Stromates

LIVRE SEPTIÈME

CHAPITRE XV

Réponse à l’objection de ceux qui refusent d’entrer dans l’Église à cause des différentes sectes qui la divisent.

Comme il nous reste maintenant à réfuter quelques objections des Grecs et des Juifs, et que les hérésies attachées à une autre doctrine nous adressent à peu-près les mêmes reproches que les précédents sur quelques points litigieux, nous croyons à propos de déblayer d’abord le terrain sur lequel nous marchons, afin d’arriver, libres de tout obstacle, au livre suivant de nos Stromates.

— Comment embrasser votre foi au milieu des divisions qui vous déchirent ? La vérité chancelle et croule sous la multitude des novateurs qui élèvent dogmes contre dogmes. — Tel est le premier grief dont on s’arme contre nous. Voici notre réponse : Parmi les Juifs et au milieu des philosophes que la Grèce a tenus dans la plus grande estime il a surgi des sectes nombreuses. Et cependant les dissidences qui séparent vos écoles sont-elles une raison pour vous de douter de la nécessité de la philosophie, ou de la vérité de la doctrine judaïque ? En outre, le Seigneur a prédit que l’hérésie serait semée dans le champ du la vérité comme l’ivraie dans les moissons : il est impossible que la prophétie n’ait pas son accomplissement dans ce qu’elle prédit. La cause de cet impur mélange, c’est que la jalousie s’attache à tout ce qui est beau.

Eh quoi ! parce qu’un faussaire est infidèle à ses serments et viole la déclaration par laquelle il s’est engagé à l’Église, le scandale d’une foi qui s’est démentie sera-t-il une raison pour nous de répudier la vérité ? Non sans doute, l’honnête homme ne recourt jamais au mensonge et demeure inviolablement fidèle a ce qu’il a promis, quoique l’on manque autour de lui à l’engagement que l’on a signé. Il en va de même de nous. Il ne nous convient en aucune façon de prévariquer contre la règle de l’Église. La profession de foi qui porte sur les points les plus relevés, trouve en nous de religieux observateurs, en eux d’impies transgresseurs. Il faut donc croire à ceux qui adhèrent fermement à la vérité.

Mais usons largement de ce moyen de défense, et disons à nos adversaires que les médecins ne laissent pas néanmoins de guérir, quoiqu’ils aient des opinions contradictoires, chacun suivant l’école à laquelle ils appartiennent. Un malade dont la santé réclame les secours de l’art s’est-il jamais avisé de renvoyer le médecin parce que de nombreuses dissidences divisent la médecine ? De même celui dont l’âme est malade et pleine d’idoles n’allègue pas, pour se guérir et pour se convertir à Dieu, le prétexte des hérésies.

« Il faut qu’il y ait des hérésies pour que l’on reconnaisse quelle est la vertu éprouvée. »

Par éprouvés, l’apôtre entend ou ceux qui arrivent à la doctrine du Seigneur avec un choix plus intelligent, pareils à ces changeurs dont l’œil exercé démêle infailliblement d’après son empreinte, la monnaie altérée d’avec celle qui est de bon aloi ; ou bien encore, il désigne ceux qui ont fait leurs preuves dans la foi, dans les bonnes œuvres, dans la connaissance. Il faut donc par conséquent plus d’efforts et de prévoyance pour examiner sérieusement quel doit être notre plan de conduite, et reconnaître la piété légitime. Il est manifeste, en effet, qu’étant chose ardue et laborieuse, la vérité suscite des discussions qui, échauffées par l’amour-propre et par un vain désir de gloire, engendrent l’hérésie chez des hommes qui, au lieu d’avoir appris à fond et recueilli la doctrine véritable, se persuadent faussement qu’ils possèdent la connaissance.

Il sort de là de nouvelles obligations pour nous d’apporter plus de soin à la découverte de la vérité, qui ne se trouve qu’avec le Dieu véritable. La découverte de la vérité, si douce à l’âme, et la possession de ce trésor gardé par la mémoire, suivent le travail de l’examen. Je vois donc dans les hérésies un motif d’investigation bien plus que d’apostasie ou d’éloignement. On vous présente deux fruits : l’un est véritable et parvenu à son point de maturité ; l’autre n’est qu’une imitation en cire, mais d’une exacte ressemblance. Vous abstiendrez-vous de l’un et de l’autre à cause de la fausseté du dernier ? Non sans doute. Il faut discerner, par une compréhension intelligente et un jugement incorruptible, la réalité d’avec ses apparences. Je suppose encore qu’ici se prolonge une large vole publique. Mais de celle-ci partent des sentiers sans nombre, dont les uns conduisent à un précipice, les autres à un fleuve rapide, les autres à l’abime profond de la mer. Parce que ces mille sentiers se séparent et se détournent de la route principale, le voyageur hésitera-t-il à s’engager dans la route qui est frayée et ne lui promet aucun péril ? Quoi qu’on dise de la vérité, redoublons d’ardeur et d’efforts pour la connaître, au lieu de renoncer à elle. Les herbes parasites croissent en même temps que les légumes : sera-ce une raison pour l’agriculteur d’abandonner le soin des jardins ? Puisque nous portons en nous-mêmes un besoin si actif d’investigation et d’examen, nous sommes par là même destinés aux résultats de la vérité. Voilà pourquoi nous sommes justement condamnés pour n’avoir pas obéi quand il fallait obéir, pour n’avoir pas distingué ce qui répugne, ce qui est honteux, ce qui est opposé à notre nature, tout ce qui est mensonger enfin d’avec ce qui est véritable, conséquent, glorieux, et conforme à notre origine. Ces impulsions vivent au fond de notre âme comme autant d’auxiliaires pour discerner ce qui est la vérité.

Les Gentils s’appuient donc sur un prétexte frivole. La découverte de la vérité est toujours entre les mains de quiconque la cherche. Au contraire, une condamnation sans excuse attend ceux qui mettent en avant des motifs déraisonnables. Qu’ils répondent, avouent-ils qu’il y a ou qu’il n’y a pas une démonstration ? Ils m’accorderont sans doute qu’il en existe une à l’exception de ceux qui anéantissent les sensations elles-mêmes. S’il existe une démonstration, il est donc nécessaire d’entrer dans les discussions de la controverse, et d’apprendre démonstrativement par les Écritures comment d’une part, se sont introduites les hérésies ; de l’autre, comment la vérité seule et l’Église à laquelle appartient l’antériorité, sont les dépositaires de la connaissance la plus parfaite et du choix le plus légitimement arrêté. Parmi ceux qui répudient la vérité, les ans ne cherchent qu’à se tromper eux-mêmes, les autres, à séduire aussi leurs proches. On donne aux premiers le nom de Doxosophes, c’est-à-dire, hommes qui, sages à leurs propres yeux, s’imaginent avoir mis la main sur la vérité, quoique la démonstration véritable leur échappe, et se trompent eux-mêmes en se complaisant dans la vanité de leurs illusions. Le nombre est grand de ces infortunés qui déclinent la discussion et l’examen de peur d’être convaincus, et se dérobent à l’enseignement de la doctrine pour ne pas s’entendre condamner. Les seconds, ceux qui tendent des pièges à l’innocence de leurs frères, sont des hommes accoutumés à la ruse. Quoiqu’ils s’attachent aux pas de leurs victimes en leur répétant humblement : Nous ne savons rien, ils ne laissent pas d’obscurcir la lumière par des probabilités spécieuses. Mais les arguments probables diffèrent, j’imagine, des arguments véritables. Que le nom de l’hérésie soit nécessaire pour opposer le mensonge à la vérité et distinguer l’un de l’autre, nous le savons. Quand les sophistes sont parvenus à dérober, pour la ruine des hommes, quelques lambeaux de vérité, ils ensevelissent orgueilleusement ces dépouilles dans quelques arts humains de leur invention ; puis ils battent des mains, fiers de présider aux débats d’une école plutôt que de gouverner l’Église.

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