Que ferait Jésus ? Dans ses pas…

Chapitre V

Si un homme me sert, qu’il me suive.

(Jean 12.26)

Il était près de minuit quand le culte du Rectangle se termina. M. Gray resta encore longtemps à prier et à causer avec un petit groupe de nouveaux convertis qui, dans leur inexpérience, cherchaient des lumières auprès de leur évangéliste avec une telle anxiété, qu’il songeait aussi peu à les abandonner que s’il se fût agi de les arracher à la mort physique. Parmi eux se trouvait Rollin Page.

Virginia et son oncle étaient partis peu après onze heu­res. Jasper et Rachel les avaient accompagnés jusqu’à l’avenue où se trouvait la maison des Page. Le Dr West avait cheminé encore un moment avec eux, puis, arrivé chez lui, il avait laissé Jasper reconduire Rachel chez sa mère.

Il y avait de cela une heure et maintenant Jasper Chase, assis dans sa chambre, fixait un regard sombre sur les pa­piers qui couvraient sa table à écrire.

Il venait d’avouer à Rachel Winslow son amour pour elle, et il n’avait pas reçu le sien en retour.

Il aurait été difficile de dire à quelle impulsion il avait cédé en lui parlant ce soir-là ; il l’avait fait sans réfléchir aux résultats possibles de sa démarche, parce qu’il se croyait, au fond, certain de l’affection de la jeune fille.

A cette heure, en face de son espoir trompé, il cherchait à se rappeler l’expression de son visage, tandis qu’il lui parlait. Jamais elle ne lui avait paru plus belle, jamais il ne s’était mieux rendu compte du pouvoir qu’elle possédait sur lui que durant cette soirée. Il s’était dit, en l’entendant chanter, que dès qu’il se trouverait seul avec elle il lui dirait qu’il ne pouvait plus vivre sans elle ; mais il comprenait, trop tard, qu’il s’était mépris soit sur le caractère de Rachel, soit sur l’opportunité du moment choisi par lui. Il savait ou du moins il croyait savoir, qu’elle commençait à s’attacher à lui. Ce n’était pas un secret entre eux qu’il l’avait prise comme modèle pour l’héroïne de son premier roman, et que le héros le représentait lui-même. Ils s’aimaient dans le livre, et Rachel semblait ne pas s’en formaliser. Personne d’autre ne le savait, car les noms et les circonstances extérieures ne les trahissaient pas, Rachel seule ne s’y était pas trompée quand Jasper lui avait adressé le premier exemplaire de son ouvrage et, certainement, elle ne s’en fâchait pas, alors. Mais il y avait de cela près d’un an !

Jasper Chase se remémorait, dans ses moindres détails, la scène qui venait de se passer entre eux. Il se rappelait même avoir commencé à parler à l’endroit où, quelques jours auparavant, il rencontrait Rachel marchant à côté de Rollin Page, et se souvenait de s’être demandé ce que celui-ci disait.

— Rachel, pour la première fois il se servait de son nom de baptême, je ne savais pas, avant ce soir, à quel point je vous aime. Pourquoi vous cacherais-je ce que depuis longtemps vous lisez dans mes yeux ? Vous savez que je vous aime plus que ma vie.

Le premier soupçon qui lui vint d’un refus possible, fut causé par le tremblement de la main posée sur son bras. Elle l’avait laissé parler sans tourner son visage vers lui, le regard fixé droit devant elle, et il croyait l’entendre encore répondre d’une voix ferme, mais calme :

— Pourquoi me dites-vous cela ce soir… après ce que nous venons de voir et d’entendre ?

— Quoi donc ?… quand donc… balbutiait-il, sans comprendre.

A ce moment Rachel quittait son bras, sans toutefois cesser de marcher près de lui.

Alors il s’était écrié, avec l’angoisse d’un homme qui se voit menacé d’une grande perte, quand il s’attendait à trouver une grande joie :

— Rachel, Rachel ! Ne m’aimez-vous pas ? Mon amour ne vous est-il pas aussi sacré que quoi que ce soit au monde ?

Mais elle continuait sa route en silence. Comme ils passaient sous un réverbère, il avait vu qu’elle était devenue très pâle, et il avait fait, mais en vain, un effort pour s’emparer de son bras.

— Non, avait-elle dit. En d’autres temps, ma réponse aurait peut-être été différente, mais vous n’auriez pas dû parler ce soir.

Avec son extrême sensibilité, il comprenait ce que cette réponse avait de définitif. Il lui fallait tout ou rien et il n’aurait pas même pu plaider auprès d’elle une cause qu’il sentait perdue d’avance.

Pourtant, comme ils arrivaient en face de sa porte, il murmurait… « Et maintenant, vous ne me jugez plus digne ?… » Sans paraître l’entendre, elle l’avait quitté ; il se rappelait, avec un serrement de cœur douloureux, que, de part et d’autre, ils avaient oublié de se dire adieu.

Il venait de revivre cette scène une seconde fois et il maudissait sa folle précipitation. Il se reprochait de n’avoir pas tenu compte de l’intensité des sentiments éveillés chez la jeune fille par ce qui s’était passé au Rectangle. Mais il la connaissait trop peu, bien qu’il crût le contraire, pour comprendre le vrai motif de son refus.

Pendant qu’il songeait ainsi à leur conversation, Rachel repassait également, dans son esprit, toutes ses expériences de la soirée. Avait-elle jamais aimé Jasper Chase ? Oui, et non. Un instant il lui semblait avoir repoussé loin d’elle le bonheur de sa vie, l’instant d’après elle éprouvait un étrange sentiment de soulagement, à se souvenir que rien ne la liait à lui. Puis tout s’effaçait en elle devant le souvenir de l’émotion profonde qu’elle avait ressentie, lorsque les êtres misérables et perdus, rassemblés dans la salle, s’étaient levés pour répondre aux appels que le Saint-Esprit leur adressait par le moyen de ses chants.

Quand, en entendant Jasper l’appeler par son nom, elle avait compris qu’il lui parlait d’amour, une sorte de répulsion s’était emparée d’elle, parce qu’il ne savait pas respecter les événements surnaturels auxquels ils venaient d’assister ensemble. Elle sentait que ce n’était pas le moment de songer à autre chose qu’à la gloire divine de ces conversions. La pensée que pendant qu’elle chantait, avec une passion provoquée par le désir unique d’arracher au péché la foule rassemblée devant elle, Jasper l’écoutait, absorbé simplement par son amour pour elle, la troublait comme une profanation.

Elle n’aurait pas su expliquer ce qu’elle éprouvait, mais elle sentait que s’il ne lui avait point parlé à ce moment, ses sentiments pour lui seraient demeurés les mêmes qu’auparavant. Qu’étaient-ils, en réalité, ces sentiments ? Qu’avait-il été pour elle ? Avait-elle fait une méprise ? Elle prit sur une étagère le roman que Jasper lui avait donné, et tandis qu’elle relisait certains passages, lus déjà bien souvent et qu’elle savait écrits pour elle, le rouge lui montait au visage. Ils ne la touchaient plus comme autrefois, car elle ne les comprenait plus de la même manière. Elle ferma le livre et ses pensées la ramenèrent aux scènes vues dans la tente, là-bas, au Rectangle.

Oh ! ces visages d’hommes et de femmes, illuminés pour la première fois par la glorieuse clarté du Saint-Esprit ! Que la vie était belle après tout ! Assister ainsi à la régénération d’êtres avilis par la débauche et l’ivrognerie, les voir ployer les genoux devant le Christ, pour se donner à lui, un spectacle pareil ne témoignait-il pas de tout ce qu’il y a de divin dans l’humanité, même la plus tombée ? Tous les détails de cette heure inoubliable restaient gravés dans sa mémoire, comme autant de tableaux très nets et très brillants : Rollin Page à côté de ce misérable tison arraché du feu, M. Gray penché vers la jeune fille à côté de laquelle Virginia s’était agenouillée, enfin, au moment où elles allaient quitter la salle, Virginia encore, pleurant, les deux mains passées autour du bras de son frère.

— Non ! non ! s’écria-t-elle tout à coup, à haute voix, il n’avait pas le droit de me parler ainsi après tout cela ! Il devait respecter l’endroit où nos pensées auraient dû se trouver encore ! Je suis sûre de ne pas l’aimer, pas assez, en tous les cas, pour lui donner ma vie !

Et de nouveau elle oublia Jasper pour ne plus songer qu’aux choses dont elle venait d’être témoin. Devant l’intervention évidente de l’Esprit Saint, tout reculait dans l’ombre, même le fait qu’un grand amour humain s’était offert à elle.

Les habitants de Raymond s’éveillèrent, le dimanche matin, avec le sentiment que des faits bien étranges se passaient autour d’eux et qu’une révolution commençait à transformer beaucoup des coutumes, jusqu’ici réputées immuables, de la ville. La conduite d’Alexandre Power, dans l’affaire des fraudes de la compagnie du chemin de fer, faisait sensation, non seulement à Raymond, mais dans tout le pays. Le changement complet d’orientation remarqué dans le journal d’Edouard Norman défrayait toutes les conversations. La nouvelle que Rachel Winslow s’en allait, chaque soir, chanter au Rectangle causait, dans la société, un étonnement égalé seulement par celui que soulevait la conduite de Virginia Page, dont l’absence dans toutes les réunions mondaines, délaissées également pour l’amour du Rectangle, donnait lieu à d’interminables commentaires.

L’attention générale se concentrait autour de ces personnalités si connues, mais, dans mainte famille moins en évidence, il se passait également des faits fort étranges. Ils étaient près d’une centaine, ceux des membres de l’Eglise d’Henry Maxwell qui s’étaient engagés à faire « ce qu’aurait fait Jésus », et il en résultait une suite d’actions absolument contraires à toute attente. La cité entière en était ébranlée ; l’étonnement approchait même de la stupeur, depuis que le bruit se répandait, que la veille au soir une cinquantaine des pires sujets du Rectangle s’étaient convertis, en compagnie de Rollin Page, le membre le plus élégant du plus élégant des clubs de Raymond.

L’ébranlement causé par tous ces chocs successifs rendait, ce matin-là, la Première Eglise particulièrement vibrante et préparée à entendre des vérités nouvelles. Peut-être que rien de ce qui se passait ne l’étonnait autant que le changement qui s’était produit chez son pasteur, depuis qu’il leur avait proposé d’imiter l’exemple de Jésus. L’éloquence de ses sermons ne les frappait plus, et rien, dans son attitude et dans son expression, ne rappelait les manières correctement étudiées et le demi-sourire de satisfaction qui le caractérisaient à leurs yeux, si peu de semaines auparavant.

Ses sermons étaient devenus des messages qu’il ne déclamait pas, mais qu’il leur transmettait avec un amour, un sérieux, une passion, une humilité qui faisaient oublier l’orateur et ne laissaient à sa place qu’un homme, parlant de la part de Dieu. Ses prières aussi ne ressemblaient à aucune de celles entendues jusque-là par ses auditeurs. Elles étaient souvent entrecoupées, et une ou deux fois on y avait remarqué des phrases positivement défectueuses. Qui donc, autrefois, aurait cru qu’Henry Maxwell en viendrait à pécher contre la grammaire, lui qui tenait tant à l’absolue correction de son langage. Serait-il possible qu’il y eût dans ses négligences de style une affectation, un blâme à l’adresse de ses belles prières passées ? Non, ce n’était pas cela, seulement, dans l’intensité de son désir d’amener son troupeau à la vérité, il ne songeait plus à soigner ses phrases, et il est certain qu’il n’avait jamais prié aussi efficacement que maintenant.

Il arrive, parfois, qu’un sermon vaut plus par les conditions dans lesquelles il est écouté, que par la force des arguments qu’il contient, et par la manière dont il est prononcé. Les auditeurs d’Henry Maxwell étaient justement dans les dispositions voulues pour l’entendre prêcher sur cette question d’alcoolisme, que jamais, encore, il n’avait abordée de front devant eux.

Que leur disait-il de neuf ? De quels arguments irréfutables disposait-il, de quelles anecdotes illustrait-il son discours qui n’eussent été employés cent fois par les orateurs attitrés des réunions de tempérance.

Il leur parlait, et c’était là sa force, du tort causé par les débits d’eau-de-vie, non seulement aux pauvres, à ceux qui sont tentés par le démon de l’ivrognerie, mais au développement de la ville, aux affaires, et à l’Eglise elle-même. Il parlait avec une liberté qui donnait la mesure de la conviction entière qu’il avait d’être en accord avec la volonté de Jésus. En terminant, il conjura ses auditeurs de ne pas oublier l’aube de vie nouvelle qui semblait poindre sur le Rectangle.

Le renouvellement des autorités de la ville approchait. La question de la limitation de la liberté du commerce, en ce qui concernait l’alcool, serait un des principaux facteurs de l’élection. Qu’en résulterait-il pour les pauvres créatures qui commençaient seulement à connaître la joie de l’affranchissement du péché ? Comment ne dépendraient-elles pas encore de leur entourage ? Les disciples du Christ, en leur qualité de négociants, d’artisans, de citoyens trouveraient-ils un mot à dire en faveur de ces tavernes et de ces bouges, où tant de crimes s’élaborent, et d’où tant de hontes se répandent au dehors. Le devoir de tout chrétien ne serait-il pas de déclarer la guerre à l’eau-de-vie, et pour cela d’élire des hommes honnêtes aux fonctions vacantes, et de nettoyer cette écurie d’Augias qu’était la municipalité ? En quoi les prières avaient-elles servi à rendre la ville meilleure, alors que les actes et les votes avaient, en réalité, été du côté des ennemis de Jésus ? Aurait-il agi ainsi, lui ? Quel disciple digne de ce nom refuserait de le suivre et de se charger de sa croix dans cette affaire-là ? En quoi les membres de la Première Eglise avaient-ils eu à souffrir, jusqu’alors, pour avoir voulu suivre Jésus ? La vie chrétienne était-elle une chose de convenance, d’habitude, de tradition ? N’était-il pas nécessaire, pour suivre les traces de Jésus, de gravir le Calvaire, aussi bien que la montagne de la Transfiguration ?

Son appel retentissait plus fort qu’il ne le pensait, il ne mesurait pas la tension spirituelle à laquelle la Première Eglise était parvenue. L’imitation de Jésus, commencée par les volontaires enrôlés à son service, agissait comme du levain dans l’organisme entier, et M. Maxwell eût été confondu s’il avait pu sonder la profondeur du désir de se charger de la croix de Christ, qui se manifestait dans le cœur, d’une partie de ses paroissiens. Avant qu’il eût prononcé l’amen final, bien des hommes et des femmes répétaient tout bas les paroles que Rachel avait dites à sa mère avec un si grand accent de passion : « J’ai besoin de faire pour Lui quelque chose qui me coûte un sacrifice personnel. J’ai soif de souffrir quelque chose pour Lui. » En vérité, Maxwell avait raison quand il disait qu’aucun appel n’est, en définitive, aussi puissant que celui-ci : « Venez et souffrez ! »

Le service était terminé, la grande assemblée s’était dispersée et, pour la troisième fois, Henry Maxwell se retrouvait en face des disciples déjà enrôlés au service littéral du Maître, et des nouveaux venus, désireux de grossir leurs rangs. Un frisson d’émotion le secoua quand il vit leur nombre : près de deux cents. Il remarqua que Jasper Chase manquait seul au rendez-vous, et demanda à Milton Wright de faire la prière. L’action du Saint-Esprit était manifeste au milieu d’eux. De quoi ne se sentaient-ils pas capables après un semblable baptême de puissance, et comment donc avaient-ils pu se passer de cette force pendant tant d’années ? Bien des prières ferventes montèrent vers le ciel, et c’est de cette réunion spéciale qu’Henry Maxwell data la naissance de beaucoup d’événements importants qui firent, dans la suite, partie de l’histoire de la Première Eglise de Raymond. Donald Marsh, le président du lycée Lincoln, le raccompagna chez lui.

— Je suis arrivé à une conclusion, Maxwell, commença-t-il lentement. J’ai trouvé ma croix ; elle sera lourde à l’avenir, mais je n’aurai de paix que je ne m’en sois chargé.

M. Maxwell restait silencieux et le président continua :

— Votre sermon de ce matin m’a fait comprendre clairement ce que j’éprouvais déjà depuis un certain temps. Que ferait Jésus à ma place ? Je me suis posé cette question bien souvent, depuis que j’ai fait ma promesse. J’ai essayé de me persuader à moi-même qu’il agirait simplement comme je l’ai fait jusqu’ici, qu’il se contenterait de diriger mon lycée et de donner mes cours de morale et de philosophie. Mais je n’ai pu échapper à la pensée qu’il ferait encore autre chose, et ce quelque chose, c’est justement ce que je n’ai aucune envie de faire, ce que je redoute de toute mon âme, ce qui me causera une véritable souffrance. Devinez-vous ce que c’est ?

— Oui, je crois le comprendre, répondit le pasteur. C’est aussi ma croix, car j’aimerais mieux faire n’importe quoi d’autre.

Donald Marsh eut l’air surpris, autant que soulagé, puis il reprit tristement :

— Maxwell, nous appartenons, vous et moi, à une classe d’hommes qui ont toujours évité les devoirs des citoyens. Nous avons vécu dans un petit monde à part, nous livrant à des études selon nos goûts, et nous tenant à l’écart de toutes les besognes désagréables qu’entraîne la vie publique. Je confesse, avec honte, m’être toujours soustrait, de propos délibéré, aux responsabilités que j’ai envers cette ville. Je crois savoir que nos affaires municipales sont entre les mains d’un groupe d’hommes tarés et sans principes, qui se laissent gouverner eux-mêmes par la lie de la population, et qui dirigent les affaires de la ville à un point de vue purement égoïste. Et cependant, durant toutes ces années, je me suis contenté, comme d’ailleurs presque tous les maîtres du lycée, de laisser les choses aller leur train, et j’ai vécu dans mon petit cercle à moi sans avoir aucun contact avec le vrai peuple, et sans lui témoigner la moindre sympathie. « Que ferait Jésus ? » Jusqu’ici j’ai réussi à esquiver une honnête réponse à cette question, mais je ne le puis plus. Mon devoir évident est de prendre une part directe à l’élection en vue, d’aller aux assemblées, de jeter le poids de mon influence, si petite qu’elle puisse être, dans la balance, afin d’assurer, si possible, la nomination d’hommes honnêtes, de me plonger, enfin, dans le gouffre de corruption, de compromis, de trucs et d’immoralité qu’est aujourd’hui le monde politique de Raymond. Je vous assure qu’il me serait plus agréable d’aller me promener devant la bouche d’un canon chargé. Tout cela me répugne inexprimablement, et je donnerais tout au monde pour pouvoir me dire : « Je ne crois pas que Jésus ferait tout cela ». Mais c’est ce que je ne peux pas. Je préférerais perdre ma position ou n’importe quoi, tant la pensée d’entrer en contact avec ce monde-là m’est odieuse, surtout je préférerais infiniment ne sortir de mon cabinet que pour enseigner à mes étudiants la morale et la philosophie. Mais l’appel est trop clair pour que j’y échappe. « Donald Marsh, suis-moi. Fais ton devoir comme citoyen de Raymond. Travaille à nettoyer cette grande écurie municipale, quand tes sentiments aristocratiques devraient en être légèrement éclaboussés ». Maxwell, ces paroles, je les entends. C’est là ma croix, je dois, ou m’en charger, ou renier mon Maître.

— Vous avez parlé pour moi, aussi bien que pour vous, répondit Maxwell. Pourquoi prétexterais-je ma qualité de pasteur, pour me cantonner dans mes sentiments raffinés et délicats et refuser, lâchement, de prendre ma part des devoirs d’un citoyen, autrement qu’en y faisant de temps en temps allusion dans un sermon ? Je n’ai aucune connaissance de la vie politique de notre ville ; je n’ai jamais contribué d’une manière active à la nomination d’honnêtes gens. Et des centaines de pasteurs sont dans le même cas que moi. Nous ne pratiquons pas, comme le clergé, dans la vie publique, ce que nous prêchons du haut de nos chaires. Que ferait Jésus ? J’en suis arrivé, comme vous, à un point où une seule réponse s’impose. Mon devoir est clair, mais me répugne autant qu’à vous. Toute mon œuvre pastorale, toutes mes petites épreuves, tous mes petits renoncements me paraissent comme rien, comparés à l’irruption dans ma tranquille existence de cette lutte ouverte, violente, grossière, que nécessitera l’épuration de notre vie publique. Je crois qu’il m’en coûterait moins d’aller m’établir pour le reste de mes jours au Rectangle, et de travailler de mes mains pour gagner péniblement mon pain. Mais il ne peut pas être question de reculer, l’appel est trop pressant, je l’entends, sans cesse, retentir à mon oreille : « Fais ton devoir de citoyen chrétien ». Marsh, vous l’avez bien dit, nous avons été jusqu’ici, presque sans exceptions, nous autres intellectuels : pasteurs, professeurs, artistes, littérateurs, savants, des lâches sur le terrain de la politique. Nous avons esquivé les devoirs sacrés du citoyen, soit par ignorance, soit par égoïsme. Certainement, à notre époque, Jésus ne ferait pas cela et le moins que nous ayons à faire, c’est de nous charger de cette croix et de le suivre.

Les deux hommes marchèrent pendant un moment en silence. Enfin, le président Marsh dit :

— Nous n’avons pas besoin d’agir seuls, en cette affaire. Tous ceux qui ont fait la même promesse que nous se joindront certainement à nous ; nous serons une puissance, et peut-être même aurons-nous le nombre pour nous. Il faut que nous organisions les forces chrétiennes de Raymond, pour la lutte à engager contre l’alcoolisme et la corruption. Il est nécessaire que nous représentions plus qu’une simple protestation. C’est un fait connu que l’élément qui soutient les débits d’eau-de-vie, et qui hante les tavernes, manque d’énergie, en dépit de son mépris des lois. Il nous faut former un parti qui ait la valeur de l’honnêteté organisée. Jésus déploierait une grande mesure de sagesse, dans une affaire de ce genre ; il n’agirait pas à l’aventure. Imitons son exemple. Si nous nous chargeons de cette croix, faisons-le bravement et résolument.

Ils discutèrent encore longuement et se retrouvèrent, le lendemain matin, dans le cabinet de travail de M. Maxwell, pour se concerter sur la conduite à suivre. Leur première décision fut qu’il importait de se rendre en nombre à l’assemblée préliminaire des électeurs de Raymond, convoquée pour le jeudi suivant, dans la grande salle du Palais de Justice.

Les électeurs de Raymond ne devaient pas oublier cette assemblée, si différente de toutes celles auxquelles ils avaient assisté, qu’aucun terme de comparaison capable de la caractériser ne s’offrait à eux. Le Journal de Raymond du samedi en publiait un compte rendu complet. Dans l’article du jour, Edouard Norman en parlait, avec cette franchise et cette conviction que les chrétiens de la ville apprenaient à respecter profondément, tant ils les sentaient sincères et désintéressées. Une partie de cet article mérite d’être conservée comme une page de l’histoire de la cité.

« On peut hardiment affirmer que jamais pareille assemblée préliminaire ne s’était vue à Raymond. Elle a été, tout d’abord, une surprise complète pour les politiciens qui avaient pris l’habitude de considérer les affaires de la ville comme leur monopole particulier, et tout ce qui n’était pas eux comme de simples jouets ou de simples chiffres. Ce qui les a le plus surpris a été le fait qu’un grand nombre de citoyens de Raymond, qui n’avaient jusqu’ici participé en aucune façon à la direction des affaires municipales, assistaient à l’assemblée, et y ont pris une part active en proposant des candidats pour chacune des places actuellement à repourvoir.

Cette séance a été, en fait, une splendide leçon de civisme. Le président Marsh, du lycée Lincoln, qui jamais encore n’avait mis les pieds dans une assemblée préliminaire, et que la plupart des politiciens présents ne connaissaient pas même de vue, a fait un des meilleurs discours, que nous nous souvenions d’avoir entendus. C’était presque risible de voir les meneurs auxquels, depuis tant d’années, personne ne s’opposait, au moment où il se levait pour parler. Plusieurs se demandaient : « Qui est donc cet homme ? » A mesure que les discours se succédaient, la consternation de la coterie, dont l’autorité depuis longtemps n’était plus discutée, allait croissant. Henry Maxwell, le pasteur de la Première Eglise, Milton Wright, Alexandre Power, les professeurs Brown, Willard et Pack, du Lycée Lincoln, le Dr John West et beaucoup d’autres personnalités bien connues du monde commercial, scientifique et religieux se trouvaient là, dans le but, hautement affiché, d’élaborer une liste de candidats ne comprenant que des noms d’hommes honnêtes et capables.

Il est bientôt devenu évident qu’ils avaient la majorité dans l’assemblée ; aussitôt la clique s’est retirée en protestant et s’en est allée ailleurs former une autre liste.

Le Journal attire l’attention de tous les citoyens ayant quelque respect d’eux-mêmes, sur le fait que cette dernière liste contient le nom d’hommes notoirement acquis à la cause de l’eau-de-vie et de la corruption gouvernementale que nous supportons depuis trop d’années, et que la première inaugurerait l’administration propre, honnête et compétente dont nous avons si grand besoin.

Le Journal est décidé à soutenir sans réserve le nouveau mouvement. Nous ferons dorénavant tout ce qui sera en notre pouvoir pour détruire l’influence des débitants d’eau-de-vie et leur puissance politique.

Nous appuierons énergiquement les candidats nommés par la majorité des citoyens présents à l’assemblée préliminaire, et nous conjurons tous les chrétiens, tous les membres des Eglises de la ville, tous ceux qui désirent y voir régner l’ordre, la justice, la tempérance et les vertus domestiques, de se ranger autour du président Marsh et des citoyens qui ont commencé une réforme d’une urgence incontestable. »

Quand le président Marsh lut cet article, il remercia Dieu de leur avoir donné Edouard Norman. Il savait que, à l’exception du Journal, toute la presse de Raymond prenait le parti de leurs adversaires. Il ne se faisait aucune illusion sur les difficultés de la lutte qui ne faisait que commencer. Ce n’était un secret pour personne que depuis que le Journal était rédigé d’après le modèle laissé par Jésus, il avait subi des pertes énormes. Il s’agissait maintenant de savoir ce que feraient les chrétiens de Raymond. Permettraient-ils à Norman de continuer à publier un journal chrétien, ou leur désir d’avoir ce qu’on est convenu d’appeler « les nouvelles » sous forme de crimes, de scandales, de potins et de parti pris politiques, serait-il le plus fort et les pousserait-il à abandonner le courageux champion d’une réforme du journalisme, et à lui refuser leur concours financier ? C’était aussi la question que se posait Edouard Norman pendant qu’il écrivait son article, car il n’ignorait pas à quelles représailles il s’exposait de la part de beaucoup des gens d’affaires de Raymond. Mais qu’importait cette question-là, à côté de l’autre, de celle qui faisait maintenant partie intégrante de sa pensée, de celle à laquelle il s’habituait à obéir, sans transiger et sans réserve ?

Le mouvement commencé au Rectangle se poursuivait, sans que le flot montant donnât encore aucun signe de recul. Rachel et Virginia continuaient à s’y rendre chaque soir et les projets que la seconde formait, pour l’emploi de sa fortune, se précisaient et prenaient une forme distincte, au cours de ses conversations avec son amie. Elles se disaient que si Jésus avait eu à sa disposition une grande fortune, il en aurait fait certainement un usage qui aurait varié beaucoup suivant les circonstances, et que Virginia devait en tenir largement compte et ne se poser qu’une seule règle : en disposer de la façon qu’elle jugerait la plus utile et sans aucune arrière-pensée d’égoïsme.

Mais ce qui les préoccupait par-dessus tout, c’était la puissance du Saint-Esprit, telle qu’elles la voyaient se manifester autour d’elles. Chaque soir, elles assistaient à des miracles aussi grands que la multiplication des pains, ou la marche de Jésus sur les eaux, car quel miracle dépasse celui d’une âme passant de la mort à la vie ? La transformation de ces êtres, brutaux et dégradés, en humbles disciples de Jésus, remplissait Virginia et Rachel des sentiments d’adoration et d’émerveillement que durent éprouver ceux qui virent, un jour, Lazare sortir de son tombeau.

Rollin Page assistait à toutes les réunions : il n’y avait pas à se méprendre sur la réalité du changement survenu en lui. Il était extraordinairement calme, parlait peu, et semblait être toujours plongé dans ses réflexions. Il ne s’entretenait guère qu’avec M. Gray et, sans éviter précisément Rachel, ne paraissait pas désireux de reprendre avec elle ses anciennes relations. Elle-même éprouva quelque difficulté à lui exprimer avec quel plaisir elle le voyait entrer dans une voie nouvelle. Il la remercia de sa sympathie, sans rien faire pour prolonger l’entretien.

L’horreur des scènes auxquelles les nouveaux convertis étaient journellement exposés arrivait peu à peu à la connaissance de Virginia et de Rachel, et c’était le cœur lourd qu’elles regagnaient chaque soir leurs luxueuses et confortables demeures.

Une bonne partie de ces pauvres créatures est presque fatalement destinée à retomber dans le bourbier, disait M. Gray avec une tristesse poignante. L’entourage a une si grande influence sur le caractère. Comment supposer que ces gens résisteront toujours à la vue et à l’odeur de cette eau-de-vie maudite, qui les poursuit partout. O Dieu ! combien de temps encore le peuple chrétien contribuera-t-il à maintenir, par son silence et ses suffrages, la pire forme d’esclavage que l’Amérique ait jamais connue ?

Il posait la question, sans grand espoir de la voir résolue de longtemps. Depuis l’assemblée du jeudi, il croyait voir luire dans la nuit un pâle rayon d’espoir, mais il n’osait trop compter sur le résultat final. Les forces ennemies étaient organisées, actives, agressives, exaspérées par tout ce qui s’était passé récemment sous la tente et dans la ville. Le bataillon chrétien saurait-il marcher, bien uni, contre les tripots, les tavernes, les bouges et autres citadelles du vice ? Ne risquerait-il pas d’être divisé par ses intérêts commerciaux, et par ses habitudes d’inertie et de laisser faire ? L’avenir le prouverait.

Le samedi après-midi, comme Virginia sortait de chez elle pour aller voir Rachel, une voiture, contenant trois de ses élégantes amies, s’arrêtait devant sa porte. Elle s’approcha aussitôt de la portière et se mit à causer avec elles. Elles ne venaient pas précisément lui faire une visite formelle, mais seulement l’engager à les accompagner au parc, où il y avait justement de la musique. La journée était trop belle pour être passée entre les quatre murs d’une maison.

— Où vous êtes-vous cachée tous ces temps, Virginia, demanda une des plus jeunes filles en lui tapant sur l’épaule avec son parasol rouge. On prétend que vous donnez dans « le mouvement », racontez-nous donc cela, je vous prie.

Virginia rougit, mais, après un instant d’hésitation, elle leur parla franchement des choses qu’elle avait vues au Rectangle. Les trois jeunes filles parurent bientôt y prendre un réel intérêt.

— Savez-vous quoi, s’écria tout à coup l’une d’entre elles, au lieu, d’aller entendre ce concert, si nous allions voir d’un peu près l’écume de la population sous la conduite de Virginia. Je ne suis jamais allée au Rectangle, ce sera un vrai voyage d’exploration, un voyage des plus… elle allait dire : amusants, mais quelque chose dans l’expression de Virginia l’arrêta et elle reprit : des plus intéressants, vraiment !

Au premier abord Virginia repoussa cette idée, d’un air presque indigné, ce qui n’empêcha pas ses amies d’insister vivement auprès d’elle, pour qu’elle les accompagnât dans cette course qui semblait leur tenir fort à cœur.

Tout à coup Virginia se dit qu’il y avait là, peut-être, une occasion qu’il ne fallait pas laisser échapper. Elles n’avaient jamais vu de près la misère, telle qu’elle s’étalait au Rectangle, ces élégantes ; pourquoi ne pas la leur montrer, quand même elles ne cherchaient qu’à passer une après-dîner amusante ?

— Très bien, s’écria-t-elle, je vais avec vous, mais rappelez-vous que je suis votre guide et que, puisque vous avez voulu voir les bas-fonds de la ville, je ne vous les montrerai pas seulement de loin.

Tout en parlant, elle prenait place dans la voiture, à côté de celle des trois amies qui avait eu l’idée de cette escapade.

— Si nous emmenions un sergent de ville avec nous, dit une d’entre elles avec un petit rire nerveux. On dit qu’on n’est pas sûr de la vie là-bas, vous savez.

— Il n’y a aucun danger, répondit Virginia d’une voix brève.

— Est-il vrai que Rollin se soit converti ? demanda la jeune fille qui avait parlé la première, en regardant d’un air curieux Virginia qui sentait, d’ailleurs, que ses amies la considéraient comme si elle avait eu quelque chose de très particulier.

— Oui, c’est vrai, il y a une semaine de cela, répondit-elle sans vouloir en dire davantage.

— J’ai entendu dire qu’il essaye de prêcher ses anciens amis et les membres de son club, n’est-ce pas drôle ? continua la demoiselle au parasol rouge.

Virginia ne releva pas la remarque, et, quand la voiture enfila les rues conduisant au Rectangle, la gaieté de ses trois compagnes commença à se calmer. Elles semblaient même assez mal à leur aise, à mesure qu’elles approchaient du quartier qui, de loin, leur paraissait si original. Les spectacles, les bruits, les odeurs devenus familiers à Virginia paraissaient horribles à ces belles demoiselles, habituées à la société la plus raffinée. Quand elles atteignirent le centre du district mal famé, le Rectangle entier sembla fixer sur ce fringant équipage, et sur les toilettes de celles qui l’occupaient, des yeux étranges, des yeux au regard hébété par la misère et l’alcool, et troublé par le vice et la débauche.

Il n’y avait jamais eu d’intimité entre les vagabonds et la Société de Raymond, aussi les jeunes filles venues dans l’intention d’examiner le Rectangle comprirent-elles bien vite que c’était lui qui les toisait avec une curiosité méprisante, ce qui les effraya et les dégoûta tout à la fois.

— Partons vite d’ici, j’en ai assez ! s’écria celle qui était assise à côté de Virginia.

Elles se trouvaient justement devant une maison de jeu de la pire espèce. La rue était étroite et le trottoir encombré de monde. Tout à coup une jeune femme sortit en titubant de la taverne. Elle chantait, d’une voix entrecoupée de sanglots, qui semblaient indiquer qu’elle réalisait à moitié son horrible condition : Telle que je suis, sans rien à moi Au moment où la voiture passait, elle leva son visage que Virginia put voir en plein. C’était le visage de la pauvre fille qui pleurait, le soir où elle s’était agenouillée sur le sol de la tente pour prier avec elle.

— Arrêtez ! cria-t-elle au cocher, puis elle sauta hors de la voiture ; l’instant d’après elle s’approchait de la malheureuse et la prenait par le bras.

— Lorine ! lui dit-elle simplement. Celle qu’elle appelait ainsi par son nom la regarda, et la vit pâlir de douleur. Les jeunes filles assises dans la voiture demeuraient muettes de saisissement ; sur le seuil de sa porte, le tenancier de l’antre hideux, d’où venait de sortir cette femme ivre, considérait cette scène, les deux poings sur les hanches. Et le Rectangle, de ses fenêtres, du seuil de ses bouges, de ses taudis sordides, de ses ruelles puantes regardait, également, les deux formes arrêtées, en face l’une de l’autre, sur le bord du trottoir.

Un chaud soleil de printemps répandait sa lumière à flots sur cette scène, en même temps qu’une brise légère apportait le vague écho d’une musique lointaine. Là-bas, dans le parc, le concert commençait, et la société, la richesse, le luxe de Raymond se promenaient pour l’écouter, sous les grands arbres fraîchement feuillés.

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