Que ferait Jésus ? Dans ses pas…

Chapitre IV

Si quelqu’un veut venir après moi, qu’il renonce à lui-même, qu’il se charge de sa croix, et qu’il me suive.

(Luc 9.23)

Henry Maxwell se promenait de long en large dans sa chambre, tout en préparant son service du mercredi soir. D’une de ses fenêtres il apercevait dans le lointain les hautes cheminées des ateliers du chemin de fer, et par une échappée, entre les toits entourant le Rectangle, le haut de la tente de l’évangéliste.

Chaque fois que le pasteur de la Première Eglise passait près de cette fenêtre, il jetait un regard au dehors. Enfin il s’assit à son bureau, posa devant lui une grande feuille de papier, et, après un moment de réflexion, écrivit d’une grosse écriture ferme :

Choses que Jésus ferait probablement, s’il était pasteur de cette paroisse :

  1. Il vivrait d’une manière simple et modeste, sans luxe inutile d’un côté, sans ascétisme exagéré de l’autre.
  2. Il prêcherait sans crainte contre les hypocrites de l’Eglise, quelle que soit leur position sociale ou leur fortune.
  3. Il témoignerait, sous une forme pratique, de la sympathie et de l’affection aux gens du peuple, aussi bien qu’aux personnes bien élevées et comme il faut qui forment la majorité de la congrégation.
  4. Il s’occuperait des grandes causes de l’humanité, d’une manière active et qui exigerait du renoncement et des sacrifices personnels.
  5. Il prêcherait contre l’alcoolisme.
  6. Il deviendrait l’ami des gens de mauvaise vie qui peuplent le Rectangle.
  7. Que ferait encore Jésus, s’il était à la place d’Henry Maxwell ?

Il se rendait compte, avec une humilité qu’il ne connaissait point autrefois, de tout ce qui manquait, en force et en profondeur, à cette esquisse de la conduite probable de Jésus, mais il cherchait sincèrement à la formuler en termes concrets. Chacun des points qu’il venait d’indiquer impliquait un changement complet des habitudes contractées durant tout le cours de son ministère. Et pourtant il cherchait à pénétrer plus avant encore dans la pensée du Christ. Il n’écrivait plus, mais, immobile devant son pupitre, il s’absorbait dans son effort pour faire passer, de plus en plus, la pensée de Jésus dans sa propre vie. Il en avait oublié complètement de songer au sujet qu’il se proposait de traiter, le soir même, dans sa réunion de prière.

Il était tellement plongé dans ses réflexions qu’il n’entendit pas la cloche sonner, et qu’il tressauta quand la domestique vint lui annoncer que quelqu’un demandait à le voir. Le visiteur avait donné son nom, c’était M. Gray.

M. Maxwell s’avança jusqu’à l’escalier et pria le nouveau venu de monter.

— Nous serons mieux ici pour causer, ajouta-t-il. L’évangéliste obéit à l’invitation qui lui était faite et, sans tarder, se mit à expliquer le but de sa visite.

— J’ai besoin de votre aide, M. Maxwell. Vous avez sans doute appris quelles magnifiques réunions nous avons eues lundi soir, et hier encore, Miss Winslow a fait avec sa voix ce à quoi je n’avais jamais réussi, et notre tente s’est trouvée trop petite pour contenir la foule qui s’y pressait.

— Oui, on me l’avait dit. C’était la première fois que ces gens l’entendaient chanter, il n’est pas étonnant qu’elle les ait attirés.

— Cela a été une véritable révélation pour nous et un grand encouragement dans notre œuvre. Mais je venais vous demander si vous ne pourriez pas parler à ces gens ce soir. Je suis si enrhumé que je ne crois pas pouvoir compter sur ma voix. Je sais que c’est beaucoup demander d’un homme aussi occupé que vous, aussi, si vous ne pouvez pas le faire, dites-le moi franchement, je tâcherai de trouver quelqu’un d’autre.

— Je suis humilié de ne pouvoir vous rendre ce service, mais j’ai moi-même ma réunion de prière ordinaire, commença Henry Maxwell, puis tout à coup il reprit : Je crois, que je pourrai m’arranger de façon à me rendre au Rectangle, ainsi comptez sur moi.

L’évangéliste le remercia avec effusion et se leva pour prendre congé.

— Ne pourriez-vous rester encore un instant, Gray, pour que nous priions ensemble.

— Oui, répondit-il simplement.

La prière de M. Maxwell ressemblait à celle d’un enfant. Elle toucha M. Gray jusqu’aux larmes. Il y avait quelque chose d’étrange à entendre cet homme, qui avait passé toute sa vie de pasteur dans les étroites limites d’un ministère exactement défini, demander la sagesse et la force nécessaires pour s’adresser au peuple du Rectangle.

— Que Dieu vous bénisse, M. Maxwell, lui dit Gray quand ils se relevèrent. Je suis certain que le Saint-Esprit vous communiquera sa force, ce soir.

Henry Maxwell ne répondit rien. Il n’osait pas même dire qu’il l’espérait également, mais il pensait à sa promesse, et cette pensée lui communiquait une paix, bienfaisante, à la fois à son cœur et à son esprit.

C’est ainsi que l’auditoire réuni ce soir-là dans la sacristie de la Première Eglise eut une nouvelle surprise.

Il y avait un nombre inusité de membres présents, car les réunions de prière étaient, depuis ce mémorable dimanche matin, beaucoup plus suivies qu’elles ne l’avaient jamais été auparavant.

Le pasteur mit aussitôt l’assemblée au courant de la situation. Il parla de l’œuvre de M. Gray et de la requête qu’il lui avait adressée.

— Il me semble que je dois répondre à cet appel, et je vous laisse décider si vous voulez supprimer la réunion de ce soir ou la continuer sans moi. Peut-être le mieux serait-il que quelques-uns d’entre vous m’accompagnent au Rectangle, tandis que les autres resteraient ici et demanderaient pour nous le secours du Saint-Esprit.

Une demi-douzaine d’hommes se levèrent pour aller avec Henry Maxwell, le reste de l’assemblée demeura dans la sacristie. M. Maxwell ne put s’empêcher de se dire, en s’éloignant, qu’il n’y avait probablement pas, dans toute son Eglise, une poignée d’hommes capables de travailler efficacement à amener des gens pauvres et dévoyés à la connaissance de Christ. Cette pensée n’était pas un reproche adressé à sa congrégation, elle tenait simplement à la façon toute nouvelle dont il commençait à envisager la signification de ces mots : disciple de Christ.

Quand ils atteignirent le Rectangle, la tente était déjà bondée, et ils eurent quelque peine à gagner l’estrade. Rachel s’y trouvait avec Virginia et Jasper Chase, qui les avait accompagnées à la place du docteur, empêché de se joindre à elles.

Quand la réunion commença par le chant d’un cantique dont Rachel chantait le solo, tandis que tous les assistants étaient priés d’entonner le chœur, il ne restait pas un espace libre dans la vaste tente. L’air était doux ; on avait relevé les bords de la toile et on apercevait, au dehors, une foule de visages qui formaient la partie extérieure de l’auditoire.

Après le chant et une prière, prononcée par un des pasteurs de la ville, qui se trouvait là aussi, M. Gray expliqua pourquoi il ne pouvait parler longuement et, avec sa simplicité habituelle, remit la suite du service au « frère Maxwell de la Première Eglise. »

— Qui est ce type demanda une voix rude, qui venait des confins de la tente.

— Le ministre de la Première Eglise. Nous avons tout le fin monde de la ville ce soir.

— Parlez-vous de la Première Eglise ? Je la connais. Mon propriétaire s’y paie une des premières places, cria, une autre voix qui provoqua un éclat de rire général, car celui qui venait de parler était le tenancier d’une taverne fort mal famée.

Marchons, marchons, allons en Canaan

commença un homme ivre qui, sans s’en douter, imitait ni bien le ton nasillard d’un chanteur de rue, fort connu dans le voisinage, que les rires et les applaudissements redoublèrent au dehors. Les gens réunis à l’intérieur de la tente se mirent à protester. « Faites-le sortir. Donnez donc à la Première Eglise la chance de montrer ce qu’elle vaut » — « Non, un chant, un chant, nous voulons du chant », criait-on de tous côtés.

Henry Maxwell se leva, une poignante angoisse l’étreignait. C’était bien autre chose que de prêcher aux habitants respectables, bien habillés, bien élevés, des boulevards. Il prononça quelques paroles, mais le tumulte ne faisait qu’augmenter. En vain M. Gray était-il descendu de l’estrade, il ne parvenait pas à calmer la foule. Henry Maxwell haussa la voix ; à l’intérieur de la tente on semblait disposé à lui prêter quelqu’attention, mais au dehors le bruit allait toujours croissant. Au bout de quelques minutes il se sentit débordé. Il se tourna alors vers Rachel avec un triste sourire.

— Chantez quelque chose, Miss Winslow, ils vous écouteront, dit-il, puis il s’assit et cacha sa tête dans ses mains.

L’occasion était là pour Rachel qui ne la laissa pas échapper. Virginia était assise devant l’harmonium, elle préluda par quelques accords à l’hymne que son amie venait de lui indiquer :

Saisis ma main craintive
Et conduis-moi ;
Fais que toujours je vive
Plus près de toi.
Sans toi, mon tendre Père,
Pour me guider,
Je ne sais sur la terre
Comment marcher.

Rachel n’avait pas chanté la première ligne, que tous les visages réunis dans la tente se tournaient vers elle ; avant qu’elle eût terminé la strophe, elle avait dompté le Rectangle ; il se tenait à ses pieds comme une bête sauvage, soudain apprivoisée, elle l’avait rendu inoffensif par le seul pouvoir de sa voix. Ah ! qu’étaient donc les auditeurs élégants, parfumés et blasés, des salles de concerts, à côté de ces êtres avinés, dégradés, révoltés, qui tremblaient, pleuraient et devenaient si étrangement recueillis sous la divine influence de cette belle jeune fille ! Henry Maxwell, quand il releva la tête et vit la transformation opérée dans cette tourbe humaine, entrevit ce que Jésus aurait fait, probablement, d’une voix comme celle de Rachel Winslow. Jasper Chase, assis dans un coin de l’estrade, ne quittait pas la cantatrice des yeux, et s’avouait que toutes ses ambitions de romancier disparaissaient, devant le désir de gagner son amour. Et, plus loin, dans l’ombre, au dehors de la tente, se tenait la dernière personne qu’on se serait attendu à voir dans une réunion de ce genre : Rollin Page qui, bousculé de côté et d’autre par ces hommes et ces femmes aux vêtements sordides, ne prêtait aucune attention aux regards moqueurs fixés sur lui, mais s’absorbait entièrement dans la contemplation de Rachel. Il arrivait tout droit de son club, et ni Virginia, ni son amie, ne se doutèrent de sa présence.

Le chant s’était tu. Henry Maxwell se leva de nouveau et cette fois il se sentait parfaitement calme. Il se demandait : « que ferait Jésus ? » et il parla comme jamais il n’aurait cru pouvoir le faire. Qui étaient ces gens ? Des âmes immortelles. Qu’était le christianisme ? Un appel à la repentance, non des justes, mais des pécheurs. Comment Jésus leur parlerait-il, que leur dirait-il ? Il n’aurait su dire tout ce que son message aurait été, mais il sentait, cependant, qu’il en reproduisait, certainement, une partie. Jamais jusqu’alors il n’avait éprouvé de « compassion pour la multitude ». Qu’avait-elle été pour lui, cette multitude, durant ses dix années de ministère à la Première Eglise, si ce n’est un facteur vague, dangereux, répugnant, et inquiétant, de la société, placé en dehors de l’Eglise et de sa portée ; un élément qui lui causait parfois un désagréable tiraillement de conscience, une des faces de la population de Raymond désignée dans la presse religieuse comme « les masses », avec cette remarque : que « les masses » n’étaient pas atteignables. Mais ce soir qu’il voyait « les masses » devant lui, il se demandait si ce n’était pas justement avec des multitudes de ce genre-là que Jésus se trouvait le plus souvent en contact, et il se sentait pris pour elles de cet amour brûlant, qui est le signe le plus certain qu’un prédicateur est vraiment pénétré, lui-même, de l’Esprit de vie. Il est facile d’aimer un pécheur individuel, surtout s’il est intéressant et pittoresque, mais aimer une multitude de pécheurs est une vertu distinctement chrétienne.

Quand la réunion fut terminée, rien n’indiqua qu’elle eût éveillé chez les auditeurs un intérêt spécial. Ils se dispersèrent rapidement, et les tavernes qui s’étaient vues délaissées, pour un moment, retrouvèrent en plein leur clientèle. Le Rectangle, comme pour rattraper le temps perdu, se replongea avec délice dans sa nuit de débauche. La petite troupe, qui se dirigeait vers la station du tramway, en eut la preuve sur son chemin.

— C’est un endroit terrible, s’écria Henry Maxwell, tandis qu’ils attendaient le tram. Je n’avais jamais réalisé le fait que Raymond contenait une populace pareille. Il semble impossible, après l’avoir constaté, de croire que cette ville soit pleine de gens faisant profession de christianisme.

Après un moment de silence il reprit : Croyez-vous que personne puisse jamais ôter du milieu de nous ces débits d’eau-de-vie, qui sont pour notre peuple une malédiction ? Pourquoi ne nous liguons-nous pas contre ce trafic ? Que ferait Jésus ? Garderait-il le silence ? Sanctionnerait-il par son vote des abus qui conduisent au crime et à la mort ?

Il se parlait à lui-même, plutôt qu’il ne s’adressait à ses compagnons ; il se souvenait d’avoir toujours, avec la grande majorité des membres de son Eglise, voté pour que l’on accordât des patentes à tous les débitants qui en feraient la demande. Maintenant qu’il considérait cette question à un point de vue nouveau, la théorie de la liberté illimitée du commerce ne lui paraissait plus si simple, et il se demandait si Jésus, à sa place, n’aurait pas prêché contre l’eau-de-vie, sans s’inquiéter de ce qu’une pareille prédication pourrait avoir d’impopulaire, et malgré les chrétiens qui estimaient que le mal ne pouvant être supprimé, la meilleure chose à faire était d’en tirer un profit pécuniaire ? Et à supposer que des chrétiens possédassent des immeubles où se trouvaient des cafés et des tavernes, comme c’était le cas à Raymond, Jésus se serait-il tu ?

Le lendemain, quand il entra dans son cabinet de travail, il n’avait pas encore résolu cette question. Il y pensa tout le long du jour ; il y songeait encore quand le Journal arriva. Sa femme le lui apporta elle-même et s’assit près de lui pour qu’il en fît la lecture.

Le Journal était maintenant, à Raymond, la feuille sensationnelle par excellence ; il était rédigé d’une façon si remarquable que jamais ses abonnés ne l’avaient ouvert avec autant de curiosité.

L’absence de mention du concours de lutte les avaient frappés en premier, puis ils s’étaient aperçus qu’il ne publiait plus en détail les histoires de crimes et ne mentionnait plus les scandales d’ordre privé. Ils remarquaient également que peu à peu un triage s’opérait dans les annonces. La suppression du numéro du dimanche avait été jusqu’alors la mesure la plus vivement commentée, mais le caractère nouveau des articles du jour la rejetait depuis peu au second plan. Une citation, empruntée au numéro du lundi précédent, donnera une idée de la manière dont Edouard Norman tenait sa promesse. L’article auquel elle est empruntée était intitulé :

Le côté moral des questions politiques.

« Le rédacteur du journal a toujours défendu les principes du grand parti maintenant au pouvoir et discuté, par conséquent, les questions politiques à un point de vue opportuniste, et en professant une foi entière en l’infaillibilité de ce parti. Dorénavant, afin d’être parfaitement honnête vis-à-vis de ses lecteurs, le rédacteur présentera et discutera les questions du jour au point de vue du bien et du mal. En d’autres termes : il ne se demandera pas, en premier lieu : « est-ce dans l’intérêt de notre parti, est-ce conforme aux principes professés par ce parti » mais bien : « cette mesure est-elle en accord avec l’esprit et les enseignements de Jésus, l’auteur du plus haut idéal qui ait été proposé aux hommes. » Cela revient à dire que le côté moral de chaque question politique sera considéré comme son côté essentiel, et que nous affirmerons que les devoirs des nations étant identiques à ceux des individus, les uns et les autres doivent considérer comme leur première règle de conduite de faire tout pour la gloire de Dieu.

Le même principe sera observé, par la rédaction, en ce qui concerne les candidats aux places vacantes dans les conseils et les différents départements de la République. Nous travaillerons de tout notre pouvoir à faire triompher les hommes les plus capables, et nous n’appuierons, le sachant et le voulant, aucun candidat qui ne soit digne de toute confiance, fût-il ouvertement patronné par notre parti. La première question que nous nous poserons sera toujours celle-ci : est-il bien l’homme qu’il faut pour remplir cette place ? Est-il honnête et a-t-il les capacités requises ?… »

Des centaines d’électeurs de Raymond avaient lu ces lignes, et s’étaient frottés les yeux d’étonnement. Un bon nombre d’entre eux avaient même refusé immédiatement le journal. Il n’en continuait pas moins à paraître, et à être lu avec avidité dans toute la ville. Edouard Norman savait cependant, à n’en pouvoir douter, que ses abonnés diminuaient rapidement, mais il ne perdait pas courage, quand même Clark, son rédacteur en second, prenait un certain plaisir à lui prophétiser avec emphase la banqueroute prochaine.

Tandis qu’Henry Maxwell lisait le journal à sa femme, il découvrait à chaque page des preuves de la fidélité avec laquelle Norman remplissait sa promesse. En vain y eût-on cherché des articles vulgaires ou sensationnels, tout y était de bon ton et avait une réelle valeur. Il remarqua que la plupart des collaborateurs avaient signé leurs articles et soigné davantage leur style.

— Voilà Norman qui a obtenu de ses reporters qu’ils signent ce qu’ils écrivent, dit-il. Il m’en avait parlé et je crois que c’est là une chose excellente. Cela fixe les responsabilités et rehausse le niveau des travaux publiés. Collaborateurs et public en bénéficieront, certainement.

Tout à coup M. Maxwell s’arrêta. Sa femme leva les yeux de dessus l’ouvrage qu’elle tenait à la main, pour voir ce qui causait cette interruption. Il lisait quelque chose avec une attention intense.

— Écoutez cela, Marie, reprit-il au bout d’un moment, d’une voix qui tremblait :

« Nous apprenons que ce matin Alexandre Power, directeur en chef des ateliers du chemin de fer de notre ville, a remis sa démission à la compagnie, en donnant, pour raison de cet acte, le fait qu’il a eu la preuve que la dite compagnie viole, d’une manière flagrante, les lois commerciales, aussi bien que celles que l’Etat a récemment instituées, dans le but d’empêcher que les chemins de fer ne favorisent certains accapareurs, au détriment du public. M. Power ajoute qu’il ne peut pas se faire complice des fraudes commises en les taisant, et qu’il en a informé l’autorité compétente, à laquelle il appartient maintenant d’agir.

Le journal tient à déclarer qu’il approuve absolument la conduite de M. Power. Il a perdu une place très avantageuse de son plein chef, et alors qu’en gardant le silence il l’aurait conservée d’une façon incontestable. Nous pensons que tous les citoyens honnêtes et désireux de voir les lois respectées, et les contrevenants punis, l’approuveront également. Dans des cas semblables à celui-ci, la contravention des compagnies de chemins de fer est en général fort difficile à prouver, parce qu’il est tacitement convenu que les employés qui en ont les preuves n’ont pas à s’en inquiéter, et peuvent s’en laver les mains. Nous n’avons pas à insister sur ce que cette façon d’esquiver les responsabilités a de démoralisant pour tous les jeunes gens qui entrent au service des compagnies.

A notre avis, M. Power a fait la seule chose que pût faire un chrétien. Il a rendu un service signalé à l’Etat et au public en général. Il n’est pas toujours facile de déterminer les devoirs du citoyen, pris individuellement envers la société, mais, dans le cas présent, la détermination prise par M. Power se serait imposée à tout homme ayant le respect de la loi et tenant à la faire respecter. Il est des cas où l’individu isolé doit agir pour le peuple pris dans son ensemble, même au prix des plus graves sacrifices. M. Power sera certainement peu compris et fort mal jugé par le grand nombre, mais tout citoyen désireux de voir les compagnies puissantes obligées de s’incliner devant la loi, aussi bien que l’individu le plus faible et le plus infime, lui donnera raison. Il a agi en citoyen loyal, patriote et indépendant… »

Henry Maxwell termina sa lecture et laissa tomber le journal.

— Il faut que j’aille voir Power, s’écria-t-il, ceci est le résultat de sa promesse.

Comme il se disposait à sortir, sa femme l’arrêta en lui disant :

— Croyez-vous vraiment, Henry, que Jésus aurait fait cela ?

Il hésita un instant, puis il répondit lentement :

— Oui, je crois qu’il l’aurait fait. En tous les cas, Power en est persuadé, et chacun de nous s’est engagé à décider cette question pour lui-même et non pas pour les autres.

— Que va-t-il advenir de sa famille ? Comment Mme Power et Celia prendront-elles la chose ?

— Fort mal, je le crains. Elles. ne comprendront pas la conduite de Power, ce sera là sa croix.

M. Maxwell se rendit tout droit à l’appartement habité par les Power. A son grand soulagement, ce fut le maître de la maison lui-même qui vint lui ouvrir.

Les deux hommes se serrèrent la main en silence, ils n’avaient pas besoin de paroles pour se comprendre, jamais le pasteur et ses paroissiens ne s’étaient sentis en pareille communion d’esprit.

— Qu’allez-vous faire maintenant ? demanda M. Maxwell, après qu’il eut entendu raconter comment les choses s’étaient passées.

— Je n’ai pas encore de plan bien arrêté. Il est probable que je rentrerai dans les télégraphes. Ma famille n’aura à souffrir qu’au point de vue social.

Alexandre Power parlait avec calme, bien qu’avec tristesse. Le pasteur ne lui demanda pas ce que disaient sa femme et sa fille, il ne sentait que trop combien c’était le côté pénible de la situation.

— Il y a une chose que je voudrais vous prier de prendre en main, reprit M. Power, c’est l’œuvre que j’avais commencée dans les ateliers. Pour autant que je sache, la compagnie ne s’opposera point à ce qu’elle soit poursuivie. C’est une des contradictions usuelles dans le monde des chemins de fer d’encourager, par exemple, les Unions chrétiennes de jeunes gens, tandis qu’on se livre aux actes les moins chrétiens quand il s’agit des questions d’intérêt. Au reste, c’en est une encore, car il est entendu qu’il y a avantage à posséder des employés sobres, rangés, honnêtes, chrétiens en un mot. Je ne doute pas que le premier contre-maître ne rencontre la même courtoisie que moi, et que l’usage de la grande salle, où je vous ai conduit un jour, ne lui soit concédé à l’avenir, comme il me l’avait été à moi-même. Mais je n’en voudrais pas moins, M. Maxwell, être certain que vous veillerez à l’exécution de mon projet. Vous savez ce qu’était mon idée générale, et vous aviez fait une très bonne impression sur mes hommes. Allez leur parler le plus souvent que vous pourrez et, si possible, intéressez Milton Wright à la chose, il pourrait vous donner un bon coup de main, et vous procurer à très bas pris du café et les fournitures nécessaires à la correspondance. Je puis compter sur vous, n’est-ce pas ?

— Oui, répondit Henry Maxwell d’une voix cordiale. Ils restèrent encore quelques moments à causer, puis, quand ils se séparèrent, après avoir prié ensemble, ils échangèrent une de ces poignées de main qui semblaient être devenues entre eux le signe de leur confraternité comme disciples du Christ.

Le pasteur de la Première Eglise reprit le chemin de sa demeure, profondément ému par tous les événements qui venaient de se passer autour de lui. Il comprenait, petit à petit, que l’engagement d’agir comme l’aurait fait Jésus opérait une révolution dans sa paroisse et dans toute la ville. Chaque jour ajoutait aux résultats sérieux de cet engagement et il ne prétendait pas en avoir vu la fin. Il n’était, en réalité, qu’au début d’un mouvement destiné à changer l’histoire de centaines de familles, non seulement à Raymond, mais dans tous le pays. Quand il songeait à Edouard Norman, à Rachel et à Power, il ne pouvait s’empêcher de penser avec un intérêt intense à tout ce qu’on verrait encore se produire, si tous ceux qui avaient pris le même engagement qu’eux le tenaient fidèlement. Le tiendraient-ils tous, ou quelques-uns reviendraient-ils en arrière, quand leur croix leur semblerait devenir trop lourde ?

Son chemin passait à côté des grands magasins de Milton Wright, et il y entra, dans l’intention de serrer simplement la main à son paroissien, et de lui souhaiter bon courage pour poursuivre les réformes qu’il était en train, à ce qu’il avait entendu dire, d’introduire dans ses affaires. Mais quand Milton Wright le vit, il insista pour le faire asseoir dans son bureau et le mettre au courant de ses plans et projets. M. Maxwell se demandait, en l’entendant, si c’était bien là le négociant éminemment pratique, l’homme d’affaire avisé qui, préoccupé avant tout des intérêts de son commerce, considérait chaque chose au point de vue du : « cela payera-t-il ? »

Il ne sert à rien de chercher à le dissimuler, M. Maxwell, depuis que j’ai fait la promesse que vous savez, j’ai été obligé de transformer tout mon système commercial. J’ai fait depuis vingt ans une foule de choses dont je suis convaincu que Jésus ne les aurait pas faites, — mais ce n’est rien comparé à toutes celles qu’il aurait faites à ma place et auxquelles je n’ai pas même songé. Mes péchés d’omission ont dépassé les autres en nombre.

Je me suis dit que la première modification à apporter dans ma maison concernait la manière dont je considérais mes employés. Je suis descendu dans mes magasins, le lundi qui a suivi ce mémorable dimanche, en me disant : « Quelles relations Jésus aurait-il avec tous ces employés, commis, vendeurs, caissiers, teneurs de livres et autres, que j’ai sous mes ordres ? Ne chercherait-il pas à établir entre lui et eux des relations personnelles, différentes de celles qui règnent ici depuis tant d’années ? J’eus vite tranché la question d’une façon affirmative, puis je me mis à réfléchir aux moyens de mettre ma conviction nouvelle en pratique, et il me parut qu’il fallait, en premier lieu, réunir tout mon monde pour lui demander son avis. J’adressai donc à chacun de mes employés une convocation et, le mardi soir, nous étions tous réunis dans le plus vaste de mes locaux.

Il est résulté beaucoup de choses de cette assemblée ; je ne saurais vous les raconter toutes. J’ai essayé de parler à ces hommes comme il me semblait que Jésus l’aurait fait, et cela m’a été difficile, car je n’en avais aucune habitude et je me suis probablement fourvoyé sur plus d’un point. Malgré tout cela, vous ne sauriez croire l’effet que cela produisit sur quelques-uns de mes auditeurs ; avant que j’eusse fini de parler, je pouvais voir des larmes couler sur le visage de plus d’une douzaine d’entre eux. Et plus je me demandais : « que ferait Jésus ? » plus je comprenais que je devais entrer en des relations plus intimes et plus affectueuses avec ceux qui travaillent pour moi depuis si longtemps. Chaque jour me suggère une nouvelle modification, si bien que je suis actuellement plongé dans un remaniement complet de mes méthodes commerciales. Je suis tellement ignorant de tout ce qui touche à la coopération et à son application aux affaires, que je cherche à me procurer, sur ce sujet, les renseignements les plus divers. Je suis en train d’étudier la vie de Sir Titus Salt, le grand propriétaire des moulins de Bradfort, en Angleterre, celui qui a fait construire une cité modèle sur les bords de l’Aire. Il a, dans son système, beaucoup de choses qui me seront utiles, mais je n’en suis pas encore arrivé à des conclusions déterminées en ce qui concerne les détails. Je ne suis pas encore assez familiarisé avec les méthodes qu’employait Jésus. Mais voyez plutôt ceci :

Il avança la main et prit, dans un des casiers de son bureau, une feuille de papier qu’il tendit à M. Maxwell, en ajoutant :

— J’ai tracé là une sorte de programme qui me paraît conforme à la manière dont Jésus dirigerait un commerce comme le mien et je voudrais savoir ce que vous en pensez.

Ce que Jésus ferait, probablement, s’il était négociant comme Milton Wright :

  1. Il ne mettrait pas au premier rang la question du gain, mais il dirigerait ses affaires, en premier lieu, de manière à les faire servir à la gloire de Dieu.
  2. Il ne considérerait jamais l’argent qu’il gagnerait comme lui appartenant en propre, mais comme un prêt qu’il devrait faire valoir pour le bien de l’humanité.
  3. Ses relations avec tous les employés seraient empreintes d’affection et de bienveillance. Il ne pourrait s’empêcher de voir en eux autant d’âmes à sauver. Cette pensée serait toujours, pour lui, plus importante que celle des bénéfices à réaliser.
  4. Il ne ferait jamais la moindre chose malhonnête ou simplement d’une honnêteté discutable, et ne nuirait jamais, de propos délibéré, à un concurrent.
  5. Les moindres détails, dans sa maison, seraient réglés selon des principes de justice et de charité.
  6. Ces mêmes principes se retrouveraient dans ses relations avec ses employés, ses clients et tous ceux avec lesquels ses affaires le mettraient en rapport.

Henry Maxwell lut lentement la page sur laquelle tout cela était inscrit ; il se rappelait que, le jour précédent, lui-même avait essayé également de donner une forme concrète à ses idées, concernant la conduite probable de Jésus. Quand il leva les yeux, il rencontra le regard interrogateur de Milton Wright.

— Croyez-vous qu’en agissant de la sorte vous continuerez à gagner quelque chose ? lui demanda-t-il.

— Oui, je le crois. Ne pensez-vous pas comme moi que la charité intelligente doit réussir mieux que l’égoïsme intelligent ? Quand les employés auront un intérêt dans une maison, quand, mieux que cela, ils sentiront qu’ils sont l’objet, de la part de leur chef, d’une affection personnelle, ne seront-ils pas plus actifs, plus soigneux des détails, plus désireux de voir les affaires prospérer ?

— Oui, il me semble que ce devrait être le cas, pourtant je crois qu’en thèse générale, la plupart des négociants en douteraient. Mais quelles seront vos relations avec le monde égoïste, qui ne conçoit pas qu’on puisse songer à gagner de l’argent selon des principes chrétiens ?

Il y aura là, certainement, des difficultés à vaincre, mais elles ne me paraissent pas insurmontables. L’idée de la coopération, d’ailleurs, n’est pas nouvelle, je vous ai déjà dit que je l’étudie avec soin. Ce dont je suis absolument convaincu, c’est qu’à ma place Jésus serait totalement dépourvu d’égoïsme. Il aimerait tous les hommes que j’emploie, il considérerait toute ma maison de commerce comme une sorte de société de secours mutuel, et il la dirigerait de façon à bien montrer que son premier but, c’est le développement du royaume de Dieu. Voilà les principes généraux d’après lesquels je vais agir désormais ; il me faudra du temps pour fixer les détails.

Quand Henry Maxwell quitta Milton Wright, il était profondément impressionné par la révolution qui était déjà en train de se produire dans les affaires de ce dernier. Il traversa, pour sortir, les magasins dans toute leur longueur et il lui sembla apercevoir, partout, des traces de l’esprit nouveau qui y régnait. Il n’y avait pas à s’y méprendre, quinze jours avaient suffi pour transformer toute la maison, cela se voyait dans les manières et sur les visages des commis.

Si Milton Wright persévère, il deviendra un des prédicateurs les plus éloquents de Raymond, se disait le pasteur, en rentrant dans son cabinet de travail. Persévérerait-il, dans le cas possible où il aboutirait à des pertes d’argent, on pouvait se le demander. Henry Maxwell pria pour que le Saint-Esprit, qui se manifestait avec une puissance croissante au milieu des disciples de la Première Eglise demeurât avec eux tous, puis il se mit à travailler au sermon qu’il comptait prêcher le dimanche, sur le sujet brûlant des débits d’eau-de-vie de Raymond. Il n’avait encore jamais abordé cette question en face, et il savait que les choses qu’il avait à dire ne passeraient pas inaperçues et soulèveraient de sérieuses objections. Il n’en persévérait pas moins dans sa résolution et à chaque phrase qu’il écrivait il se disait : « Jésus la prononcerait-il ? » Une fois même il s’interrompit pour tomber à genoux. Personne d’autre que lui n’aurait pu savoir ce que cela signifiait de sa part. Quand donc cela lui était-il arrivé, pendant la préparation de ses sermons, avant le changement qui s’était fait dans sa manière de considérer la tâche d’un disciple du Christ ? Maintenant il n’aurait plus osé prêcher sans demander la sagesse d’en haut. Il ne songeait plus à dramatiser ses discours et à faire de l’effet sur ses auditeurs. La grande question pour lui était désormais : « que ferait Jésus ? »

Le samedi soir, il se passa, au Rectangle, les scènes les plus remarquables auxquelles M. Gray et sa femme eussent encore assisté. Les réunions avaient été toujours plus suivies, depuis que Rachel y chantait, et un étranger traversant le quartier en plein jour, n’aurait pas manqué de les entendre mentionner d’une façon ou de l’autre. On n’aurait cependant pu prétendre qu’on y jurait moins, qu’on y buvait moins, qu’on y menait une existence moins déréglée. Le Rectangle n’aurait, d’ailleurs, pas avoué qu’il était en train de devenir meilleur, ou que le chant dont il se montrait si ravi eut, en rien, influé sur ses conversations et sur ses manières. Il se targuait bien trop de ses vices pour cela. Mais, en dépit de lui-même, il cédait à une puissance dont il n’avait jamais mesuré l’étendue et qu’il connaissait si peu, qu’il ne s’était pas mis suffisamment en garde contre elle.

M. Gray était remis de son indisposition et, ce samedi soir, il avait recommencé à parler, mais il ne pouvait pas encore hausser beaucoup la voix, ce qui obligeait l’assistance à se tenir plus tranquille que d’habitude. Tous ces gens étaient arrivés graduellement à comprendre que si cet homme employait son temps et usait ses forces à leur parler, depuis des semaines, c’était dans l’unique désir de leur faire connaître leur Sauveur, et parce qu’il éprouvait pour eux un amour absolument désintéressé, aussi cette immense assemblée était-elle aussi attentive que l’eût été l’auditoire bien élevé d’Henry Maxwell. La foule était plus nombreuse que jamais aux alentours de la tente, et les tavernes du voisinage étaient littéralement vides. Enfin le Saint-Esprit faisait son œuvre, et M. Gray comprenait que la prière de toute sa vie commençait à recevoir son exaucement.

Rachel chantait comme Virginia et Jasper Chase, qui l’écoutaient, ne se souvenaient pas de l’avoir jamais entendue chanter, ils étaient là en compagnie du Dr West qui avait passé, durant la semaine, tout son temps libre au Rectangle, occupé à soigner des malades par pure charité. Virginia jouait de l’harmonium, Jasper, assis au premier rang, semblait suspendu au son de sa voix :

Tel que je suis sans rien à moi
Sinon ton sang versé pour moi
Et ta voix qui m’appelle à Toi,
Agneau de Dieu, je viens !

M. Gray dit à peine quelques paroles, il étendit seulement sa main, et de tous les côtés de la grande salle, de pauvres créatures, plongées dans le péché, s’avancèrent vers la plate-forme. Une femme d’une immoralité notoire se tenait tout près de l’harmonium. Virginia la regarda, et pour la première fois de sa vie la riche jeune fille comprit, avec une soudaineté et une puissance qui ressemblaient à une nouvelle naissance, ce que Jésus était pour cette pauvre femme tombée. Elle se leva, quitta l’harmonium, et prit sa main dans la sienne. A ce contact la jeune fille, car elle était jeune, tomba à genoux et fondit en larmes, toujours cramponnée à la main de Virginia. Celle-ci, après, une minute d’hésitation, s’agenouilla à côté d’elle, une même prière inclinant leurs deux têtes.

Quand tous ces êtres, parmi lesquels plusieurs pleuraient, se furent groupés autour de l’estrade, un homme, en costume de soirée, très différent de tous les autres, se fraya un chemin au travers des bancs et vint se placer auprès de l’homme ivre qui avait troublé la réunion, le soir où Henry Maxwell parlait. Rachel Winslow chantait toujours doucement, tout à coup elle tourna la tête et, à son inexprimable étonnement, reconnut Rollin Page ! Pendant un instant la voix lui manqua, puis elle reprit :

Tel que je suis, ton grand amour
A tout pardonné sans retour.
Je veux être à Toi dès ce jour.
Agneau de Dieu, je viens.

Il y avait dans sa voix comme un écho de l’amour divin et le Rectangle, à cette heure-là, se sentait poussé vers le port de la grâce rédemptrice.

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