Stromates

LIVRE SEPTIÈME

CHAPITRE XIII

Le Gnostique pardonne les torts et les outrages dont il a été l’objet.

Le Gnostique ne se souvient jamais des outrages : il pardonne à ceux qui l’ont offensé. Par conséquent sa prière est conforme à la justice quand il dit : « Pardonnez-nous ; car nous pardonnons aussi. » C’est encore là un des points que prescrit la volonté du Seigneur : Ne rien convoiter ; ne haïr personne, puisque tous les hommes sont l’ouvrage d’une seule et même volonté. Lorsqu’il prononce ces paroles : « Venez, mes fils, je vous enseignerai la crainte du Seigneur, » le Sauveur, qui veut que le Gnostique soit parfait comme le Père céleste, c’est-à-dire, comme lui-même, ne lui annonce-t-il pas qu’il n’a plus besoin de l’assistance qui vient des anges, mais qu’il doit la recevoir du Fils lui-même, quand il l’aura méritée par ses efforts et par sa docilité ? L’homme qui remplit ces conditions ne demande plus au Seigneur, il exige. Si ses frères sont dans le besoin, il ne sollicitera pas des trésors pour les leur distribuer : il conjurera simplement son Dieu de leur envoyer ce qui leur est bon. Car le Gnostique accorde à ceux qui en ont besoin l’aumône de ses prières, mais une aumône de prières intelligentes, qui laissent au Tout-Puissant le choix et la faculté de ses dons. N’arrive-t-il pas souvent, en effet, que la pauvreté, la maladie et toutes les épreuves de même nature, sont données à l’homme sous forme d’avertissement pour guérir le passé, pour surveiller l’avenir ? Le fidèle dont nous traçons le portrait demandera que la tribulation de ses frères soit allégée. Il n’a pas reçu le don suréminent de la connaissance pour faire étalage de vaine gloire, il le sait bien : mais il se rappelle qu’il est Gnostique. Conséquemment il exerce la bienfaisance, en instrument des miséricordes divines.

Les Traditions racontent que l’apôtre Mathias répétait par intervalle :

« Si le voisin d’un élu vient à pécher, l’élu a péché ; car si l’élu s’était conduit comme le prescrit le Verbe, son voisin eût porté à sa vie assez de respect pour se tenir en garde contre le péché. »

Mais que dire du Gnostique ? « Ne savez-vous pas, dit l’apôtre, que vous êtes le temple de Dieu ? » Le Gnostique qui porte Dieu dans lui-même et que Dieu inspire est donc un être divin et consacré déjà par la sainteté. Puis, afin de mieux nous convaincre que le Très-Haut a le péché en abomination, l’Écriture vend les prévaricateurs aux nations étrangères. « Tu ne regarderas point la femme étrangère dans un but de convoitise » ajoute-t-elle, pour signifier ouvertement que le péché est quelque chose d’étranger et de contraire à la nature du temple de Dieu. Il y a deux espèces de temples, l’un aux proportions immenses, c’est l’Église  l’autre, plus humble et plus resserré, c’est l’homme qui conserve la descendance d’Abraham. Quiconque possède Dieu reposant au fond de lui-même n’a donc plus de désirs à former. Le voyez-vous, dégagé de tous les obstacles et foule aux pieds la matière qui le retenait ici-bas, entrouvrir par la science les régions du ciel, s’élancer par delà les essences spirituelles, planer au-dessus des principautés et des dominations, et toucher aux trônes suprêmes, emporté par l’amour vers celui qui était l’unique but de ses lumières ? Maintenant qu’il a uni le serpent avec la colombe, il vit dans la sainteté parfaite, avec le témoignage d’une bonne conscience, mêlant dans l’attente de l’avenir l’espérance à la foi. Il goûte le don qu’il a reçu, en homme qui a été jugé digne de cette faveur, en homme qui a passé des chaînes de l’esclave dans l’adoption du fils, conformément à la science, et qui a connu Dieu, je me trompe, qui a été connu de Dieu en vertu de sa fin, et correspond à la dignité de sa vocation par l’excellence de ses œuvres. Oui, de ses œuvres ! Elles suivent la connaissance, de même que l’ombre suit le corps.

C’est donc à bon droit qu’il reste impassible au milieu des événements de la terre, sans jamais appréhender rien de ce que la divine sagesse a décidé pour lui dans un but d’utilité. Il ne rougit pas à l’heure de la mort, il est en paix avec sa conscience ; il va paraître devant les principautés, pur de tout ce qui pourrait altérer la candeur de son âme ; ne sait-il pas d’ailleurs qu’il échange la vie présente contre une vie meilleure ? De là vient qu’au lieu de préférer aux dispensations divines ce qui lui semble agréable ou utile, il s’exerce, par l’accomplissement des préceptes, à plaire au Seigneur en toutes choses, et à mériter les éloges du monde lui-même, puisque tout dépend de la volonté du Dieu unique et tout-puissant. Le Fils de Dieu « est venu chez soi, et les siens ne l’ont pas reçu, » dit l’Évangéliste. Voilà pourquoi, dans l’usage des biens de la terre, non-seulement il rend grâces et admire la créature, mais se fait louer par la manière même dont il en use, parce que sa fin dernière aboutit à la contemplation, qui, née de la faculté gnostique, s’exerce conformément aux préceptes. Fais, lorsque riche des trésors de la contemplation qu’il a recueillis par la science, il a joui dans toute sa plénitude du bienfait de la contemplation, il s’avance vers la sainte rémunération qui va couronner son passage. Il a entendu, en effet, le Psalmiste s’écrier :

« Allez autour de Sion ; examinez son enceinte : comptez ses forteresses et ses tours. »

Le prophète nous donnait à entendre, si je ne me trompe, que les hommes qui auront reçu profondément le Verbe s’élèveront comme des tours et se maintiendront inébranlablement dans la foi et dans la connaissance.

Tels sont les traits rapides sous lesquels nous avons voulu exposer comme en germe le Gnostique aux regards des Gentils. Le simple fidèle, il faut le savoir, se conduira bien dans une ou deux circonstances ; mais l’ensemble de sa vie ne reproduira jamais ni la constante régularité, ni surtout la science éminente, qui sont le caractère du Gnostique.

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