Préparation évangélique

LIVRE IV

CHAPITRE III
ON DÉMONTRE D’APRÈS DIOGÉNIEN QUE L’ART DE LA DIVINATION EST DÉPOURVU DE FONDEMENTS, QU’IL N’ABOUTIT LE PLUS SOUVENT QU’À L’ERREUR, ET QUE LES PRÉDICATIONS DES ORACLES SONT TOUJOURS VAINES ET INUTILES, QUELQUEFOIS MÊME DANGEREUSES

« Voici à peu près comme raisonne Chrysippe dans l’ouvrage dont nous venons de parler : Si les prédictions des oracles sont conformes à la vérité, ce ne peut-être que parce que toutes choses sont soumises à la fatalité : principe du dernier ridicule.

« Car il suppose d’abord comme une chose incontestable, que toutes les prédictions de ce qu’il appelle les devins s’accomplissent toujours, ou plutôt il semble mettre en principe qu’il est admis par quelqu’un que tout est soumis aux lois de la fatalité, comme si ce n’était pas là une hypothèse de toute fausseté, puisque nous voyons tous les jours que ces prédictions ne s’accomplissent pas toutes, ou plutôt que le plus souvent il arrive le contraire. Tel est pourtant l’argument de Chrysippe, où il est évident qu’il prouve réciproquement deux propositions l’une par l’autre ; car il conclut que tout est soumis à la destinée, de ce qu’il y a des devins qui prédisent l’avenir ; et pour prouver qu’il existe un art de prédire l’avenir, il n’a pas d’autre moyen que de supposer toutes choses soumises à la nécessité : or peut-on raisonner d’une manière plus pitoyable ? car qu’il arrive qu’un événement soit conforme à la prédiction des devins, ce n’est pas une preuve qu’il existe un art de la divination : cela prouve seulement qu’il peut arriver par hasard qu’un événement concoure avec la prédiction ; mais cela ne constate nullement l’existence d’une science. En effet nous ne regardons pas comme habile à tirer de l’arc celui qui atteint une fois par hasard le but et qui le manque le plus souvent. Reconnaissons-nous l’habileté du médecin qui tue la plus grande partie de ses malades, et qui rend la santé à l’un d’eux par hasard ? Nous ne donnons le nom de science qu’à celle qui réussit, sinon dans tous, du moins dans la plupart de ses actes. Que le plus souvent les prédictions des devins n’obtiennent pas leur effet, toute la vie humaine en est un témoignage perpétuel ; et ceux-là mêmes en donnent la meilleure preuve, qui font profession de l’art divinatoire : car ce n’est pas sur cet art qu’ils s’appuient dans les diverses nécessités de la vie ; mais ils ont recours à leur propre jugement, aux conseils et à l’assistance des hommes que l’opinion publique cite comme les plus expérimentés dans les affaires. Qu’il n’y ait rien de solide dans cet art auquel nous avons donné le nom d’art de la divination, nous le démontrerons ailleurs plus au long, lorsque nous rapporterons le sentiment d’Épicure à ce sujet. Pour le présent nous n’ajouterons à ce que nous venons de dire qu’une réflexion, c’est que si quelquefois les devins prédisent la vérité, il ne faut pas l’attribuer à leur science, mais bien au pur hasard. En effet, bien que nous rencontrions quelquefois la vérité qui est l’objet de nos recherches, dès lors que ce n’est pas toujours, que ce n’est pas même le plus souvent, qu’enfin, lors même que cela arrive, ce n’est point par une vraie connaissance, il est impossible de donner à ce cas exceptionnel un autre nom que le hasard, pour peu que l’on comprenne la véritable signification des termes. Puis, admettons même par hypothèse que l’art de la divination puisse connaître et prédire les choses futures, que s’en suivrait-il ? que toutes choses sont soumises aux lois de la fatalité. Mais reste toujours à démontrer l’avantage et l’utilité de l’art divinatoire, et c’est cependant là-dessus que Chrysippe fonde l’éloge qu’il fait de cet art. A quoi nous servira en effet de prévoir des maux qu’il n’est pas en notre pouvoir de prévenir ou d’empêcher ? Or est-il au pouvoir de quelqu’un de détourner des maux qui sont le résultat d’une invincible fatalité ? Loin de nous servir à quelque chose, cet art ne semble-t-il pas fait pour le malheur de l’humanité : car il n’est propre qu’à nous faire gémir d’avance sur les maux qu’il nous annonce, puisque nous chercherions en vain à détourner des malheurs auxquels une fatale nécessité nous condamne. Et qu’on ne dise pas que d’un autre côté, la connaissance des choses heureuses qui nous doivent arriver sert à nous remplir de joie ; car l’homme est ainsi fait, que la prévision du bonheur qui l’attend, lui cause moins de joie, que la connaissance des maux dont il est menacé ne lui cause de peine. Ajoutez à cela que lorsqu’il s’agit de malheurs, à moins qu’ils ne nous aient été révélés, nous ne croyons jamais en être si voisins ; tandis que pour les choses heureuses, nous y comptons pour ainsi dire toujours, en raison de l’inclination naturelle que nous avons à les désirer ; c’est au point que plusieurs portent sans cesse leurs espérances et leurs prétentions au-delà même de la possibilité. De là je conclus que la prédiction des choses heureuses excite peu en nous le sentiment du plaisir, parce que sans cette prédiction, chacun de nous ne manque jamais de se promettre les succès les plus brillants : ou du moins elle ne l’excite pas au degré qu’on le croirait ; il arrive même qu’elle peut y diminuer quelque chose, savoir, lorsque l’événement se trouve au-dessous de notre attente. Il n’en est pas ainsi de la prévision des événements malheureux : il est impossible qu’elle ne jette pas une âme dans un chagrin profond ; d’abord à cause de l’aversion naturelle que nous ressentons pour toute chose pénible, ensuite parce qu’elle nous force souvent à renoncer précisément aux plus douces espérances dont nous nous étions nourris. Mais je veux qu’il n’en soit point ainsi : l’inutilité des prédictions n’en sera pas moins évidente ; car si, pour soutenir l’utilité de l’art de la divination, vous prétendez qu’elle prédit les événements comme devant arriver, si nous ne nous tenons pas sur nos gardes, alors vous avouez par là même que les événements ne sont plus la conséquence d’une inévitable nécessité, puisqu’il serait, dans cette hypothèse, en notre pouvoir de les éviter ou de nous y exposer. Que si vous dites que ce pouvoir lui-même est enchaîné par la fatalité, parce que c’est une loi à laquelle toutes choses sont soumises, alors revient notre première conséquence : donc la prédiction de l’avenir est inutile ; car vous éviterez le malheur, s’il est dans les lois du destin que vous l’évitiez ; mais vous ne l’évitez pas, si le destin veut que vous ne l’évitiez pas, quand tous les devins du monde vous auraient prévenu de ce qui doit vous arriver. Chrysippe lui-même est contraint d’avouer que tous les moyens mis en œuvre par les parents d’Œdipe et par ceux de Pâris, fils de Priam, pour les faire périr et détourner par là le fléau dont l’un et l’autre devaient être les auteurs, que tous ces moyens, dis-je, furent en pure perte. Ainsi il ne leur servit de rien, il le reconnaît lui-même, d’avoir été instruits dans ces malheurs futurs, parce que la nécessité était là avec son inflexible loi. Mais c’est avoir prouvé assez au long et l’incertitude de la divination et son inutilité. »

Ici s’arrête notre philosophe. Pour nous, nous ne saurions voir, sans le remarquer, des Grecs nourris des traditions grecques dès le berceau, instruits à fond de toutes les doctrines de leur pays sur la Divinité, des disciples d’Aristote, de Diogène, d’Épicure et une foule d’autres qui professent les mêmes opinions, tourner en dérision les devins que célèbre toute la Grèce, leur propre patrie. S’il y avait du vrai dans toutes ces merveilles attribuées aux oracles, est-il croyable qu’elles n’eussent fait aucune impression sur des Grecs qui connaissaient à fond tout le culte de leur patrie, et se seraient reproché d’ignorer le moindre point qui pouvait offrir quelque intérêt. Il y aurait donc un vaste champ pour quiconque voudrait recueillir ces diverses observations et une foule d’autres du même genre au sujet des oracles. Mais il n’entre pas dans mon dessein de suivre cette méthode. Nous serons fidèles au plan que nous nous sommes prescrit dès le commencement. Ainsi accordons aux défenseurs des oracles que ce qu’ils en disent est vrai : prenons seulement acte de leurs propres paroles, lorsqu’ils soutiennent que les réponses qui en émanent sont vraies, et sortent de la bouche même des dieux. Ces aveux que nous recueillerons, nous donneront une idée précise de ces oracles.

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