Le Pédagogue

LIVRE TROISIÈME

CHAPITRE IX

Des justes motifs que nous pouvons avoir de nous baigner.

Rentrant donc dans mon sujet, dont je me suis insensiblement écarté, je dirai que les motifs qui nous portent à nous baigner sont de quatre sortes : la propreté, la chaleur, la santé, et enfin le plaisir. Toute volupté physique étant criminelle, ce dernier motif doit être entièrement et absolument rejeté. Les femmes se peuvent baigner pour cause de santé et de propreté ; les hommes ne le peuvent que pour leur santé. L’excès de la chaleur pouvant être combattu et détruit par d’autres moyens, ce motif est également inadmissible. D’ailleurs, l’usage trop fréquent du bain affaiblit les forces naturelles, les relâche, les dissout presque, et les amène souvent au point où sont celles d’un homme qui est près de s’évanouir. Le corps humain, plongé dans l’eau, l’attire et la pompe par tous ses pores, de la même manière à peu près que les arbres et les végétaux. En voulez-vous une preuve évidente ? Si vous entrez dans le bain avec la soif, vous en sortez désaltéré. Il ne faut donc pas se baigner sans avoir de justes motifs de le faire. Le nom que les anciens donnaient aux bains indique assez qu’ils pensaient que leur action sur le corps de l’homme a de la ressemblance avec celle que les foulons ont sur l’étoffe. En effet, ils rident le corps et le vieillissent avant le temps, par un frottement continu ; ils le rongent et l’amollissent comme le feu amollit le fer. C’est d’une température égale et modérée, semblable à celle de notre corps, que nous avons besoin pour nous bien porter. L’usage des bains est nuisible en plusieurs circonstances, pourquoi donc en user toujours ? Il l’est lorsqu’on est affaibli par une diète prolongée ; il l’est encore lorsqu’on a l’estomac trop chargé de nourriture. Pour en user, il faut avoir égard à l’âge, au tempérament et à la saison de l’année. Utile à quelques-uns, il ne l’est point à tous ; ceux mêmes à qui il est utile quelquefois, il ne le leur est point toujours, comme l’avouent ceux dont l’état est d’étudier et de connaître ses diverses influences.

Pour nous, il nous suffit d’apporter en ceci la même modération que nous devons conserver dans toutes les actions de notre vie : ne point nous servir dans le bain des mains d’autrui, mais des nôtres ; ne point nous en faire un plaisir dont nous usions assidûment et plusieurs fois par jour, comme celui de la promenade. Nous entourer de nombreux domestiques occupés à nous arroser d’eau pendant que nous sommes dans le bain, c’est insulter à la dignité de notre prochain par un raffinement de volupté ; c’est en quelque sorte nous approprier l’usage du bain et ne pas comprendre qu’il appartient aux autres aussi bien qu’à nous. Surtout ne nous lassons point de baigner notre âme dans les pures maximes de la raison. Le corps aussi doit être lavé et purifié des ordures qui en sortent et qui s’y attachent ; mais il faut choisir l’instant où les fatigues du travail rendent le délassement du bain nécessaire à notre santé. « Malheur à vous, scribes et pharisiens hypocrites, disait le Seigneur, parce que vous êtes semblables à des sépulcres blanchis qui au-dehors paraissent beaux aux hommes, mais qui au-dedans sont pleins d’ossements de morts et de corruption ! » Malheur à vous, qui purifiez le dehors de la coupe et du vase pendant qu’au-dedans vous êtes pleins de rapines et de souillures ! Pharisiens aveugles, purifiez d’abord le dedans de la coupe et du vase, afin que le dehors soit pur aussi. Le plus utile et le meilleur de tous les bains est celui qui purifie l’âme de ses souillures ; c’est ce bain tout spirituel dont le prophète parle évidemment dans ce passage : « Le Seigneur a purifié de leurs souillures les fils et les filles d’Israël, il ôtera le sang d’au milieu d’eux, le sang de l’iniquité et le meurtre des prophètes. » La nature et le mode de cette purification de l’âme nous sont enseignés par le Seigneur même : « Purifiez-vous, nous dit-il ; purifiez-vous avec une ardeur toujours croissante dans un esprit de justice et de vérité. » Quant aux ordures du corps, il suffit d’un peu d’eau pour les enlever, comme on le fait à la campagne, où manquent les établissements de bains.

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