Que ferait Jésus ? Dans ses pas…

Chapitre VI

Car je suis venu mettre la division entre l’homme et son père, entre la fille et sa mère, entre la belle-fille et la belle-mère ; et l’homme aura pour ennemis les gens de sa maison. Devenez donc les imitateurs de Dieu, comme des enfants bien-aimés ; et marchez dans la charité, à l’exemple de Christ, qui nous a aimés.

(Matthieu 10.35-36 ; Éphésiens 5.1-2)

Quand Virginia quitta la voiture pour s’approcher de Lorine, elle n’avait aucune idée définie au sujet de ce qu’elle allait faire, ni de ce qui pourrait résulter de sa conduite. Elle voyait simplement une âme qui, après avoir goûté aux joies d’une vie meilleure, glissait de nouveau dans l’enfer de honte et de mort dont elle venait à peine de sortir. Elle ne s’était demandé qu’une chose : « que ferait Jésus ? » et c’est en réponse à cette question qu’elle avait posé sa main sur le bras de cette fille ivre.

Elle se rendait cruellement compte de tout ce que cette scène devait avoir de pénible pour ses compagnes, restées dans la voiture.

— Partez, ne m’attendez pas, leur cria-t-elle, il faut que je ramène Lorine chez elle.

Le cocher fit avancer ses chevaux de quelques pas, mais les jeunes filles hésitaient à abandonner ainsi Virginia. L’une d’elles se pencha un peu hors de la voiture et cria :

— Ne pouvons-nous rien faire ? Avez-vous besoin de notre secours ? Ne… ne pourrions-nous pas ?…

— Non ! non ! vous ne pouvez m’être d’aucune utilité. La voiture s’éloigna et Virginia resta seule avec sa protégée.

Elle regarda autour d’elle et remarqua dans la foule brutale et sordide, qui grouillait dans la rue, plus d’un visage sympathique. Un souffle nouveau passait sur le Rectangle et l’adoucissait visiblement.

— Où demeure-t-elle ? demanda Virginia.

— Personne ne lui répondit, et, plus tard, en y réfléchissant, elle se dit que par ce triste silence, le Rectangle avait fait preuve d’une délicatesse qui eût fait honneur au boulevard lui-même.

Pour la première fois, elle comprit que la créature immorale, jetée comme une épave sur le pavé, n’avait pas, sous la voûte des cieux, un lieu qu’elle pût appeler son home.

Tout à coup, Lorine arracha son bras des mains de Virginia, avec une telle violence, qu’elle la fit trébucher.

Ne me touchez pas ! Laissez-moi ! Laissez-moi aller en enfer, c’est là qu’est ma place ! Ne voyez-vous pas le diable qui m’attend, cria-t-elle d’une voix rauque en montrant du doigt l’homme, toujours debout sur le seuil du cabaret voisin. La foule éclata de rire.

Virginia ne broncha pas. Elle passa son bras autour de la taille de la créature perdue, qu’elle voulait sauver à tout prix, et lui dit d’une voix ferme :

— Venez avec moi, Lorine. Vous n’appartenez pas à l’enfer, vous appartenez à Jésus, et il vous sauvera. Venez.

La pauvre fille se mit à pleurer, à moitié dégrisée par les paroles de Virginia, et par l’effroi que son apparition lui avait causé.

— Où demeure M. Gray ?

Encore une fois Virginia promenait autour d’elle un regard interrogateur. Plusieurs voix lui indiquèrent la direction à suivre.

— Venez, Lorine, je désire que vous m’accompagniez jusque chez Mme Gray, continua-t-elle, et Lorine la suivit sans résistance, quoiqu’en gémissant et en pleurant.

Elles se dirigèrent ainsi, en traversant tout le Rectangle, vers la demeure de l’évangéliste. Ce spectacle semblait impressionner le quartier d’une façon étrange. La vue d’une femme ivre le laissait, en général, tout à fait indifférent, mais le fait qu’une des plus belles demoiselles de la ville prenait, ainsi, soin d’une des créatures les plus diffamées du Rectangle, était sans précédent ; il donnait de l’importance, et jusqu’à une certaine dignité, à Lorine elle-même. On avait coutume de se divertir quand elle était ivre à rouler dans le ruisseau, mais la voir passer au côté d’une jeune dame de la meilleure société, c’était bien différent, cela remplissait, vraiment, le Rectangle de fierté et d’admiration.

Quand elles arrivèrent à la maison habitée par M. et Mme Gray, une femme leur dit qu’ils étaient sortis tous deux, et ne rentreraient pas avant le soir.

Virginia comptait les consulter et les prier, ou d’héberger Lorine, ou de lui trouver un gîte convenable, jusqu’au moment où elle aurait tout à fait retrouvé son sang-froid. Maintenant elle restait devant leur porte fermée, sans trop savoir que faire. Lorine s’était laissée tomber sur les marches du perron, et s’y était accroupie d’un air stupide, la tête cachée dans ses bras. Virginia la regardait avec un sentiment qui ressemblait, elle se l’avouait, à un profond dégoût.

Que fallait-il faire de cette misérable créature, puant l’eau-de-vie ? Elle savait vaguement qu’il y avait à Raymond deux refuges, où elle aurait peut-être pu la placer, mais, outre qu’elle doutait qu’on la reçût dans l’état d’ivresse où elle était, elle ne savait pas dans quelle rue les chercher. Elle ne pouvait pas l’abandonner, elle savait que Jésus ne l’aurait pas fait. Enfin, une idée lui vint qui, d’abord repoussée, s’imposa peu à peu à elle, avec une force irrésistible : Qui pourrait l’empêcher de l’emmener avec elle, de lui donner asile dans sa propre demeure ? Elle se pencha et lui toucha l’épaule :

— Levez-vous, Lorine, lui dit-elle, vous allez venir chez moi. Nous prendrons le tram là-bas.

Lorine se leva tout d’une pièce et, sans faire de résistance, suivit Virginia, au grand soulagement de celle-ci.

Quand elles atteignirent le tramway, elles le trouvèrent à peu près plein, et Virginia éprouva un sentiment horriblement pénible, en constatant combien leur entrée faisait sensation. Si ces inconnus paraissaient si confondus de la voir en pareille compagnie, qu’en dirait Mme Page ? Elle se le demandait avec une véritable angoisse.

Lorine était tombée dans un état de torpeur, de manière que Virginia était obligée de la tenir toujours par le bras et de la traîner, en quelque sorte après elle. La stupeur des occupants du tramway n’était rien, comparée aux regards que Virginia dut affronter tout le long de l’avenue qu’elle habitait ; aussi éprouva-t-elle, quand elle entra enfin dans le vestibule de sa maison, un tel soulagement, que la perspective de l’explication qu’elle allait avoir avec sa grand-mère ne lui causait plus de frayeur. Après la torture qu’elle venait de subir, elle se sentait de force à supporter n’importe quoi.

Mme Page était dans la bibliothèque et, en entendant rentrer Virginia, elle se dirigea vers le vestibule, où elle se trouva en face de sa petite-fille et d’une vagabonde, qui regardait d’un air hébété les splendeurs inaccoutumées étalées devant ses yeux.

— Grand-maman, dit Virginia sans hésiter et d’une voix singulièrement claire, j’ai amené avec moi une de mes amies du Rectangle. Elle est dans la peine et n’a point de chez elle. Je vais prendre soin d’elle pendant quelque temps.

Mme Page promenait de Virginia à Lorine un regard stupéfait.

— Avez-vous bien dit que c’est une de vos amies ? demanda-t-elle, d’une voix froide et ironique, qui fit plus de peine à Virginia que tout le reste.

— Oui, je l’ai dit.

Virginia semblait prête à s’emporter, mais elle se calma en se rappelant le texte d’une des dernières allocutions de M. Gray : « Un ami des péagers et des gens de mauvaise vie ».

— Savez-vous ce qu’est cette fille ? demanda encore Mme Page d’une voix sourde et tremblante d’indignation.

— Oui, je le sais très bien. Vous n’avez pas besoin de me dire qu’elle appartient à la lie de ce monde, grand-mère, car je le sais peut-être mieux que vous. Mais elle est aussi une enfant de Dieu. Je l’ai vue tomber à genoux, dans un accès de repentance, puis j’ai vu l’enfer tendre vers elle ses bras affreux, pour ressaisir sa proie, et, par la grâce de Christ, je sens que le moins que je puisse faire est d’essayer de la lui arracher. Grand-maman, nous nous appelons des chrétiens. Voici une pauvre créature perdue, sans asile, qui s’en allait glissant dans la mort éternelle, et nous, nous avons bien plus que tout ce qu’il nous faut ! Je l’ai amenée ici et je l’y garderai.

Mme Page leva les bras au ciel et regarda Virginia, comme si elle avait perdu l’esprit. Tout cela était absolument contraire à son code des convenances sociales. Comment la société excuserait-elle une pareille familiarité avec l’écume de la rue ? A quoi Virginia n’exposait-elle pas sa famille ? A des critiques, à la perte de sa position, à se voir abandonnée par une bonne partie de ses relations les plus distinguées peut-être ? Pour Mme Page, la société passait avant l’Eglise et toute autre institution. C’était la puissance qu’elle craignait, et à laquelle elle obéissait. Perdre son approbation était un malheur surpassé, seulement, par la perte de sa fortune.

Elle se tenait debout, très droite et très digne, regardant Virginia d’un air déterminé ; mais elle lisait, dans les yeux de sa petite-fille, une détermination égale à la sienne.

— Vous ne ferez pas cela, Virginia. Envoyez cette fille à un asile pour femmes abandonnées. Nous payerons ce qu’il faudra ; mais nous ne pouvons pas, par respect pour notre réputation, garder chez nous une personne de cette sorte.

— Grand-maman, je voudrais ne rien faire qui vous déplût, mais je garderai Lorine, ici, cette nuit, et plus longtemps si cela me paraît nécessaire.

— Vous en supporterez les conséquences ! Pour moi, je ne resterai pas dans la même maison qu’une misérable…

Mme Page ne se contenait plus, mais Virginia l’arrêta avant qu’elle en eût dit davantage.

— Grand-maman, cette maison est à moi. Vous y serez chez vous, tant qu’il vous plaira d’y rester. Mais dans ce cas-ci, j’agirai comme je suis convaincue que Jésus le ferait à ma place. Je suis prête à supporter tout ce que la société dira ou fera. La société n’est pas mon Dieu, et son verdict n’a pas de valeur à mes yeux, comparé au prix de cette pauvre âme perdue.

— Je ne resterai pas ici, s’il en est ainsi, dit Mme Page, en se dirigeant vers l’extrémité du vestibule. Elle ne l’avait pas atteint qu’elle revenait sur ses pas et s’écriait, avec une emphase qui trahissait son excitation passionnée :

— Vous vous souviendrez toujours que vous avez chassé votre grand-mère de chez vous, en faveur d’une femme ivre.

Puis, sans attendre de réponse, elle s’éloigna et disparut dans l’escalier.

Virginia appela une des servantes et la chargea de Lorine, qui avait repris ses sens, et dont l’état faisait pitié. Pendant tout le temps qu’avait duré la scène entre Mme Page et sa protectrice, elle s’était cramponnée si fort au bras de celle-ci, que ses doigts y avaient laissé des empreintes douloureuses.

Virginia se demandait si, vraiment, sa grand-mère mettrait à exécution sa menace de quitter la maison. Elle possédait une belle fortune indépendante, des forces et une santé qui la rendaient fort capable de se passer de l’aide des autres ; de plus, elle avait dans le Sud des frères et des sœurs, auprès desquels elle passait, en général, plusieurs semaines par an. Virginia n’éprouvait donc pas de scrupules, concernant son bien-être matériel, mais leur entrevue ne lui en laissait pas moins un pénible souvenir. Et pourtant, en remontant dans sa chambre, elle n’éprouvait pas de regret, au sujet de sa décision, car elle était toujours certaine d’avoir agi en suivant l’exemple de Jésus. Si elle se trompait, c’était son jugement et non point son cœur qui la conseillait mal. Quand la cloche du souper se fit entendre, elle descendit à la salle à manger. Sa grand-mère ne paraissant pas, elle envoya une domestique s’informer d’elle ; elle revint annoncer que Mme Page n’était pas dans sa chambre. Quelques minutes plus tard, Rollin rentra. Il apprit à Virginia que sa grand-mère venait de prendre le train du soir pour le Sud. Il se trouvait à la gare, accompagnant quelques amis, quand il l’avait rencontrée, et elle lui avait raconté la raison pour laquelle elle partait.

Le frère et la sœur se regardèrent tristement.

— Rollin, dit Virginia, qui comprit pour la première fois tout ce que le merveilleux changement survenu chez lui signifiait pour elle : Me blâmez-vous ? Ai-je eu tort ?

— Non, ma chère, je ne puis vous blâmer. C’est très pénible pour nous, mais si vous aviez le sentiment que vous teniez entre vos mains le salut de cette pauvre fille, vous ne pouviez agir autrement que vous ne l’avez fait. Oh ! Virginia, comment avons-nous pu, durant tant d’années, jouir égoïstement de notre belle maison et de tout le luxe qui nous entoure, sans nous préoccuper, en aucune façon, de la multitude de ceux qui sont semblables à cette femme ! Certainement qu’à notre place, Jésus agirait comme vous l’avez fait.

Il continua à consoler sa sœur, et ils restèrent longtemps à causer ainsi ensemble. Rien de ce que Virginia devait voir encore, se produire, dans ce domaine-là, ne l’impressionna jamais aussi profondément que la transformation de la vie de Rollin. En vérité, il était devenu un homme nouveau. Les choses vieilles étaient passées. Toutes choses avaient été faites nouvelles.

Le Dr West, que Virginia avait fait appeler, vint dans la soirée et donna toutes les directions nécessaires au sujet de Lorine. Elle avait bu jusqu’à tomber dans un accès de delirium, et il déclara que ce qu’il lui fallait, c’était beaucoup de repos et une surveillance active et affectueuse. Elle resta donc couchée dans une grande chambre, dont la paroi était ornée d’une belle gravure, représentant le Christ marchant sur les eaux. Ses yeux hagards se tournaient constamment vers lui et, chaque jour, elle semblait comprendre mieux le sens caché de cette admirable histoire, pourtant elle n’aurait su dire encore comment elle avait échoué dans ce port si paisible. Quant à Virginia, elle apprenait à connaître toujours mieux son Maître, à mesure que son cœur s’ouvrait pour cette épave, que les vagues avaient jetée, désemparée et brisée, à ses pieds.

Pendant ce temps, le Rectangle attendait le résultat des élections, avec un intérêt inusité, tandis que M. Gray et sa femme pleuraient sur les créatures misérables qui, après un effort pour lutter contre les tentations rencontrées à chaque pas, y succombaient, comme Lorine, et se précipitaient de nouveau dans le gouffre de leur première condition.

La réunion qui suivait le service du matin, à la Première Eglise, était maintenant une chose régulièrement établie. Quand Henry Maxwell entra dans la salle de la Bibliothèque, le dimanche qui suivit l’assemblée préliminaire, il y fut reçu avec un enthousiasme qui le fit presque trembler, par son intensité même. Il remarqua de nouveau l’absence de Jasper Chase, mais tous les autres volontaires se trouvaient là, dans un sentiment de confraternité qui s’exprimait par une confiance mutuelle parfaite. Ils sentaient tous que l’esprit de Jésus est un esprit de franchise, et se faisaient part, très ouvertement, de leurs expériences variées. Ainsi, Edouard Norman les mettait au courant, comme si c’eût été la chose la plus naturelle du monde, des affaires de son journal.

— Le fait est que, depuis ces trois dernières semaines, j’ai perdu pas mal d’argent ; je ne saurais dire au juste combien, mais, chaque jour, je vois diminuer le nombre de mes abonnés.

— Quelle raison vous donnent-ils pour renvoyer le journal ? demanda Henry Maxwell.

— Des raisons diverses ; mais la plus fréquente, c’est qu’ils veulent un journal qui leur donne toutes les nouvelles, par où ils veulent dire, des nouvelles à sensations, des crimes, des scandales, toutes sortes d’horreurs, en un mot. D’autres parlent de la suspension du numéro du dimanche. J’ai perdu, de ce fait-là, une quantité d’anciens abonnés, bien que j’aie rempli mes engagements envers eux, en leur donnant le samedi soir, dans mon édition spéciale, plus de matières qu’ils n’en recevaient le dimanche. Mais ce qui m’a causé le plus grave, préjudice, c’est l’épuration des annonces et l’attitude que j’ai été obligé de prendre dans la question politique. Il vaut tout autant que je vous dise franchement, que si je continue à suivre la règle qui serait, je le crois, honnêtement, celle que Jésus adopterait à ma place, le Journal ne fera plus ses frais, à moins que je ne puisse compter sur l’appui d’un des facteurs qui forment la population de Raymond.

Il s’arrêta un moment. Un silence intense régnait dans la chambre. Virginia semblait profondément intéressée par ce qu’elle venait d’entendre ; son intérêt était celui d’une personne qui entend discuter un sujet dont elle est, elle-même, particulièrement préoccupée.

— Ce facteur, continua Norman, c’est l’élément chrétien de Raymond. Je vous ai dit que le Journal a souffert de lourdes pertes, pour avoir été lâché par des gens qui ne se soucient pas d’avoir une feuille quotidienne, rédigée dans un esprit résolument chrétien, et par d’autres qui ne regardent un journal que comme un objet destiné à les amuser. Reste à savoir s’il y a, à Raymond, des chrétiens disposés à se grouper, pour soutenir un périodique rédigé d’après les principes posés par Jésus, ou si leurs habitudes sont trop profondément enracinées, pour qu’ils puissent se passer de ce à quoi la presse les a accoutumés jusqu’ici. Je puis bien dire ici que de récentes complications, indépendantes du Journal, m’ont fait perdre, également, une partie considérable de ma fortune. J’ai été obligé d’appliquer notre règle à certaines transactions ; je ne me suis plus demandé : cela rapportera-t-il ? mais : Jésus le ferait-il ? Ce qui en est résulté, vous venez de l’entendre. Je n’ai pas besoin d’entrer dans des détails, mais j’en suis arrivé à la conviction que notre système d’affaires est tel, actuellement, que si les principes posés par Jésus étaient loyalement appliqués, l’expérience que je viens de faire serait celle du grand nombre. Je ne vous ai parlé de mes pertes récentes que parce que j’ai pleine confiance dans le succès final du Journal, pourvu qu’il parvienne à traverser la crise actuelle. Je comptais consacrer ma fortune entière à cette entreprise, — maintenant, à moins que les chrétiens de Raymond ne me soutiennent, en s’abonnant en masse et en me fournissant des annonces, je serai obligé de la laisser tomber.

— Voulez-vous dire, demanda Virginia, qu’un journal chrétien ait besoin, pour vivre, d’un fonds capital considérable, comme ce serait, par exemple, le cas d’un collège chrétien ?

— Oui, c’est exactement ce que j’entends. Si je pouvais, développer mes projets, je ferais du Journal un organe dont la valeur religieuse, scientifique et morale, compenserait, largement, ce qui lui manquerait d’autre part et qui finirait, certainement, par s’imposer, au point de devenir même une bonne affaire financière. Mais pour cela il faudrait que je possède un capital qui me permette d’attendre ce moment, et de le développer sans soucis de la question pécuniaire.

— A combien estimez-vous ce capital ? demanda encore Virginia.

Edouard Norman regarda attentivement la jeune fille, et un éclair de joie illumina un instant son visage, à la pensée de ce qu’elle songeait, peut-être, à faire. Il la connaissait depuis que, toute petite fille, elle faisait partie de son groupe, à l’école du dimanche, et il avait eu des relations d’affaires actives avec son père.

— Je crois que, dans une ville comme Raymond, ce ne serait pas trop que de consacrer un demi-million de dollars à fonder un journal, comme celui que j’ai en vue, répondit-il, non sans un léger tremblement dans la voix.

— Alors je suis disposée à placer cette somme dans cette entreprise, à la condition, naturellement, que le Journal continue à être rédigé dans l’esprit qui l’anime en ce moment, répondit Virginia, avec le calme d’une personne qui a longuement réfléchi à ce qu’elle dit.

— Dieu soit béni ! murmura doucement Henry Maxwell. Edouard Norman était devenu très pâle. Chacun regardait Virginia.

— Chers amis, continua-t-elle, avec un accent dont la tristesse les frappa tous profondément, je vous prie de ne pas considérer ce que je fais comme un acte de grande générosité, ou de philanthropie. J’ai compris, dernièrement, que la fortune que j’avais jusqu’alors considérée comme m’appartenant, n’est point à moi, mais à Dieu. Si, en ma qualité de simple gérante, je crois voir un moyen utile de placer mon argent, il n’y a pas là une occasion pour moi de me glorifier ; je n’ai fait qu’administrer loyalement les fonds qu’il m’a confiés afin que je les fasse servir à sa gloire, à lui. Il y a déjà quelque temps que je songe à cela, car, chers amis, si nous voulons lutter contre les ravages que l’eau-de-vie cause au Rectangle, par exemple, nous aurons grand besoin d’un champion tel que le Journal de Raymond.

Vous savez que tout le reste de la presse de notre ville est contre nous. Il ne faut pas nous le dissimuler : tant que les buveurs, que M. Gray cherche à relever, trouveront devant eux, à chaque pas, un débit de liqueurs et d’eau-de-vie, il leur sera presque impossible de résister à la tentation, et de ne pas retomber dans leur misérable condition première. Abandonner le Journal, équivaudrait à lâcher pied devant l’ennemi. Je ne connais pas, dans ses détails, le plan de M. Norman, mais j’ai pleine confiance dans ses capacités et je crois, comme lui, au succès final, car il me semble impossible que l’intelligence, unie à la piété, n’ait pas une force supérieure à celle de l’intelligence irréligieuse. Mais, même si je me trompais, je ne croirais pas avoir mal employé cette partie de l’argent que Dieu m’a donné à gérer pour lui, si, grâce à lui, le Journal peut vivre pendant une année. Ne me remerciez pas et ne pensez pas que j’aie rien fait de remarquable. Jusqu’ici, je n’ai usé de l’argent de Dieu que pour moi, pour satisfaire mes moindres désirs égoïstes ; le moins que je puisse faire, c’est de réparer le tort que je lui ai causé, et de lui rendre ce qui lui est dû. C’est là, je crois, ce que ferait Jésus.

Pendant un moment rien ne troubla le silence profond qui suivit les paroles de Virginia. Henry Maxwell éprouvait, en considérant tous les visages émus, tournés de son côté, une étrange sensation : il lui semblait qu’ils avaient reculé de dix-neuf siècles, pour revenir à cette aurore de l’Eglise, où les disciples avaient tout en commun, et n’étaient qu’un cœur et qu’une âme. Cette communion parfaite de sentiments et d’intérêts, combien donc des membres de son Eglise l’avaient-ils expérimentée, avant que cette petite phalange eût commencé à faire ce qu’aurait fait Jésus ? Comment la comprenait-il, lui-même ? Il avait peine à réaliser toute la distance qu’il y avait entre alors et maintenant. Ceux qui l’entouraient éprouvaient, comme lui, la certitude que dans tout ce qui pourrait leur arriver désormais : joies ou douleurs, pertes, difficultés de tout genre, ils seraient certains de trouver, chez chacun de ceux qui s’efforçaient de faire ce qu’aurait fait Jésus, une sympathie complète et active.

Le Saint-Esprit agissait, en eux, d’une façon si puissante, qu’ils sentaient pour ainsi dire sa présence. Et comme les miracles physiques donnaient aux premiers disciples un courage et une confiance qui leur permettaient d’affronter le martyre, eux se sentaient emportés par une grande vague spirituelle, qui les poussait en avant, et leur donnait la force de braver l’ennemi.

Avant de se séparer, ils entendirent encore bien des confidences pareilles à celle d’Edouard Norman. Quelques-uns des jeunes gens présents racontèrent qu’ils avaient perdu leur situation, pour avoir obéi à leur promesse. Alexandre Power annonça, en quelques mots, que les autorités allaient agir contre la Compagnie. Lui-même avait repris une place dans les télégraphes. Chacun avait remarqué que, depuis sa démission, sa femme et sa fille ne se montraient plus en public, mais lui seul savait toute l’amertume que sa conduite avait apportée dans leurs relations domestiques. D’autres encore connaissaient le poids de fardeaux semblables, mais c’étaient là des choses dont il ne pouvaient pas parler.

M. Maxwell, très au courant de ce qui concernait les membres de son Eglise, n’ignorait point, lui, que l’obéissance à la promesse faite avait eu pour résultat, dans plus d’une famille, des séparations, des refroidissements, et même des haines positives. Il est bien vrai que lorsque l’exemple de Jésus est suivi par les uns et méprisé par les autres : « un homme a pour ennemi les gens de sa propre maison ». Jésus est un grand élément de division. Il faut marcher parallèlement avec lui, ou croiser son sentier à angle droit.

A la fin de cette réunion, si véritablement fraternelle, Edouard Norman se trouva très entouré. Chacun tenait à lui exprimer sa sympathie, et tous lui promirent, sans réserve, leur appui et leur concours, car ils comprenaient bien que, ainsi qu’il le leur expliquait lui-même, l’argent ne pouvait suffire, à lui seul, à faire prospérer son journal ; mais que, pour devenir une force chrétienne, il avait besoin d’être soutenu par tous les chrétiens de Raymond.

La semaine qui suivit fut, pour toute la ville, une période de grande agitation causée par l’approche des élections. Donald Marsh, fidèle à sa promesse, portait bravement sa croix, car c’en était une pour lui, une croix lourde et douloureuse, que d’avoir dû sortir de sa retraite studieuse pour descendre dans la rue, et se mêler à une lutte qui répugnait profondément à sa nature réservée. A ses côtés, combattaient quelques autres professeurs, enrôlés sous la même bannière que lui, et qui souffraient, comme lui, de se trouver en contact avec des réalités très différentes des abstractions avec lesquelles ils s’étaient contentés de vivre, jusqu’alors.

M. Maxwell faisait, lui aussi, de dures expériences : dans les rares moments où il pouvait chercher un peu de repos dans son cabinet de travail, il sentait des gouttes de sueur perler sur son front, et il éprouvait une terreur semblable à celle qui s’emparerait d’un homme, marchant dans l’obscurité, à la rencontre d’un monstre inconnu. Il n’était pas un lâche pourtant, mais, comme beaucoup de ses amis, il s’était jusqu’alors si entièrement dépréoccupé de ses devoirs de citoyen, que son ignorance des exigences et des coutumes de la vie publique les lui rendait particulièrement pénibles, et ajoutait à son malaise un sentiment de honte et d’humiliation, sous le poids duquel il avait peine à ne pas succomber.

Quand arriva le samedi, jour de l’élection, l’excitation était arrivée à son comble. Des démarches avaient été faites pour obtenir la fermeture de tous les débits d’eau-de-vie ; elles avaient en partie abouti, mais on n’en buvait pas moins pour cela dans les diverses parties de la ville, et surtout au Rectangle. M. Gray avait continué, pendant toute la semaine, ses réunions, avec un succès qui dépassait son attente. Maintenant il lui semblait qu’il arrivait au point culminant de la crise, de la lutte engagée entre le Saint-Esprit et l’esprit du mal. Ce n’était plus une lutte seulement, mais un conflit désespéré. Plus l’intérêt pour les réunions grandissait, plus l’hostilité devenait féroce et s’étalait ouvertement. On ne se bornait plus aux menaces, et, déjà un des soirs précédents, M. Gray et le petit groupe de ses aides avaient été assaillis à coups de pierres, et de projectiles de toutes sortes, au moment où ils quittaient la tente. La police, dès lors, avait envoyé ses agents pour les protéger, néanmoins M. Gray avait d’abord hésité à tenir une réunion dans cette soirée du samedi, qui s’annonçait particulièrement houleuse et bruyante, mais, habitué comme il l’était à se laisser guider par les circonstances, il s’était décidé à prêcher comme de coutume, en voyant ses auditeurs habituels accourir à l’heure accoutumée, comme si rien d’inusité ne se passait dans le quartier.

Les urnes avaient été fermées, dans toute la ville, à six heures. Jamais élection n’avait été aussi passionnément disputée à Raymond ; jamais des éléments aussi opposés n’étaient entrés en compétition ; jamais on n’avait vu des hommes comme le président du Lycée Lincoln, le pasteur de la Première Eglise, le doyen de la cathédrale, d’autres personnalités encore, appartenant au monde des lettres et habitant les belles maisons du boulevard, descendre dans l’arène et représenter, par leur présence et leur exemple, la conscience chrétienne de la cité. Ce fait, sans précédent, avait étonné les politiciens de profession, mais leur étonnement n’avait pas été jusqu’à paralyser leur activité. La lutte avait été si ardente, des deux côtés, que nul n’en pouvait prévoir l’issue, aussi le résultat de la votation était-il attendu avec un intérêt fébrile et passionné.

Il était plus de dix heures quand la réunion prit fin, dans la tente du Rectangle. Elle avait été remarquable à bien des égards. Henry Maxwell s’y trouvait de nouveau, à la requête de M. Gray. Il était exténué de fatigue, mais l’appel de l’évangéliste était fait en des termes auxquels il n’avait pas cru devoir résister. Donald Marsh aussi était présent ; il n’avait jamais été au Rectangle, et ce qu’il savait de l’influence exercée par M. Gray, dans la pire partie de la ville, lui avait inspiré le désir de voir de près cette chose étrange. Le Dr West et Rollin accompagnaient Rachel et Virginia. Lorine était là également : très calme maintenant, mais humble et défiante d’elle-même, elle se tenait tout près de sa protectrice comme un chien fidèle. Elle écoutait la tête baissée, pleurant parfois, sanglotant même, pendant que Rachel chantait : J’étais une brebis perdue. Tout, dans sa contenance, proclamait, d’une façon presque tangible, son profond repentir et son immense besoin de pardon. Rien qu’à la voir, on comprenait qu’il y avait bien là une nouvelle création.

Vers la fin de la soirée, l’assemblée fut troublée par des cris et des vociférations. Les hommes du Rectangle revenaient des élections, en grandes bandes titubantes et hurlantes. Pendant un moment, la voix de Rachel parvint encore à soutenir l’attention de la foule nombreuse, qui se pressait dans la tente, mais bientôt l’agitation prit le dessus et M. Gray jugea plus prudent de clôturer la séance.

Rachel, Virginia, Lorine, Rollin et le docteur, le président Marsh et Henry Maxwell sortirent ensemble, dans l’intention de se rendre directement à l’endroit où ils attendaient, en général, le passage du tramway. Mais aussitôt hors de la tente, ils s’aperçurent que le Rectangle était dans un état d’ivresse et d’effervescence tout particulier, et ils ne tardèrent pas à sentir, tout en cherchant à se frayer un passage dans les ruelles étroites, pleines d’une foule grouillante et gouailleuse, qu’ils étaient les objets d’une attention particulière.

— Voyez celui-là, cet animal au chapeau haut. C’est lui qui est le meneur ! cria une voix dure, en désignant le président Marsh, qui dépassait de la tête tous ses compagnons.

— Comment les élections sont-elles allées ? Il est encore trop tôt pour en savoir le résultat, n’est-ce pas ? demanda-t-il tout haut. Un homme lui répondit :

— Ils disent que dans la seconde et la troisième circonscription on a marché, presque comme un seul homme, contre le monde du whisky. Si c’est vrai, enfoncée l’eau-de-vie !

— Que Dieu en soit béni ! J’espère que c’est vrai ! s’écria Henry Maxwell, qui ajouta : Marsh, nous sommes en danger ici. Réalisez-vous bien notre situation ? Il faut que nous trouvions moyen d’amener ces dames dans un endroit où elles soient en sûreté.

— C’est vrai, dit gravement M. Marsh. Au même moment, une grêle de pierres s’abattit sur eux. Tout ce que le Rectangle contenait de pire occupait les issues de la rue dans laquelle ils se trouvaient.

— Cela devient sérieux, murmura Maxwell, qui s’avança résolument avec M. Marsh, Rollin et le Dr West pour essayer de faire une trouée dans la foule, et d’abriter Rachel, Virginia et Lorine. Mais le Rectangle ne se contenait plus ; il voyait dans Donald Marsh et Henry Maxwell deux des chefs du parti qui allait, peut-être, les priver de leurs tavernes bien-aimées, et leur rage se déchaînait contre eux.

— A bas les aristocrates ! hurla une voix qui semblait être celle d’une femme.

Les pierres, mêlées à de la boue, recommencèrent à tomber sur eux. Rachel se souvint, dans la suite, que Rollin lui fit un rempart de son corps et reçut, en pleine poitrine et sur la tête, des coups qui, sans lui, l’auraient atteinte immanquablement.

La police, qui approchait, allait les atteindre quand Lorine fit un bond, pour saisir Virginia par le bras, et la jeter violemment en arrière, avec un cri de terreur. Cela avait été si soudain, que personne n’eut le temps de distinguer le visage de celui qui, d’une fenêtre située au-dessus de la porte d’où Lorine était sortie, huit jours auparavant, venait de lancer une énorme bouteille. Lorine s’affaissa sur le sol, aux pieds de Virginia et Donald Marsh leva un bras et cria, assez fort pour dominer même les hurlements de bêtes fauves de cette houle de sauvages :

— Arrêtez ! Vous venez de tuer, une femme !

Cette nouvelle produisit une accalmie.

— Est-ce vrai ? demanda Henry Maxwell au Dr West qui, aidé de Virginia, soutenait la tête de Lorine.

— Elle se meurt ! répondit-il brièvement.

Elle entr’ouvrit les yeux et sourit à Virginia. Celle-ci essayait d’arrêter le sang qui coulait sur son front, puis elle se pencha pour l’embrasser. Lorine sourit encore ; l’instant d’après elle entrait dans le paradis.

Et ce n’était qu’une femme entre les milliers de celles qui sont tuées par le démon de l’alcool ! Reculez, êtres abjects, pour laisser passer son cadavre. Elle était une des vôtres, et le Rectangle avait posé sur elle l’image de la bête. Béni soit celui qui est mort pour les pécheurs, de ce qu’une âme nouvelle avait remplacé l’ancienne. Faites place ! Laissez-la passer respectueusement, suivie d’un groupe de chrétiens, frappés de terreur et pleurant. Vous l’avez tuée, vous dont l’alcool a fait des assassins. Mais vous, ô vous les chrétiens d’Amérique, n’avez-vous donc rien à vous reprocher ? Qu’aviez-vous fait pour elle, pour eux, pour ces enfants de la rue, pauvres pécheurs abandonnés et perdus, livrés sans défense aux attaques de l’ennemi.

Le jour du jugement, seul, révélera qui a été le meurtrier de Lorine.

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