Stromates

LIVRE SECOND

CHAPITRE IV

Il insiste sur l’utilité de la foi ; et il montre que la foi est le fondement de toute science.

Mais nous qui, grâce au témoignage des saintes Écritures, sommes convaincus que Dieu a communiqué à l’homme la libre et souveraine faculté de choisir ou de rejeter, appuyons-nous sur la foi avec la confiance d’un jugement inébranlable, avec l’ardeur d’un esprit zélé. N’avons nous pas choisi le Verbe qui est la vie ? En croyant à sa voix nous avons cru en Dieu ; en effet, qui croit au Verbe connaît la vérité. Le Verbe est la vérité ; mais qui ne croit pas à la parole du Verbe, ne croit pas en Dieu.

« C’est la foi qui nous apprend que le monde a été fait par la parole de Dieu, et que d’invisible qu’il était, il est devenu visible, dit l’apôtre. C’est par la foi qu’Abel offrit à Dieu une victime plus excellente que celle de Caïn, et qu’il fut déclaré juste, Dieu lui-même rendant témoignage qu’il acceptait ses dons. C’est par la foi que la voix du juste parle encore après sa mort. »

L’apôtre poursuit de la sorte jusqu’à ces mots :

« que de jouir du plaisir passager du péché. »

La foi, en justifiant les saints personnages qui précédèrent la loi et que mentionne l’apôtre, les a institués héritiers de la divine promesse. À quoi bon invoquer de nouveau nos livres saints en témoignage de la foi ?

Le temps me manquerait si je voulais rappeler ce qui concerne Gédéon, Barac, Samson, Jephté, David, Samuel, les prophètes, et ce qui vient après eux.

Le vrai repose sur quatre bases : le sentiment, l’intelligence, la science et l’opinion. Selon la nature, c’est l’intelligence qui est la première ; selon nous et par rapport à nous, c’est le sentiment. L’essence de la science réside dans la réunion du sentiment et de l’intelligence. L’évidence est commune à l’intelligence et au sentiment ; mais le sentiment est comme l’introduction de la science. La foi, se frayant un passage à travers les sensations, laisse l’opinion derrière elle, se précipite vers la vérité, et s’assied dans sa lumière. Vous qui prétendez que la science unie à la raison est capable de démontrer ; sachez-le bien ! les causes premières sont au-dessus de toute démonstration ; ni l’art, ni la pénétration ne peuvent les saisir. La pénétration ! elle ne s’exerce que sur les choses éventuelles et variables ; l’art ! il est dans l’action et presque aussi dans la théorie ; la contemplation est son domaine. C’est donc par la foi seule, disent nos livres, que l’on peut pénétrer jusqu’aux principes de l’univers ; car toute science peut s’enseigner; mais on ne peut enseigner que ce que l’on a appris d’avance. Or, le principe de l’univers, énigme pour les Grecs, n’était connu ni de Thalès, qui désignait l’eau comme cause première, ni des autres physiciens qui l’ont suivi. N’est-ce pas Anaxagore qui le premier attribua la création de la matière à l’intelligence ? mais inhabile à défendre la dignité de la cause efficiente, il décrit bientôt je ne sais quels tourbillons insensés, où l’intelligence est réduite à l’inertie et à la passivité. C’est pourquoi le Verbe dit :

« N’appelez sur la terre personne votre maître ; »

La science est donc un état démonstratif. La foi, au contraire, est une grâce toute spéciale qui nous élève des choses où la démonstration est impossible vers le principe simple, universel, qui n’est point attaché à la matière, qui n’est point caché sous la matière, qui n’est point la matière elle-même.

Les incrédules, à ce qu’il semble, arrachent tout du ciel et du monde invisible pour le faire descendre sur la terre, palpant de leurs mains la pierre et l’arbre,

selon le langage de Platon.

En effet, le doigt placé sur la création sensible, ils n’accordent l’existence qu’à ce qu’ils peuvent saisir et manier; l’essence et la matière sont pour eux même chose. Et pourtant, adversaires de leur propre système, par une piété invincible, ils prennent la défense de certaines formes incorporelles, perceptibles à la seule intelligence, et qu’ils placent au-dessus de notre sphère dons un monde invisible ; ce sont les essences réelles, disent-ils.
« Voilà que je prépare de nouveaux prodiges, s’écrie le Verbe, tels que l’œil n’en a pas vu, ni l’oreille entendu, tels que rien de semblable n’est encore entré dans le cœur de l’homme. »

C’est avec un œil nouveau, une oreille nouvelle, un cœur nouveau que les disciples du Seigneur, qui parlent, entendent et agissent selon l’esprit, doivent comprendre par la foi et par l’intelligence tout ce qui peut être vu et entendu. À côté de la bonne se trouve la fausse monnaie ; celle-ci, pour réussir à tromper l’œil inexpérimenté, n’en impose point au changeur ; il a appris par l’usage à reconnaître et à distinguer l’argent de bon ou de mauvais aloi. Ainsi le changeur est seul apte à dire à l’ignorant : Voici la fausse monnaie ; pourquoi et comment? c’est le secret de son art, que transmettront l’enseignement et l’exercice. Selon Aristote, le critérium de la science, c’est-à-dire le moyen de découvrir la réalité, c’est la foi. La foi est donc supérieure à la science, puisqu’elle en est le critérium. La conjecture, espèce d’opinion indécise, ressemble à la foi, comme le flatteur à l’ami, le loup au chien. Mais lorsque l’artisan voit qu’avec l’étude il devient bon artisan, lorsque le pilote, dressé à la manœuvre, peut enfin tenir le gouvernail, l’un et l’autre tirent cette conclusion que la volonté d’exceller dans un art ne suffit pas ; qu’auparavant il faut obéir et apprendre. Obéir au Verbe que nous avons proclamé notre maître, c’est croire en lui seul, sans résistance, sans contradiction ; car à quel titre opposer notre science à la science de Dieu ? La connaissance a donc pour base la foi, la foi s’unit à la connaissance par une relation divine et dans une sorte d’alliance inséparable.

Epicure lui-même, qui place le plaisir bien au-dessus de la vérité, appelle la foi un préjugé de l’esprit. Il définit le préjugé, un élan de la pensée vers un objet évident, et vers la compréhension manifeste de cet objet. Sans le préjugé, ajoute-t-il, impossible de chercher, de douter, de décider, d’argumenter. Sans préjugé de ce que l’on désire, comment s’instruire dans ce que l’on cherche ? Pour qui en est instruit, le préjugé a déjà fait place à la compréhension. Mais si le disciple ne peut apprendre sans le préjugé qui recueille la doctrine, il a donc des oreilles douées de la faculté de s’ouvrir à la vérité.

Heureux qui parle à des oreilles dont il est entendu ; plus heureux encore l’homme de l’acquiescement et de la docilité ! car écouter, c’est comprendre. Si donc la foi n’est qu’au préjugé de ce qui nous est enseigné, si le préjugé n’est lui-même que l’obéissance, l’intelligence que la persuasion ; on ne peut donc rien apprendre sans la foi, puisqu’on ne peut rien sans le préjugé. De là ressort encore mieux l’incontestable vérité de ces paroles du prophète :

« Si vous ne croyez pas, vous ne comprendrez pas. »

Héraclite d’Éphèse a aussi paraphrasé cette parole de cette façon :

« À moins d’espérer vous ne trouverez pas l’inespérable, puisqu’on ne saurait ni le découvrir ni l’atteindre. »

Enfin écoutons Platon dans ses Lois :

« Qui veut devenir parfaitement heureux doit être dès l’origine participant de la vérité, pour vivre le plus longtemps possible dans la vérité ; le voilà fidèle dès ce moment. Mais l’infidèle, c’est l’homme pour qui le mensonge est un ami de choix. Qui en est l’esclave volontaire, est tout au moins un insensé, sinon une brute. Double mal à éviter ! L’infidèle et l’ignorant n’ont point d’amis. »

Si le même Platon, dans Euthydème, appelle indirectement la vérité, sagesse royale, ouvrez son Politique, vous y lirez textuellement :

« La science du vrai roi est une science royale : qui la possède, prince ou citoyen, acquiert par là même le droit d’être nommé intelligence royale. »

Ainsi ceux qui ont cru en Jésus-Christ sont Chrétiens de nom et d’effet ; ainsi sont vraiment royaux ceux dont le roi prend soin. Ainsi les sages tirent leur nom de la sagesse, les justes de la justice ; ainsi qui procède de Jésus-Christ, roi des hommes, est roi; et qui procède du Christ, est Chrétien. Plus loin, Platon déclare ouvertement

« que ce qui est droit est légitime ; et que la loi étant de sa nature une droite raison, ne se rencontre ni dans les livres, ni dans les productions de l’homme. »

Et l’Éléate son hôte, en parlant du roi et du chef de l’état, le nomme la loi vivante ; tel est celui qui accomplit la loi et

« qui fait la volonté de son père. »

Loi vivante, il a été inscrit, pour ainsi dire, sur une haute colonne de bois, modèle de la vertu divine, exposé à tous les yeux qui peuvent le contempler. Les Grecs n’ignorent pas qu’à Lacédémone la scytale des Ephores s’écrivait sur des rouleaux de bois. Or ma loi, je le répète, est une loi royale et vivante, une droite raison.

La loi ! c’est la dominatrice universelle, la reine des hommes et des dieux,

dans la langue poétique de Pindare. Speusippe, dans son premier discours contre Cléophon, s’est rapproché de Platon en écrivant :

« Si l’on définit la royauté, le bien ; si le sage lui seul est prince, la loi étant la droite raison, sera bonne. »

Rien de plus vrai. Les stoïciens professent les mêmes maximes. Selon eux, la royauté, le sacerdoce, le don de prophétie, la science du législateur, la richesse, la vraie beauté, la noblesse et la liberté n’appartiennent qu’aux sages. Du reste, ils pensent avec l’opinion commune que cet idéal est difficile à rencontrer.

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