurs. Lui seul a le pouvoir de nous remettre nos péchés, parce que Dieu l’a nommé notre Pédagogue ; lui seul peut discerner l’obéissance de la désobéissance à ses lois. Ses menaces prouvent clairement qu’il n’a aucune intention de nous faire du mal, aucun désir de les accomplir, mais qu’il s’efforce de nous inspirer une frayeur salutaire du péché. Elles prouvent, dis-je, sa bienveillance envers nous, puisque, nous montrant sans cesse le châtiment, il le diffère aussi longtemps qu’il le peut. Le serpent, qui est mauvais, mord aussitôt qu’il est blessé. Dieu, qui est bon, avertit longtemps avant de frapper. J’assemblerai sur eux les maux et j’épuiserai sur eux mes flèches. Ils périront par la faim et ils seront la pâture des oiseaux de proie. J’enverrai contre eux la rage des bêtes féroces, la fureur des serpents et de tous les animaux qui rampent sur la terre. Le glaive les dévastera au-dehors, et au-dedans l’épouvante. Dieu ne s’irrite point contre nous, comme quelques-uns le pensent, mais son inépuisable bonté ne se lasse pas de nous montrer le chemin qu’il faut suivre, le chemin qu’il faut éviter.

N’est-ce pas un soin admirable, effrayer pour n’avoir pas à punir ? La crainte du Seigneur dissipe le péché, et celui qui est sans crainte ne pourra devenir juste. Le Seigneur ne nous punit point dans un esprit de colère, mais dans un esprit de justice. Sa justice est toute à notre intérêt et notre avantage. Chacun de nous choisit le supplice lorsqu’il choisit le péché ; la faute de ce choix nous appartient et ne peut être imputée à Dieu. Que si notre injustice fait paraître davantage la justice de Dieu, que dirons-nous ? « Dieu, pour parler selon l’homme, n’est-il pas injuste de nous punir ? Non, sans doute ; car si cela était, comment serait-il le juge du monde ? Écoutez-le quand il menace : Si j’aiguise mon épée comme la foudre, et si mon bras s’arme du jugement, je me vengerai de mes ennemis et je leur paierai leur salaire. J’enivrerai mes flèches de leur sang, et mon épée dévorera leur chair et s’abreuvera du sang des tués. » Ceux donc qui ne haïssent ni le Verbe ni la vérité, ceux qui ne haïssent point leur propre salut, n’auront point de part à ces cruelles vengeances. Pourquoi Dieu les traiterait-il en ennemis ? « La crainte du Seigneur est la couronne de la sagesse. » Le Verbe nous rend raison de sa conduite dans ce passage du prophète Amos : « Je vous ai détruits comme autrefois le Seigneur avait détruit Sodome et Gomorrhe ; vous avez été comme un tison arraché à l’incendie, et vous n’êtes pas revenus à moi, a dit le Seigneur. » Voyez comme le Seigneur cherche partout le repentir ; comme ses intentions bienveillantes brillent à travers ses menaces : « Je détournerai ma face de dessus eux, et je leur montrerai ce qui est en eux. Là, en effet, où regarde Dieu, là est la paix et la vertu. » Là où il cesse de regarder, pénètrent le vice et le désordre ; la malignité humaine, contenue et étouffée par sa présence, reparaît dès qu’il se retire. « Considérez donc, dit l’apôtre, la bonté et la sévérité de Dieu ; sa sévérité envers ceux qui sont tombés, et sa bonté envers vous, si toutefois vous persévérez dans l’état où sa bonté vous a mis ; autrement vous serez aussi retranché. » Celui qui est bon de sa nature, hait naturellement le vice et se plaît à châtier ceux qui s’y abandonnent ; car le châtiment leur est bon et utile. La vengeance divine est une punition du crime commis, punition avantageuse au coupable. Comment, sans cela, la vengeance plairait-elle à Dieu, lui qui nous ordonne de prier pour ceux qui nous offensent. La bonté de Dieu n’a pas besoin d’être prouvée ; tout le monde la reconnaît et l’avoue. Je n’aurai besoin, pour prouver sa justice, que de vous mettre sous les yeux ce passage de l’Évangile : « Afin que tous ils soient un, comme vous, mon père, en moi, et moi en vous, qu’ils soient de même un en nous, afin que le monde croie que vous m’avez envoyé ; et je leur ai donné la gloire que vous m’avez donnée, afin qu’ils soient un comme nous sommes un. Je suis en eux et vous êtes en moi, afin qu’ils soient consommés dans l’unité. » Dieu est un au-delà de l’un et au-dessus même de l’unité, de sorte que cette particule, vous, a une force démonstrative pour faire connaître ce Dieu, être unique, qui est, qui a été, et qui sera ; ce nom d’être renferme ces trois différences de temps. Que ce Dieu qui est unique soit aussi le seul qui soit juste, le même Évangile le prouve : « Mon père, je désire que là où je suis, ceux que vous m’avez donnés soient aussi avec moi, afin qu’ils contemplent la gloire que vous m’avez donnée, parce que vous m’avez aimé avant la création du monde. Père juste, le monde ne vous a point connu ; mais moi je vous ai connu, et ceux-ci ont connu que vous m’avez envoyé, et je leur ai fait connaître votre nom, et je le leur ferai connaître, afin que l’amour dont vous m’avez aimé soit en eux et moi en eux. » « Je suis, dit-il ailleurs, le Seigneur ton Dieu, le Dieu fort, le Dieu jaloux, poursuivant l’iniquité des pères sur les enfants, l’iniquité de ceux qui me haïssent ; et faisant miséricorde mille fois à ceux qui m’aiment et gardent mes commandements. » C’est lui qui place les uns à sa droite, les autres à sa gauche.

Nous attribuons la bonté au Père et la justice au Fils, qui est le Verbe du Père, parce que ces vertus sont inséparables comme leurs personnes, et que leur puissance est infinie et égale comme leur amour. Il jugera l’homme selon ses œuvres, nous faisant auparavant connaître Jésus, qui est sa justice ; et Jésus nous faisant connaître son Père, qui est sa bonté. La miséricorde et la colère l’accompagnent, car il est aussi patient que puissant, et menace pour pardonner. Sa miséricorde et sa colère ont un même but, le salut des hommes. Le Fils de Dieu nous dit que la bonté de son Père s’étend également sur les bons et sur les méchants. « Soyez donc, dit-il, miséricordieux comme votre père est miséricordieux. Personne n’est bon, si ce n’est mon Père, qui est dans les cieux, qui fait lever son soleil sur les bons et sur les méchants, et fait pleuvoir sur les justes et sur les injustes. C’est lui qui a fait le soleil et les nuages qui donnent la pluie ; il les distribue à toutes ses créatures dans une même proportion, prouvant ainsi à la fois sa miséricorde, sa justice et son unité. » « Je verrai les cieux, dit le prophète, qui sont l’ouvrage de vos mains. Celui qui a créé les cieux habite dans les cieux ; et, le ciel est votre demeure. » Le Seigneur priant son Père, lui dit : « Notre Père, qui êtes dans les cieux. » La demeure des cieux appartient à celui qui les a créés Notre Seigneur Jésus-Christ est donc le fils du Créateur, c’est-à-dire de celui qui est juste, puisque la justice du Créateur n’est mise en doute par personne. Saint Paul comprend ainsi cette justice et cette bonté réunies, et les explique en ces termes, afin de rendre témoignage à la vérité : Mais maintenant la justice que Dieu donne sans la loi nous a été découverte ; elle a été attestée par la loi et les prophètes, et cette justice que Dieu donne par la foi en Jésus-Christ est pour tous ceux et sur tous ceux qui croient en lui ; car il n’y a point de distinction, parce que tous ont péché et n’ont rien dont ils puissent se glorifier, si ce n’est en Dieu ; étant justifiés gratuitement par sa grâce, par la rédemption qu’ils ont en Jésus-Christ. Ce qui est juste est nécessairement bon. Voilà pourquoi il est écrit : La loi est sainte, le précepte est saint, juste et bon. La justice et la bonté forment le pouvoir divin. « Personne dit-il n’est bon, si ce n’est le Père. » Mais le Fils, qui est dans le Père, n’est-il pas bon aussi, et n’est-ce pas le sens de ces paroles : « Personne n’a connu le Père ? » car le père était tout avant que le Fils vînt au monde. Il n’y a donc qu’un seul Dieu, bon, juste, créateur, père et fils tout ensemble, à qui grâces soient rendues dans les siècles des siècles. Amen. Il est naturel à la douceur du Verbe de menacer ceux qu’il veut sauver. C’est un digne remède de sa bonté toute divine, de nous faire rougir de nos fautes et de nous en détourner par la honte. Si le blâme est utile, les menaces le sont aussi. Elles réveillent l’âme de l’engourdissement où elle périrait, et bien loin de la blesser mortellement, elles la ramènent à la vie par une légère douleur. La sagesse du Pédagogue éclate en mille façons différentes ; il rend témoignage en faveur des bons, il les connaît, les appelle à lui, et les rend meilleurs. Ceux, au contraire, qui vont l’offenser, il les en détourne et leur montre le droit chemin où ses nouvelles lois les vont diriger. Est-il une grâce plus grande que ce témoignage qu’il rend de nous ? C’est notre Sauveur qui rend témoignage devant notre juge. Nous devons même lui savoir gré de sa colère, si l’on peut appeler colère les avertissements pleins de bienveillance que son amour pour nous lui fait nous donner, et songer que si Dieu ressent nos passions, c’est qu’il s’est fait homme pour nous sauver.

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