Le Pédagogue

LIVRE TROISIÈME

CHAPITRE X

Ceux qui mènent une vie conforme à la raison doivent se livrer à des exercices choisis et modérés.

Les exercices du gymnase suffisent aux jeunes gens ; peut-être même conviendrait-il que les hommes faits les préférassent de beaucoup à l’usage des bains, parce que ces exercices ont quelque chose de mâle et de généreux qui donne au corps des habitudes constantes de force et de santé, et à l’âme de nobles sentiments par l’amour des louanges et de la gloire. Il est donc sage et utile de s’y livrer, pourvu qu’on ne le fasse point avec une ardeur immodérée qui détourne de soins plus solides et plus essentiels. Les travaux physiques ne doivent pas être interdits aux femmes ; seulement il ne faut pas les exhorter aux jeux de la lutte et de la course. Ces exercices violents ne leur conviennent point ; mais tous les ouvrages d’aiguille et de broderie, mais tous les soins divers que réclame d’elles le bien-être intérieur de leur famille, dont elles sont les protectrices naturelles et obligées. Leur devoir est de veiller aux objets dont leurs maris ont besoin, et de les leur apporter elles-mêmes. Aucun des soins du ménage ne peut être pour elles un légitime sujet de honte ; ni les travaux de la boulangerie, ni la préparation même des autres aliments, pourvu que leurs maris trouvent bon et convenable qu’elles s’y livrent. Conserver et entretenir en bon état les vêtements divers nécessaires à leurs familles, apprêter à leurs maris le boire et le manger, et le leur présenter avec une aimable honnêteté ; se faire ainsi à elles-mêmes une santé facile et habituelle, quels soins peuvent être plus doux, quels exercices plus agréables ? Notre Pédagogue divin aime les femmes de ce caractère. Il aime à les voir toujours occupées d’utiles travaux, tenir d’une main le fuseau et l’aiguille, de l’autre recevoir le pauvre, le soutenir dans sa faiblesse, le nourrir dans son indigence, et ne pas rougir, à l’imitation de Sara, de donner aux voyageurs fatigués tous les soins d’une hospitalité secourable. « Hâtez-vous, disait Abraham à son épouse, mêlez trois mesures de fleur de farine, et placez des pains sous la cendre. » « Rachel, dit encore l’Écriture, Rachel, fille de Laban, s’avançait avec les troupeaux de son père. » Ces paroles ne suffisant point à l’écrivain sacré pour montrer combien cette sainte fille, destinée à la couche de Jacob, était éloignée de tout faste et de tout orgueil, il ajoute : « Car elle paissait elle-même les brebis de son père. » Toute la divine Écriture est pleine de mille autres exemples innombrables de travail, d’exercice et de frugalité.

Quant aux hommes, les mêmes exercices ne conviennent point indistinctement à tous : les uns peuvent s’exercer nus à la lutte ; les autres, au jeu du disque, de la balle et du ceste, surtout en plein air et à l’ardeur du soleil. Il suffit à d’autres du délassement de la promenade, soit à la campagne, soit dans la ville. Ceux qui aiment les travaux des champs s’y peuvent encore livrer sans crainte ; c’est une occupation tout-à-fait digne d’un homme libre, et le gain qu’on en retire est honorable et légitime à la fois.

Pittacus, roi de Mytilène, dont j’allais oublier de vous citer l’exemple, se livrait chaque jour à un travail manuel pour se délasser des soins pénibles de la royauté. Ne pensez pas qu’il vous soit honteux de puiser l’eau et de fendre le bois dont vous avez besoin ; il est au contraire toujours beau et honorable de se servir soi-même. Jacob paissait les brebis que Laban lui avaient laissées, et tenant en main sa houlette comme un signe de sa royauté, il forçait, par son industrie, la nature à lui obéir. Plusieurs enfin trouvent dans la lecture à haute voix un utile et salutaire exercice. Quant à la lutte dont nous admettons la convenance et l’utilité, c’est à condition qu’on ne se livrera point à ce jeu par une jalouse envie de montrer ses forces et son adresse, et d’acquérir ainsi une vaine gloire, mais seulement pour assouplir ses membres et pour combattre la sueur qui affaiblit, par le travail qui fortifie. Il n’y faut mettre ni artifice ni supercherie. Il faut lutter avec franchise et simplicité par la tension et le déploiement réel et soutenu de son cou, de ses mains et de ses flancs. Cet exercice est, en effet, réellement mâle et généreux, lorsqu’il a pour unique but l’utile entretien des forces et de la santé. Trop d’adresse dans les jeux gymnastiques en accuse aussi trop de soin. C’est montrer qu’on préfère aux études libérales celles qui ne le sont point. Tout ce qu’on fait, il le faut faire avec une sage mesure. Comme il est bien de travailler avant le repas, il est mal de se fatiguer par un travail excessif, source de nombreuses maladies. Il ne faut être ni toujours oisif, ni toujours occupé au-delà de ses forces. Les règles de modération que nous avons données pour le boire et pour le manger doivent être appliquées à tous nos autres besoins. S’il ne faut pas mener une vie molle, et efféminée, il ne faut pas non plus se jeter dans l’excès contraire ; mais il faut choisir entre ces deux écueils un juste milieu, et s’y maintenir constamment dans une sage modération, également éloignée du double vice de l’oisiveté et de l’excès du travail. La vertu, comme nous l’avons déjà dit auparavant, la vertu, dont la nature est de se suffire à elle-même, est un exercice éloigné de tout faste ; comme par exemple, de mettre soi-même ses souliers, de se laver les pieds, de s’oindre d’huile. Si donc quelqu’un nous rend ces services, il est juste que nous les lui rendions à notre tour ; et si notre ami, étant malade, ne peut lui-même se servir, il est de notre devoir de nous coucher auprès de lui, et de lui présenter toutes les choses qui lui peuvent être nécessaires. « Abraham, nous dit l’Écriture, apporta sous un arbre le dîner aux trois voyageurs, et se tint debout devant eux pendant qu’ils mangeaient. » La pêche aussi, à l’exemple de saint Pierre, si nos devoirs nous en laissent le temps, est un délassement permis. Mais la pêche véritablement sainte est celle que le Seigneur apprit à son disciple, et qui consiste à pêcher les hommes sur la terre comme les poissons dans l’eau.

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