Stromates

LIVRE SEPTIÈME

CHAPITRE XII

Le Gnostique est bienfaisant, pratique la continence, et méprise toutes les frivolités du monde.

Que les détails précédents nous suffisent. Puisque tel est le régime du Gnostique vis-à-vis de son corps, vis-à-vis de son âme, vis-à-vis de ses proches, il n’y a point à ses yeux d’esclave, d’ennemi public, ni rien de pareil. Tous les hommes sont ses égaux et ses semblables. La loi divine lui ordonne de ne point mépriser le père qui est né du même père et de la même mère que lui. Loin de là ! Tout homme qui souffre, il le soulage par ses consolations, il le réconforte par ses discours, et lui fournit tout ce qui est nécessaire à l’entretien du corps : il donne à tous les indigents, sinon dans une égale proportion, au moins avec justice et dans la mesure de leurs mérites. Il fait plus, il donne même à celui qui le persécute et le hait, quand son ennemi et son persécuteur a besoin de ses secours. Il lui a donné par un motif de crainte, dira-t-on peut-être ? Que lui importent les censures, s’il l’a fait uniquement pour lui venir en aide ? Quand on n’épargne pas ses trésors pour soulager ses ennemis, et que néanmoins on hait le mal, à plus forte raison est-on prodigue d’amour envers les siens. Le Gnostique animé de ces sentiments part de ce point pour connaître de science parfaite à qui, dans quelle mesure, en quelle occurrence, et comment il doit surtout donner. Nous avons prononcé le mot d’ennemi ; mais qui se déclarera l’adversaire de celui qui ne fournit jamais à qui que ce soit un prétexte d’inimitié ? Dieu, disons-nous, n’est l’ennemi ni l’antagoniste de personne, parce qu’il est le créateur de tous les êtres et que rien de ce qui subsiste ne subsiste contre sa volonté. Il n’a d’autres ennemis que les rebelles qui, au lieu de lui obéir, marchent hors de la voie de ses préceptes, et poursuivent de leur haine la sainteté de son Testament. Nous trouverons quelque chose de semblable dans le Gnostique. Il ne haïra jamais personne, à moins qu’on ne veuille appeler du nom d’ennemis ceux qui suivent des voies contraires à la sienne. Cette disposition intérieure qui nous porte à donner, s’appelle compassion. Le discernement qui nous apprend à distribuer à chacun selon ses mérites, ici plus, là moins, balance qui doit être tenue avec sagesse, est une des parties les plus relevées de la justice.

Il est certaines vertus, la continence par exemple, que plusieurs pratiquent à la manière du vulgaire, à peu près comme parmi les nations païennes un individu s’abstient parce qu’il ne peut atteindre l’objet qu’il convoite, ou bien parce qu’il a peur de hommes. D’autres, par un raffinement de délicatesse, s’interdisent les voluptés présentes pour en posséder plus tard qui les surpassent. Un apporte les mêmes calculs dans la foi. Un nombre de Chrétiens s’abstiennent, soit en vue de la promesse, soit par crainte de Dieu. Cette espèce de continence, tellement de la Gnose, est comme un degré pour arriver à un état meilleur, comme une impulsion vers ce qui est parfait.

« Le commencement de la sagesse, est-il dit, c’est la crainte du Seigneur. »

Or, l’homme parfait supporte tout par amour, il endure tout pour plaire, non pas à l’homme, mais à Dieu ! Sa conduite lui attire pour conséquence les éloges publics, bien moins pour sa propre utilité que pour servir d’imitation et de modèle à ceux qui le louent. Sous un autre point de vue, on est encore continent, non-seulement quand on maîtrise les mouvements désordonnés de l’âme, mais quand on a contenu les biens, et que l’on a conquis sans retour la grandeur de la science d’où jaillissent les opérations de la vertu. Sous ses auspices, qu’une catastrophe imprévue survienne, le Gnostique ne sort jamais de sa manière d’être ; car la possession du bien qui constitue la science est solide, immuable, puisqu’elle est la science des choses divines et humaines. La connaissance ne peut donc jamais devenir l’ignorance, ni le bien se transformer en mal. Voilà pourquoi il mange, il boit, il épouse, non pas pour lui-même, ni dans un but principal, mais parce que la nécessité l’y soumet. Épouser, ai-je dit ? Oui, si le Verbe le lui ordonne, et comme il convient. L’homme parfait a pour exemple les apôtres. Et véritablement la force de l’homme ne se manifeste pas dans le choix de la vie solitaire. Vous avez surpassé le courage le plus héroïque, si dans le mariage, dans la procréation des enfants, parmi les soins que réclame une famille, maître de la volupté comme de la douleur, vous restez inséparablement uni à Dieu par l’amour au milieu de ces mille embarras, et si vous vous armez contre toutes les tentations qui vous viennent de vos enfants, de votre épouse, de vos serviteurs et de votre fortune. Qui n’a point de famille a supprimé par là même la meilleure partie des tentations. Ainsi, l’homme qui ne s’occupe que de lui-même est surpassé par celui qui, inférieur dans les choses de son salut, mais supérieur dans la dispensation de ce qui concerne la vie matérielle, reproduit une image affaiblie de la Providence par sa sollicitude pour la vérité.

Mais nous avons l’obligation d’exercer notre âme par tous les efforts possibles, afin qu’elle marche d’une allure libre et dégagée sous le fardeau de la connaissance. Ne voyez vous pas comment la cire se liquéfie, comment l’airain se purge de ses parties grossières pour recevoir une nouvelle empreinte ? De même que la mort est la séparation de l’âme d’avec le corps, de même la connaissance est comme une mort spirituelle par laquelle l’âme, dégagée et isolée des passions qui la troublent, s’élève à une vie de bonnes œuvres, jusqu’à pouvoir dire à Dieu avec une sainte liberté : Je vis de ta vie. Votre but est de plaire aux hommes, vous ne pouvez conséquemment plaire à Dieu. La plupart, en effet, choisissent moins ce qui est expédient que ce qui leur est agréable. Au lieu de cela, quiconque plaît à Dieu, se rend par là même cher aux hommes de bien. Ne demandez donc plus que les délices de la table ou les voluptés des sens conservent quelque attrait pour lui, puisque tout discours, toute application de sa pensée, toute action d’où peut naître un plaisir, il les tient pour suspects. « Nul, en effet, ne peut servir deux maîtres, Dieu et Mammon ; » paroles qui, dans leur simplicité, ne signifient pas l’argent, mais l’abondante pâture qu’il fournit aux différentes passions. J’estime qu’il est réellement impossible à l’homme, qui a connu Dieu dans l’éclat de sa magnificence et de sa vérité, de s’assujettir ensuite en esclave aux passions qui s’élèvent contre son maître.

Il n’y a donc d’entièrement libre de tout mouvement désordonné, et libre dès l’origine, que le Seigneur miséricordieux qui s’est fait homme par amour pour l’homme. Quiconque désire de s’assimiler à l’empreinte qu’il a laissée ici-bas, lutte incessamment contre soi-même et travaille à s’établir dans une région supérieure aux orages. Convoiter d’abord et s’abstenir ensuite, c’est ressembler à la veuve qui reprend sa virginité par la continence. Ce courageux athlète vient de payer à son sauveur et à son maître le prix de la science que lui-même a demandé, je veux dire l’abstinence de tout mal, et l’accomplissement des bonnes œuvres qui engendrent le salut. Comme les artisans qui sont nourris par l’exercice de l’art auquel ils se sont appliqués, le Gnostique vit de la science qu’il a apprise et se sauve par elle ; car ne pas vouloir extirper les passions, c’est se donner la mort. Mais l’ignorance est pour l’âme, si je ne me trompe, l’absence de nourriture, tandis que son aliment est la connaissance. Telles sont les âmes gnostiques, comparées par l’Évangile aux vierges saintes qui attendent le Seigneur. Sans doute elles sont vierges ! Ne s’abstiennent-elles pas de tout mal ? N’attendent-elles pas l’époux avec les aspirations de l’amour ? N’allument-elles pas leurs lampes pour la contemplation ? Ames prudentes et sages, qui s’écrient : « Ô Seigneur ! il y a longtemps que nos tendres désirs vous appellent. Nous avons vécu conformément à vos ordres, sans omettre un seul de vos préceptes. Nous vous supplions par conséquent d’exécuter vos promesses. Ce qui est utile, nous vous le demandons, puisqu’il ne convient pas de solliciter auprès de vous ce qui est le plus beau. Nous recevrons comme des biens tout ce que vous enverrez ; si amères que soient les épreuves auxquelles vous nous soumettrez, nous nous rappellerons que votre bonté les dispense pour affermir notre courage. »

Le Gnostique véritable est plus disposé, par l’éminence de sa sainteté, à échouer dans les demandes qu’il adresse qu’à réussir dans celles qu’il n’adresse pas. Sa vie est une longue prière et un entretien assidu avec Dieu. Que s’il est pur de toute faute, il obtiendra tout ce qu’il désire ; car Dieu dit au juste : « Demande, et je te donnerai ; forme un vœu, et je l’accomplirai. » Ses requêtes lui sont-elles avantageuses, elles seront immédiatement exaucés. Quant aux choses inutiles, il ne les sollicite jamais, par conséquent, il ne les reçoit pas. Ainsi, tout ce qu’il veut s’exécute. Il y a des pécheurs, s’écriera-t-on peut-être, qui obtiennent ce qu’ils souhaitent. Il est vrai ; mais cela n’arrive que rarement, à cause de la juste bonté de Dieu. Il donne à ceux qui peuvent faire du bien aux autres ; par conséquent la grâce n’est point accordée en vue de celui qui la réclame ; mais la divine Providence qui prévoit qu’un autre sera sauvé par son intermédiaire lui accorde une grâce toute de justice. Au contraire, quiconque s’en rend digne reçoit les biens véritables sans même les demander.

Quand ce n’est ni la crainte ni l’espérance qui porte à la justice, mais la libre détermination de l’âme, cette conduite est nommée la voie royale dans laquelle marchent ceux qui sont de naissance royale. Toutes les routes qui s’écartent de celle-ci sont glissantes et pleines de précipices. Supprimez par conséquent le mobile de la crainte ou des récompenses. Dès lors, je doute fort que ces illustres philosophes, dont les pompeuses maximes affichent tant de liberté, supportent encore la tribulation.

Les chardons et les ronces dont parle l’Écriture désignent les péchés. Ouvrier de la vigne du Seigneur, le Gnostique plante, taille, arrose, divin agriculteur de ceux qui sont plantés dans la foi. Tous ceux qui n’ont point commis le mal s’estiment dignes de recevoir le salaire de ce pieux repos. Mais l’artisan du bien, qui l’a embrassé uniquement pour lui-même et de sa libre volonté, réclame le salaire à titre de bon ouvrier. Il recevra infailliblement double récompense, celle du bien qu’il a fait, celle du mal qu’il n’a pas fait. Un Gnostique de cette trempe n’est tenté par qui que ce soit, à moins que Dieu ne permette l’épreuve pour l’utilité de ceux qui vivent avec lui. Le courage viril avec lequel il repousse la tentation est comme une provocation qui confirme ses frères dans la foi. Il n’en faut point douter, des Églises à établir et à cimenter par leur sang, telle a été la raison qui a conduit les apôtres aux épreuves et au témoignage de la perfection. Comme cette parole, « Celui sur lequel ma main s’appesantira, prends-le en pitié, » retentit constamment aux oreilles du Gnostique, il demande que ses persécuteurs reviennent à résipiscence. Car, d’aller contempler au cirque l’exécution des malfaiteurs, c’est un spectacle qui ne convient pas même à ceux qui ne sont qu’enfants dans la foi. Ces scènes hideuses deviendront-elles jamais une école d’enseignement ou un principe de plaisir pour le Gnostique qui s’est exercé au bien et à l’honnêteté par un choix volontaire ? Aussi, toujours armé d’un courage invincible contre les voluptés, et vivant loin de toute prévarication, n’a-t-il pas besoin que te supplice d’autrui le châtie et le réforme. Les voluptés de la terre ! les grossiers spectacles du monde ! que peuvent-ils pour celui qui regarde avec indifférence les promesses de la vie présente, quoiqu’elles aient Dieu lui-même pour auteur ?

Tous ceux qui disent :

« Seigneur, Seigneur, n’entreront point pour cela dans le royaume de Dieu, mais bien celui qui fait la volonté de Dieu. »

Ce serviteur fidèle, sera l’ouvrier gnostique qui triomphe des désirs du monde, quoiqu’il demeure encore dans la prison de la chair. Tout invisible qu’est aux yeux de la chair l’avenir qu’il connaît, il est si fermement convaincu de sa réalité, qu’il le regarde comme plus présent que le présent lui-même.

Ainsi fait l’habile ouvrier : il se réjouit des biens qu’il connaît. Laissant le corps rouler dans le nécessités de la vie matérielle, il se replie tout entier au fond de son âme, où il attend qu’il soit jugé digne de participer efficacement aux biens qu’il possède par l’intuition. Voilà pourquoi il use de cette vie comme d’une possession étrangère, aussi longtemps que la nécessité l’exige. Il pénètre aussi la signification symbolique du jeûne que l’on observe an quatrième et au sixième jours, c’est-à-dire aux jours de Mercure, et de Vénus. De là vient qu’il impose à toute sa vie le jeûne de l’avarice, et de la volupté, principes féconds de tous les vices. En effet, nous avons déjà distingué avec l’apôtre trois espèces de fornication, la volupté, l’avarice, l’idolâtrie.

Il s’abstient donc, par un jeûne d’une nature plus relevée, et des œuvres mauvaises que défend la loi mosaïque et des pensées coupables que défend la perfection de l’Évangile : s’il lui survient des tentations, elles n’ont pas pour but de le corriger, nous l’avons dit, mais d’être utile à ceux qui l’approchent, afin que sa constance à vaincre la douleur et la tribulation leur serve de modèle. J’en dis autant de la volupté. Il faut un grand effort de l’âme pour s’abstenir de ses joies après en avoir essayé. Quel triomphe, en effet, que la tempérance dans ce que l’on ne connaît pas ! Mais le Gnostique qui exécute le précepte de l’Évangile, observe le jour du Seigneur, quand il dépouille les mauvaises pensées du cœur pour recevoir celles qui viennent de la connaissance, en glorifiant la résurrection du Seigneur, qui réside en lui-même. Il y a mieux. Dès que, par la compréhension, il est investi de la contemplation scientifique, il s’imagine voir le Seigneur parce qu’il attache ses regards sur le monde invisible. Lui semble-t-il qu’il voit ce qu’il ne voudrait pas voir, il réprime la faculté intuitive aussitôt qu’il sent le plaisir naître de l’élan et de l’application de ses regards. Il ne veut voir et entendre que ce qui lui est convenable. N’envisageant rien au delà de l’âme de ses frères, il contemple la beauté de la chair dans l’âme elle-même, qui a coutume de considérer le bien, dégagé de tout plaisir charnel. Les frères véritables sont ceux qui, par la seconde création des élus, par la conformité des mœurs, par l’essence des œuvres, pensent, parlent, agissent avec une sainteté qui leur est commune et dans laquelle Dieu veut qu’ils se rencontrent parce qu’ils sont élus. La foi consiste à embrasser les mêmes dogmes, la connaissance à apprendre et à sentir les mêmes doctrines, l’espérance à exécuter les mêmes œuvres. Que si les nécessités de la vie et l’aliment du corps emportent une légère partie de son temps, il regarde tout embarras qui l’arrache à lui-même comme une espèce de banqueroute dont il est la victime. De là vient que jusqu’à ses songes, tout chez lui convient à l’élu. En effet, il est absolument étranger et voyageur pendant le cours de sa vie, l’habitant de la cité qui regarde avec un œil d’indifférence tout ce qui dans la cité, captive l’admiration des autres, et qui vit au milieu de l’État comme dans une solitude, afin de prouver que sa justice est l’effet de sa volonté bien plus que de la contrainte imposée par les lois.

Un Gnostique de ce caractère, pour le dire en un mot, dédommage le monde de l’absence des apôtres en vivant avec droiture, en connaissant avec exactitude, en aidant ses proches, en transportant les montagnes de ses voisins, et en comblant les vallées de leur âme. Mais que dis-je ? chacun de nous est à soi-même sa vigne et son ouvrier. Quelque bien que fasse le disciple de la science, il cherche toujours à le dérober aux hommes, content d’avoir le Seigneur et sa propre conscience pour témoins de sa fidélité aux préceptes, et attaché à la vertu par les révélations de la foi.

« Car là où est votre trésor, est-il dit, là est aussi votre cœur. »

Il s’abaisse lui-même par la perfection de la charité, afin de ne pas mépriser son frère tombé dans la tribulation, s’il venait à connaître qu’il supporterait le dénuement avec plus de courage que son frère.

Du moins regarde-t-il sa douleur comme sa propre douleur ; et si, en prenant sur sa propre indigence pour le secourir, il se met lui-même dans la gêne par sa générosité, loin de s’en plaindre, il redouble de bienfaisance. Il a, en effet, une foi pure, agissante, la foi qui glorifie l’Évangile par les œuvres et par la contemplation. Aussi « tire-t-il sa gloire non pas des hommes, mais de Dieu, » en accomplissant ce qu’a enseigné le maître. Séparé de ce monde par l’espérance qui l’attend, Il ne goûte pas aux biens et aux joies de ce monde ; il méprise avec une noble fierté tout ce qu’il renferme. Toutefois il prend en pitié ceux qui, châtiés après leur mort, rendent témoignage malgré eux dans les supplices, toujours en paix avec sa conscience, toujours prêt à sortir de la vie, étranger et voyageur au milieu des héritages de la terre, n’ayant de pensées que pour les biens qui lui appartiennent. Ne lui parlez point des richesses de ce monde ! elles lui sont absolument étrangères. Non-seulement il admire les préceptes du Seigneur ; mais, participant de la divine volonté par l’intermédiaire de la connaissance, s’il est permis de s’exprimer ainsi, en sa qualité de juste, il est l’ami de Dieu et l’élu de ses commandements ; en sa qualité de Gnostique, il est de sang royal et gouverne en souverain. Examinez-le ! Tout l’or qui est répandu sur la surface de la terre, tout l’or qu’elle cache dans ses entrailles, tous les royaumes qui s’étendent de l’une à l’autre limite de l’Océan, il les méprise pour être uniquement fidèle au culte du Seigneur. Aussi qu’il mange, qu’il boive, qu’il choisisse une épouse quand le Verbe le lui conseille, que des visions lui apparaissent pendant le sommeil, pensées, actions, rien que de saint en lui-même. Il est par conséquent toujours pur pour la prière.

Il y a mieux. Il prie avec les anges, lui, ange de la terre, jamais un moment hors de la sainte milice. Il a beau prier seul : il a tout le chœur des vertus célestes pour assistant.

La foi, il ne l’ignore pas, est double. Elle se compose de l’opération de celui qui croit, et de l’excellence proportionnelle de celui en qui l’on croit. Il y a de même deux espèces de justices, l’une qui procède par amour, l’autre par la crainte. N’a-t-il pas été dit : « La crainte du Seigneur est sainte : elle subsiste dans l’éternité ? » Ceux, en effet, qui passent de la crainte à la foi et à la justice vivent dans toute la durée des siècles. L’homme que gouverne la crainte commence par s’abstenir du mal. Puis vient la charité qui le presse de bâtir sur ce fondement l’édifice de l’amour et de la volonté, afin qu’il entende ces paroles sortir de la bouche du Seigneur :

« Je ne vous appelle plus serviteurs, mais je vous donne le nom d’amis, »

et qu’il s’approche de la prière avec un cœur plein de confiance. La forme elle même de sa prière, c’est l’action de grâces pour le passé, le présent, et l’avenir qui lui est déjà présent par la foi ; puisque la réception de la gnose l’a réellement devancé. Il demande aussi de vivre d’une vie limitée dans la chair, en Gnostique, en être purement spirituel, et d’obtenir les biens véritables, de fuir les maux réels. Il demande encore l’allégement des fardeaux que nous avons amassés par nos fautes, et notre conversion à la connaissance, aussi empressé de suivre le Dieu qui le rappelle au moment du départ, que son Dieu lui-même est empressé de le rappeler et de marcher devant lui, pour ainsi dire, se précipitant dans l’action de grâces par la pureté de sa conscience, afin qu’identifié avec le Christ, privilège dont la sainteté de sa vie l’a rendu digne, il possède par une sorte de fusion la puissance de Dieu qui est administrée par le Christ. Il ne veut point être embrasé, ni lumineux, par une simple participation à la flamme ou bien à la lumière : il veut être la flamme et la lumière elle-même.

Il connaît encore toute la profondeur de cet oracle :

« Si vous ne haïssez votre père, votre mère, votre vie elle-même, et si vous ne portez mon signe. »

Il hait les affections de la chair qui renferment en elles le plus puissant aiguillon du plaisir, et il dédaigne avec grandeur d’âme tout ce qui se rattache à la création et à la nourriture de la chair. Il s’arme avec non moins de vigueur contre l’âme corporelle, en soumettant au frein l’esprit rebelle et irraisonnable, parce que « la chair s’élève contre l’esprit. » Porter le signe, c’est promener avec soi-même de vivantes funérailles, de telle sorte que dans ce corps terrestre on renonce à tout ce qui existe, parce que la tendresse est inégale dans celui qui a semé la chair et dans celui qui a créé l’âme pour la destination de la science.

Notre Gnostique est donc parvenu à la constante habitude de la bienfaisance. Conséquemment il répand le bienfait plus rapidement que la parole, en demandant au ciel de décharger ses frères d’une partie de leurs péchés pour les transporter sur lui-même, afin d’aider à leur confession et à leur conversion, toujours prêt à communiquer à ses plus chers amis les biens qui lui appartiennent. Par là même ils lui rendent amour pour amour. Travaillant toujours à développer en lui, par cette divine agriculture qu’a recommandée le Seigneur, les semences de salut qui sont, déposées dans sa personne, il demeure exempt de la plus légère souillure, homme de privations et de continence. Vos yeux l’aperçoivent encore sur cette terre, où le retient la prison de la chair ; mais ce n’est plus véritablement qu’un esprit vivant au milieu du chœur des saints, auxquels il ressemble. Comme il exécute en paroles ou en actions, pendant toute la durée du jour et de la nuit, les ordres du Seigneur, l’allégresse qui le transporte est inexprimable, non-seulement le matin lorsqu’il se lève, non-seulement quand le soleil est à son midi, mais lorsqu’il se promène, lorsqu’il dort, lorsqu’il dépose ou reprend ses vêtements, lorsqu’il enseigne son fils, si un fils lui est né ; toujours inviolablement uni aux commandements et à l’espérance, toujours l’action de grâces sur les lèvres, comme ces animaux allégoriques qui glorifient le Seigneur dans le prophète Isaïe ; toujours victorieux dans les épreuves, au milieu desquelles il répète :

« Dieu me l’a donné, Dieu me l’a enlevé. »

Tel était aussi Job qui, dans la ferveur de son amour pour le Seigneur, livre à qui veut les emporter ses biens extérieurs et jusqu’à sa santé elle-même ; car c’était un homme

« plein de justice, et de sainteté qui s’abstenait de tout mal. »

Plein de sainteté ! Ce mot comprend l’ensemble des obligations qui nous lient au Seigneur, et tout le plan de la vie morale. Job, qui avait la science de ces doubles lois, était donc véritablement Gnostique ? Si nous avons des biens, en effet, gardons-nous de nous y attacher outre mesure, parce qu’après tout ils sont humains. Les maux, supportons-les sans murmure, supérieurs aux uns comme aux autres, ceux-ci en les foulant aux pieds, ceux-là en les distribuant aux nécessiteux. Mais le Gnostique est réservé sur l’article de la condescendance : il craint ou que l’on ne se méprenne sur le motif qui le conduit, ou que la facilité d’humeur ne dégénère en disposition constante.

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