François Coillard T.2 Missionnaire au Lesotho

XII
chez les banyaïs
1877

Chez Masonda. — Visite au chef. — Un complot. — Visite de Masonda. — A demain. — Départ. — Wagon embourbé. — Mourons en martyrs. — Le pillage. — Délivrance merveilleuse. — A Nyanikoé. — Projet d’établissement. — Un dimanche chez les Banyaïs. — Suzeraineté des Matébélés. — Députation à Labengoula. — Attente. — Ouverture d’une école. — Comme en prison. — Arrivée des Matébélés. — Prisonniers.

Le 31 août 1877, l’expédition rencontra les envoyés d’un chef des Banyaïs, Masonda ; il se disait le frère du chef Maliankobé, chez lequel se dirigeait l’expédition.

Masonda assure que sa capitale est sur notre chemin et me supplie de passer chez lui. Nous augurons bien de cette circonstance et un de ces hommes est renvoyé auprès de Masonda pour lui donner ma réponse. Les autres restent avec nous et nous servent de guides. Nous ne voyageons plus seuls maintenant. On a répandu tant de contes sur nous et nos wagons que les curieux affluent de tous côtés et nous escortent jusqu’à ce qu’ils aient ramassé l’un un morceau de journal, l’autre une boîte à sardines, un troisième un petit rien qu’il mendie et avec lequel il va chez lui, renchérir sur les récits qu’il avait entendus.

31 août. — Nous entrons alors dans une longue vallée, parsemée de ces arbres gigantesques et feuillus qu’on ne trouve que dans ces parages. De chaque côté, les montagnes, toutes granitiques, forment une masse confuse de rochers que les bois cachent à demi. Le paysage est ravissant. Du moment que nous parûmes, on eût dit que les rochers et les buissons prenaient vie. De loin déjà nous entendions un caquetage, des claquements de mains, des exclamations de joie et d’étonnement auxquelles le grand événement du jour, notre apparition, donnait évidemment lieu. Bientôt des troupes d’hommes, de femmes et d’enfants descendaient de leurs retraites aériennes et se pressaient jusqu’à la lisière du bois pour nous voir passer. L’excitation se communiquait et croissait à mesure que nous avancions. Enfin, nous nous arrêtâmes au pied de la forteresse de Masonda et campâmes sur une pelouse verte à l’ombre d’un figuier colossal, dont les rameaux couvraient nos voitures, nos tentes et notre bercail.

J’eus, je ne sais pourquoi, quelque difficulté à décider le messager principal du chef à aller lui annoncer notre arrivée. Cela n’était-il pas nécessaire ; ou bien ne voulait-il pas nous quitter un seul instant ? Avait-il déjà les ordres de son maître, ou bien l’étiquette ici diffère-t-elle tellement de celle des autres tribus que nous avons visitées ? C’est ce que nous nous demandions avec un sentiment mal défini de malaise. Enfin, après une longue consultation avec ses amis, il m’annonça qu’il avait envoyé quelqu’un. Plusieurs heures se passèrent sans que le chef donnât signe de vie. A ma demande, un second messager lui fut envoyé. Sur ces entrefaites, des curieux s’étaient enhardis jusqu’à s’approcher de nous, et bientôt nous étions entourés d’une foule, qui allait en augmentant, d’hommes et d’enfants, tous armés, grands et petits. Nous n’étions plus chez nous, et nous ne nous entendions plus parler au milieu de cette cohue.

Une seule chose m’inquiétait un peu, c’était le silence prolongé du chef, que je ne comprenais pas. Enfin, une bande d’hommes armés parut ; un cri aigu partit de son sein, qui fit l’effet d’une bombe parmi la foule qui nous entourait ; tous ces gens, comme frappés de terreur, se poussaient, se bousculaient dans la plus grande confusion. C’était le chef évidemment. Nous nous trompions, c’était son neveu. Il s’arrêta, s’assit à distance et ne s’approcha qu’après avoir échangé ses salutations avec les miennes. Nous avions devant nous un curieux personnage, petit, trapu, borgne, tout grêlé, la tête couverte d’un emplâtre de beurre ou de suif, le front ceint d’une rangée de boutons jaunes, n’ayant pour tout vêtement qu’un lambeau de peau qui lui pendait entre les jambes, un carquois de peau de singe sur le dos, un coutelas formidable au bras gauche et son arc à la main. Ce n’était pas l’apparition d’un ange. Il avait nom Katsi. Mais il était porteur d’un gracieux message qui aurait dû lui faire pardonner sa mine rébarbative : « Le chef Masonda, dit-il, envoie à l’homme blanc ses salutations et lui souhaite la bienvenue dans son pays. Tu viens de loin, mais tu es arrivé chez toi, à la maison. Voici un bœuf, mange et te repose ! »

Je répondis à cette aimable salutation par le présent d’une belle couverture de laine aux couleurs brillantes que j’envoyai par deux de nos hommes, Asser et Éléazar. Ils revinrent bientôt, accompagnés du chef lui-même et d’une suite nombreuse. Lui aussi s’arrêta à distance — il paraît que l’étiquette ici l’exige — et, sur mon invitation, il s’approcha de nous en frappant des mains, lui et tout son monde. Nous frappâmes aussi des mains. Masonda n’était pas chargé de plus de vêtements que son neveu Katsi ; il était non moins bien armé. Il avait une figure intelligente et une certaine dignité dans son port. Il pouvait avoir près de quarante ans. Après les salutations officielles, il voulut tout voir : les cochons, les ânes, que Fono monta devant lui, ne l’intéressaient pas moins que la toile de nos tentes et les roues de nos voitures. « Quels arbres immenses vous avez dans votre pays pour faire des travaux pareils ! » Il s’imaginait que chaque roue était d’une seule pièce ! Un peu de sucre, une tasse de café qui fit tout le tour de sa troupe, l’amusèrent beaucoup ; évidemment le breuvage singulier n’était pas de son goût. Nous acceptâmes son invitation de le visiter sur sa montagne, et il nous quitta. Il faisait sombre.

Seuls avec nos gens, nous repassâmes les événements du jour ; nous nous communiquâmes nos impressions. Il est facile de comprendre les sentiments qui se combattaient dans nos cœurs quand nous fléchîmes ensemble les genoux devant Dieu. Nous étions arrivés à notre destination chez les Banyaïs, après quatre mois et demi de voyage ; si, d’un côté, nous pouvions parler de fatigue, de dangers et d’aventures, d’un autre, nous pouvions compter nos bénédictions et nos délivrances. Ayant eu tout en commun, peines et jouissances, nous sentions que, malgré nos misères et nos défauts personnels, les liens d’affection s’étaient resserrés et que nous n’étions qu’une famille. Nous étions arrivés au pays des Banyaïs ; mais cependant tout nous était étrange, et l’inconnu nous voilait l’horizon. Nous sentions donc le besoin de nous armer de courage et de foi.

J’avais fait tuer le bœuf de Masonda, après quelque hésitation que sa visite avait balayée, et malgré les inquiétudes de Simoné. « Je n’aime pas la mine de ces gens-là, répétait-il, et Monsieur, à mon avis, ferait mieux de ne pas tuer ce bœuf… » Lui aussi était revenu de ses impressions, et tout le monde paraissait heureux.

Le lendemain, samedi 1er septembre, de bonne heure, nous nous mîmes en devoir de rendre au chef sa visite. Asser, Éléazar et Aaron nous accompagnaient. Japhéta, lui, vint à contre-cœur. Simoné prétexta un mal de tête et Migal, le soin du campement. Ces deux hommes, jusqu’au dernier moment, essayèrent de nous persuader qu’il y avait du danger dans notre excursion et demandaient que « leur mère » du moins n’y allât pas. Nous traitions tout cela de préjugés. Notre but à nous, qui venions évangéliser ces pauvres Banyaïs, c’était de leur montrer de l’affection et de leur inspirer de la confiance.

Le trajet fut laborieux, le soleil était de feu, le sentier rapide, les rochers glissants. Des huttes en grand nombre couvraient les aspérités des flancs de la montagne. Nous arrivâmes enfin tout essoufflés et tout en nage. Le chef était absent ! Ne nous avait-il pas invités ? Ne savait-il pas que nous devions venir ? Où était-il ? Devions-nous l’attendre ? et jusqu’à quand ? A toutes ces questions on me faisait des réponses évasives et contradictoires. Les messagers qu’on envoyait ne revenaient pas. On nous conduisit dans un enclos, un antre plutôt, formé de rochers superposés. Il y avait un va-et-vient continuel. L’entrée en fut bientôt bloquée par l’attroupement des curieux. Nous étouffions et nos gens se sentaient mal à l’aise. Sous prétexte de voir le pays, nous fendîmes subitement la foule. Mais Katsi le borgne, et sa mère qui n’était pas non plus une gracieuse beauté, nous assurèrent que le chef allait bientôt arriver et nous parquèrent sur un rocher au grand soleil où nous passâmes de mortelles heures à causer, à lutter contre le sommeil et la faim. Chaque fois que j’essayais de me lever, on me faisait rasseoir avec cette phrase : « Il va venir, il va venir ! » qu’ils disaient dans un sessouto corrompu.

Enfin, comme le soleil baissait, le chef arriva. Il était accompagné d’un médecin et de l’homme qu’il avait envoyé à notre rencontre. Je ne compris pas la réponse qu’il fit à mes questions. Je mis la faute sur l’interprète et nous nous laissâmes conduire chez lui. Je crus que Christina allait s’évanouir en entrant dans cette hutte noire, malpropre et infecte. Je la fis asseoir près de l’étroit orifice qui laissait entrer un peu d’air et de lumière, mais qui fut bientôt bloqué par les hommes de la suite de Masonda. Après avoir expliqué au chef le caractère et le but de notre mission, trempé nos lèvres dans une boisson rafraîchissante qu’on nous offrit, que nous passâmes à nos gens et que ceux-ci passèrent ensuite aux Banyaïs, nous voulions partir.

Masonda, devinant notre intention, déclara en souriant que j’étais son shangoari, son ami, qu’il viendrait me voir pour me parler d’une chose qu’il avait là, disait-il, en montrant sa poitrine, mais que nous ne pouvions pas retourner au camp sans avoir visité sa capitale. Sur ce, sa sœur, qui se montrait toujours empressée, prit ma femme par la main et la conduisit « en ville », c’est-à-dire dans un chaos de rochers. Elle lui faisait éviter les pierres, décrochait soigneusement les épines qui retenaient sa robe. A un mauvais pas, Katsi le borgne, qui nous escortait avec une bande d’hommes, saisit Christina par le bras, avec un de ces sourires qui donnent le frisson. Nous jetions bien un regard sur les huttes délabrées qu’on nous montrait ici et là, nous pensions au soleil qui touchait presque à l’horizon, au chemin qui nous restait à faire pour retourner aux wagons. Sous prétexte de nous y conduire plus rapidement, nos guides faisaient gravir à ma chère compagne presque au pas de course une roche escarpée et glissante, la tirant ou la traînant, l’un par un bras, l’autre par l’autre. Nous avions de la peine à suivre. « Où conduit-on notre mère ? » s’écrièrent à la fois Éléazar et Aaron qui se trouvaient séparés de nous par une longue file d’hommes armés. Une horrible pensée m’avait déjà traversé l’esprit. Au delà de cette roche, le point culminant de la montagne, il n’y avait plus rien qu’un affreux précipice. M’élancer soudainement, débarrasser brusquement ma femme des étreintes de ses bourreaux et la ramener précipitamment au pied du rocher, dans le sentier que nous venions de quitter, ce fut l’affaire d’un instant.

Pris par surprise, les Banyaïs ne nous offrirent pas de résistance. Combien peu je me doutais, même alors, de la noirceur du complot que je venais de déjouer ! Dans leur dépit, ils nous le révélaient deux jours après. Le chef, avec le médecin sorcier et son ambassadeur, ses dignes acolytes, avaient passé tout le jour à l’ourdir sur les tombeaux de leurs aïeux, et avaient chargé Katsi et sa mère de l’exécuter. Il s’agissait d’exterminer tous les hommes de l’expédition pour piller nos voitures, et de réduire en esclavage les femmes et les enfants de nos évangélistes. Mais que feraient-ils de cette femme blanche dont ils avaient peur et qui les importunerait par ses cris ? Ce devait être la première victime, il fallait la précipiter de la roche fatale qu’elle gravissait et puis fondre sur nous, à coups de haches et d’assagaies. Oui, mais « l’ange de l’Éternel campe tout autour de ceux qui le craignent et les garantit ».

Conscients du danger que nous avions couru, bien que nous ignorassions encore tous ces détails, nous pressions le pas, marchant un peu à l’aventure, nous glissant sur les rochers, franchissant les ravins, passant à travers les buissons, sans nous laisser arrêter par aucun obstacle. Nous ne disions rien, nous ne nous séparions pas, et, quand nous jetions un regard en arrière, le spectre de cette furie, la sœur de Masonda, et celui de ce démon borgne et grêlé qui nous suivaient encore, nous faisaient oublier toute lassitude. Arrivés au camp, il s’agissait de se débarrasser d’eux et sans querelle. Deux mètres d’étoffe ne suffisaient pas pour les « services » que cette princesse nous avait rendus, pas même trois ni quatre. Nous ne mesurâmes plus, nous taillâmes dans la pièce et, y ajoutant un gros morceau de viande, nous parvînmes à congédier ces hôtes importuns. Ainsi se termina cette journée d’émotions.

Le dimanche matin, 2 septembre, un messager vint m’annoncer que le chef ne se souciait pas de la salutation que je lui avais envoyée (la couverture de laine) et qu’il viendrait lui-même me dire le « secret » de son cœur. Cela nous inquiéta d’autant plus que, de tout le jour, pas une âme n’approcha de notre campement. Nous accusions le messager qui était venu à notre rencontre d’exercer une mauvaise influence. Il avait été aux champs de diamants et en avait rapporté un esprit d’hostilité peu ordinaire contre l’Évangile. « Ne parlez pas de ces choses-là, disait-il à nos évangélistes ; on dit que votre enseignement prive les hommes de leurs femmes. Nous n’en voulons rien. » Cet homme, flatteur, vil et méchant, nous le croyions capable de tout.

Nous eûmes, entre nous, une douce réunion, qui nous fit, du bien. Nous sentions que le Seigneur était avec nous ; l’après-midi, une réunion de prière fut non moins bénie.

Nous la terminions, quand le chef parut avec sa suite, et se fit annoncer avec tout le cérémonial de la veille. Après les salutations d’usage, il me dit : « Tu es mon ami, et je viens te dire ce que j’ai dans le cœur. Il faut que tu me donnes de la poudre et des capsules ! » — « Tu n’aimes donc pas la salutation que je t’ai envoyée ? » — « Oui, je l’aime, mais je veux aussi de la poudre et des capsules, et tu seras mon ami. »

Je lui expliquai, aussi clairement que je le pouvais par mon pauvre interprète, le caractère pacifique et désintéressé de notre mission. Nous n’étions pas des gens de guerre, ni des marchands, et, bien que nous eussions un peu de poudre pour subvenir, en route, à nos besoins personnels, nous n’en avions ni à donner ni à vendre. Il me demandait une chose tout à fait impossible, et je le priais, s’il était vraiment mon ami, comme il le disait, de ne pas insister. Il changea de contenance : « Tu as peut-être raison, dit-il sèchement, mais moi, je veux de la poudre et des capsules. » Christina, croyant la cause à demi gagnée, lui apporta les dernières oranges qui nous restaient. Je lui en préparai une : « C’est bon, dit-il, mais ce n’est pas de la poudre. »

Je me creusai la tête pour trouver, dans ce que nous possédions, quelque chose qui lui fît plaisir. Pendant que Christina lui parlait, j’allai déballer une partie de nos bagages et j’apportai une jolie hache américaine toute neuve. A coup sûr il va en être enchanté. « Que le blanc garde sa hache, dit-il en la jetant à mes pieds, ce que je veux moi, c’est de la poudre. » Sur ce, il se leva brusquement et s’en alla vers le feu tenir un conciliabule avec les gens de sa suite. Il était nuit, il n’y avait pas de lune ; mais le ciel était étoilé et pur. Nous nous retirâmes dans notre tente pour le thé. Nos hommes, effrayés, suppliaient ma chère femme de me persuader de donner de la poudre, pour que la position ne se tendît pas davantage. Nous leur expliquâmes que cela compromettrait non seulement notre caractère et notre expédition, mais aussi nos rapports avec les Banyaïs et notre œuvre parmi eux. Ils parurent satisfaits.

Nous croyions du reste que le chef avait pris son parti de mon refus et qu’il n’était plus là, lorsqu’il envoya demander à manger, sur un ton qui contrastait singulièrement avec celui qu’il avait observé jusqu’alors. Nous lui envoyâmes toute la viande que nous avions pour nous-mêmes. Bientôt Aaron revint, s’avança et dit à demi-voix : « Mon père, nous sommes cernés ! » — « Taisez-vous et soyez calmes, Dieu nous délivrera. » Nous allâmes nous asseoir près du feu et causer avec Masonda, tout en veillant à ce qui se passait. Un cercle noir se dessinait à la lumière des étoiles, à quelque distance tout autour de nous, tandis que des hommes descendaient encore de la montagne pour le renforcer. J’avais l’œil sur leurs mouvements.

En causant aussi amicalement que possible avec le chef, j’essayai de le décider à retourner chez lui. « Il est tard, le sentier est difficile, nous pouvons causer demain avant notre départ. » — « Eh bien, fit-il avec impertinence, donne-moi un de tes chiens ! » J’en fis venir un. Il en voulait une paire. J’y consentis. Il les trouva trop petits. Cela m’agaçait bien, mais je me maîtrisai. J’appelai Pistol, un beau chien que j’avais acheté chez les Boers ; il ne le trouva pas de son goût. Il en voulait un autre. Cette fois il avait dépassé la mesure, je refusai carrément. Lui, de son côté, sous l’empire d’une résolution soudaine, se leva : « Demain, je reviendrai chercher mon chien. » — « Demain, répondis-je, je désire continuer ma route. Je te l’ai déjà fait savoir. » — « A demain ! A demain ! » répétait-il malicieusement en s’éloignant. Et bientôt le cercle noir s’amincit, se fondit, et les torches qui éclairaient le chef nous permirent de le suivre des yeux jusque sur sa montagne. Nous étions seuls, et, une fois de plus, délivrés.

Mais ce « à demain ! » retentissait à nos oreilles et nous présageait de nouveaux embarras. Nous nous réunîmes, priâmes ensemble, nous discutâmes la situation et nous décidâmes de plier immédiatement nos tentes, de charger nos voitures et de partir au point du jour. J’exhortai nos gens et les encourageai de mon mieux. Elle avait de la solennité, cette petite réunion. Nous passâmes la nuit tout entière à nous retremper dans la communion du Seigneur et — je n’ai pas besoin de l’ajouter — nous nous sentions forts, calmes et heureux. Nous savions que de nombreux amis priaient pour nous ; que beaucoup, dès qu’ils sauraient nos circonstances présentes, crieraient à Dieu : « Avant qu’ils crient, dit la promesse, je les exaucerai, et, pendant qu’ils parleront encore, je leur répondrai. » Nous savions que Lui aussi veillait sur nous, et qu’il pourrait dire à la rage de l’homme comme à celle de la mer : « Tu viendras jusqu’ici et tu ne passeras pas plus loin, et là s’arrêtera l’élévation de tes vagues. »

Le lundi matin, 3 septembre, le soleil commençait à dorer le sommet des montagnes, nos préparatifs étaient terminés, les bœufs étaient sous le joug, nous nous étions une fois encore remis à la garde toute-puissante de Dieu, je donnai l’ordre du départ. Ce fut le signal d’une agitation générale. Des montagnes environnantes descendirent, comme des avalanches, des foules d’hommes armés jusqu’aux dents, qui se ruaient vers nos voitures, criant, gesticulant de la manière la plus menaçante. J’avais à peine eu le temps de faire placer les voitures l’une à côté de l’autre, et d’ordonner aux femmes et aux enfants de rester à l’intérieur, qu’on avait arrêté nos bœufs, qu’on nous avait cernés. Impossible donc d’avancer.

Je fends cette foule surexcitée, suivi de près par mon fidèle et dévoué Éléazar, qui, de son propre mouvement, venait parer les coups de hache qui pouvaient tomber sur ma tête. Je me rends près du rocher, du haut duquel Masonda me criait : « Donne-moi mon chien ! Il me faut de la poudre, il m’en faut ! De la poudre ! De la poudre ! » Et toute cette foule de crier à tue-tête : « De la poudre ! De la poudre ! » — « Pistol ! Pistol ! » Et la bonne bête accourt. « Le chien, le voici ; de la poudre, je n’en ai pas à donner. » — « Je ne veux pas ce chien-là. » Je le laissai vomir un torrent de paroles que personne ne pouvait me traduire. Nous restions impassibles, Éléazar et moi, au milieu du tumulte qui augmentait autour de nous. « Enfin, lui dis-je en zoulou, s’il m’est absolument impossible, à moi, qui ne suis ni chasseur, ni marchand, ni homme de guerre, de te donner de la poudre ; si tu ne veux pas de mon chien, accepte au moins un bœuf et laisse-moi partir en paix. » Un bœuf c’est quelque chose. « Montre-le-moi », me dit-il un peu moins brusquement. J’en fais dételer un, il est trop petit ; puis un autre, il ne lui plaît pas ; un troisième, il a une mauvaise couleur. De guerre lasse, nous dételons un des plus beaux. Cette fois, plus de prétexte pour refuser. « Je le prends, il est à moi, fit-il sèchement, mais mon chien ? » Je le saluai et mis les voitures en branle.

Nos pauvres gens, qui avaient passé un mauvais quart d’heure, étaient heureux de nous voir revenir sains et saufs et de penser qu’après tout nous en étions quittes à si bon compte, et ils lui criaient encore de loin : « Adieu notre chef ! Que le chef Masonda demeure en paix et dorme d’un doux sommeil. » Un doux sommeil, c’est une bonne conscience. Les bonnes gens ! Ma charité n’allait pas jusque-là.

Nous roulions ; mais, étrangers au pays sans chemin, sans guide, où aller ? Pour le moment, notre unique but était de sortir de l’antre de Masonda. Nous nous dirigions vers une gorge. Nous étions suivis d’une troupe d’hommes dont la présence incommode, les gestes et les regards menaçants m’inquiétaient pourtant peu. Je m’imaginais qu’ils retournaient à leurs foyers. Je reconnus bientôt, parmi eux, plusieurs visages que j’avais vus sur la montagne, des hommes que Masonda avait envoyés à notre rencontre, et la couverture du chef lui-même, portée par un jeune homme. Katsi aussi était là ; mauvais augure ! Nous rencontrions de temps en temps des bandes armées qui grossissaient encore notre escorte.

Nous voyagions péniblement dans ce vallon étroit, déchiré par de nombreux ravins. Simoné et Japhéta étaient en avant comme éclaireurs. En contournant un monticule, le terrain marécageux céda, et mon wagon s’enfonça. Un contretemps plus fâcheux ne pouvait pas nous arriver. Nous doublâmes l’attelage sans délai ; vains efforts ; le chariot ne bougeait pas d’un pouce, au contraire, il s’enfonçait toujours plus : les moyeux des roues de gauche ne se voyaient déjà plus et c’est vraiment un miracle qu’il n’ait pas culbuté. Je fis passer les deux autres par-dessus le coteau et dételer aussi près que possible du mien, à cinquante pas environ, puis nous nous mîmes au travail, et quel travail !

Christina, elle, s’était tranquillement assise à l’ombre d’un arbre en face de nous et cousait pendant qu’Élise lui faisait la lecture. « Regarde donc, » me dit tout bas Éléazar, en me poussant le coude. Debout, derrière le tronc bifurqué de l’arbre, un homme brandissait, en ricanant, sa hache sur la tête de ma femme. « Eh ! mon ami, que fais-tu ? Nous ne jouons pas ainsi chez nous, nous aurions peur d’un accident. » Il répondit par des impertinences. Élise ferma son livre, Christina plia son travail, et elles se retirèrent.

Sur ces entrefaites, il se fit derrière nous un mouvement inquiétant. Des hordes de Banyaïs descendaient précipitamment des montagnes et accouraient vers nous, armés d’arcs et de flèches, de javelines et de casse-têtes, de l’inséparable coutelas que chaque homme et chaque garçon portent au bras gauche et même de quelques fusils à pierre qui, pour notre malheur, avaient trouvé leur chemin jusqu’ici. La vallée retentissait de leurs cris sauvages. C’était Masonda. Il s’était ravisé en apprenant notre accident. La scène tumultueuse qui s’ensuivit, et qui dura jusqu’au soir, défie toute description. Masonda, perché sur un rocher, se démenait furieusement. Il me sommait de lui donner des munitions, il me menaçait de la voix et des gestes, et il massait ses gens tout autour de nous. J’essayai encore de lui faire entendre raison, mais non. Il croyait qu’avec les quelques vieux fusils qu’il possédait, il tiendrait tête à ces terribles Mabonyos — c’est-à-dire les Matébélés — et regagnerait son indépendance. Aussi il lui fallait de la poudre à tout prix. Raison de plus, pour moi, de ne pas nous compromettre, en lui en donnant. J’en appelai à sa prétendue amitié, et lui demandai même son secours. Cela parut le flatter et l’amollir. Il me dit de lui donner une couverture. Christina m’envoya celle de notre propre lit. Il me la prit des mains. Au même moment, la foule se portait sur ma voiture. Je m’élançai au milieu d’elle, ma présence arrêta le pillage qui avait déjà commencé, et je parvins même à rétablir un cercle respectueux autour du wagon.

Un personnage de grande taille, le corps nu et tout bariolé, la figure à demi cachée sous des franges de cheveux enduits de suif, dirigeait cet assaut. Je l’avais déjà vu dans mes rencontres avec Masonda. C’était un devin, un sorcier, un illuminé. Comme symbole de sa mission, il portait la coque d’une calebasse démesurément longue et ornée avec profusion de verroterie. C’était la personnification d’un mauvais esprit. Me brandissant son casse-tête à la figure il s’écriait : « Nous verrons si votre Dieu vous sortira du bourbier où je vous ai jetés. Moi aussi, j’ai commerce avec les dieux. Ce disant, il donna de nouveau le signal du pillage, s’élança sur le marchepied, saisit ce qu’il put, mais n’osa pas aller plus loin.

Le tumulte augmentait. Je sentais bien que trahir la moindre crainte ou la moindre faiblesse, c’était nous perdre. Quelle ne fut pas ma consternation de voir tous nos hommes venir à moi, les yeux étincelants de colère et les fusils chargés : « Les Banyaïs veulent nous massacrer, mais nous vendrons chèrement notre vie. Nous mourrons en hommes. » — « Oui, mes amis, mais agissons d’abord en chrétiens, et puis, s’il le faut, mourons en martyrs. Mettez de côté vos fusils dont la vue excite encore plus les Banyaïs, et souvenez-vous que « ceux qui sont pour nous sont plus forts que ceux qui sont contre nous ». Je parlais avec autant d’autorité que de calme et de conviction. On m’écouta, on m’obéit, les uns à contre-cœur, mais les autres de bon gré. Pendant que ceux-là se retiraient vers les femmes, ceux-ci se mirent au travail.

Ils coupaient des branches, portaient des pierres, dégageaient les roues embourbées, faisaient manœuvrer le cric, avec un calme qui me faisait plaisir. Éléazar surtout était admirable de sang-froid. Au milieu de ce brouhaha, Christina allait et venait d’un wagon à l’autre ; elle avait, une bonne parole pour tous. Un de ces Banyaïs, étonné sans doute de tant de courage, vint à elle et lui dit de ne point ainsi circuler au milieu de la foule, ou bien elle serait sure de recevoir une flèche ou une balle. L’avis était du reste inutile, car la circulation était devenue à peu près impossible. Alors, pendant que j’encourageais de mon mieux mon brave Éléazar et mes jeunes gens, je la vis, ma bien-aimée, à l’ombre des autres wagons, rassembler autour d’elle les femmes et les enfants et s’agenouiller en prière. O spectacle digne des anges ! Elle me revenait du ciel comme un écho, cette prière de femmes et d’enfants, et elle me donna une force nouvelle.

Nous nous apprêtions enfin à atteler. Je fis, non sans peine, amener trente de nos bœufs. Masonda, furieux, fit saisir et emmener les autres, dix-sept en tout. Pendant que nous attelions, le tumulte autour de nous, les coups de fusil, le cliquetis des assagaies et des haches, le trépignement de ces sauvages qui allaient, venaient, nous menaçant toujours et pourtant n’osant pas nous attaquer, la surexcitation, en un mot, était telle que je me demandais jusqu’à quand il me serait encore possible de contenir et mes évangélistes et la foule et moi-même. Ce qui faisait ma force et me donnait du calme, c’est que jamais, comme dans cette circonstance, je n’ai senti la présence du Seigneur, la réalité de ses promesses et la puissance de la prière. Je comprenais David lorsqu’il dit : « Si une armée campait contre moi, mon cœur n’aurait aucune crainte, » et : « Quand je marche dans la vallée de l’ombre de la mort, je ne crains aucun mal, car tu es avec moi. » (Psaumes 27.3 ; 23.4)

Mais, sur ces entrefaites, Aaron, mon cher Aaron, vint à moi, défait et les lèvres toutes blanches. « Mon père, me dit-il d’une voix tremblante d’émotion, nous, hommes, nous sommes prêts à mourir ; mais de grâce, donne, ne fût-ce qu’un petit sachet de poudre, un seul, et sauve la vie de nos femmes et de nos petits enfants ! Sauve la vie de nos femmes et de nos enfants ! » C’était un autre côté de la question. Cela me troubla, je ne voyais plus clair. Il se livra en moi un de ces combats pour lesquels je sentais que mon cœur était trop étroit. Je pouvais, sans hésitation, sacrifier ma vie pour un principe et une bonne cause. Mais avais-je le droit de sacrifier celle de mes compagnons de voyage, de ces femmes, de ces petits enfants ?

A ce moment, l’agitation et le tumulte devinrent tels que je me retournai. Le pillage avait recommencé. Un des caissons extérieurs du chariot volait en éclats sous la hache d’un Banyaï, et on s’en arracha le contenu. L’autre caisson — par une imprudence que je ne saurais excuser — contenait précisément nos munitions de route. Plus d’hésitation maintenant ; ma décision est prise. « Non, mon ami, non, répondis-je à Aaron, je ne donnerai pas de poudre, Dieu nous délivrera. » En un clin d’œil j’étais de nouveau à la voiture assaillie de tous côtés. Une fois encore le pillage était arrêté et le caisson des munitions était sauvé.

Nous échangeâmes un regard avec ma bien-aimée qui suivait de loin nos mouvements et avec mon digne Éléazar. Nous nous comprîmes. Nous élevâmes silencieusement nos cœurs à ce Dieu que l’on n’invoque jamais en vain. Je m’assis sur le siège de devant, Eléazar s’arma du fouet et… les Banyaïs, devinant notre intention, se ruèrent précipitamment alors sur notre attelage, se bousculant pour arriver plus près, gesticulant et poussant des cris si forcenés que les bœufs effrayés donnèrent ensemble un coup de collier et sortirent la voiture du bourbier comme par enchantement. On ne pouvait plus les arrêter. Les femmes pleuraient d’émotion et de joie. Les Banyaïs qui avaient vu dans notre accident une intervention de leurs dieux, virent aussi une intervention du nôtre dans cette délivrance merveilleuse. Ils restèrent cloués sur place, tout ébahis et interdits, puis disparurent dans les bois.

Le soleil se couchait alors. Je voulais voir le chef, mais il fuyait devant moi dans la forêt. A travers les ombres du crépuscule, je distinguai une fois encore une forme humaine. C’était Katsi qui m’apportait un message aussi laid et aussi méchant que lui-même : « Ne te flatte pas d’être échappé de mes mains, comme l’autre jour, quand nous aurions dû en finir avec vous. Vous saurez que je suis Masonda ! » Je répondis avec calme : « Dis au chef que je ne lui veux aucun mal. Il a vu maintenant que nous sommes des hommes de paix. Nous sommes serviteurs de Dieu, du seul vrai Dieu qui est puissant et bon. Les bœufs que Masonda m’a pris, qu’il se garde bien de les tuer, même un seul. Qu’il les soigne, et bientôt il se hâtera de me les renvoyer. Je les attends. »

Je gagnai les wagons. Que faire maintenant ? Où aller ? Camper où nous étions, impossible. Et cependant la nuit était obscure, et nous n’avions plus que trente bœufs. Nous avions été les objets d’une délivrance trop merveilleuse pour nous apitoyer. Nous divisâmes les bœufs qui restaient et recommençâmes à rouler. Nous n’allâmes pas loin. L’obscurité était grande, il y avait devant nous des ravins profonds et bourbeux. Nous campâmes. Notre premier soin fut de rendre ensemble grâces à Dieu. Nous n’avions rien mangé de tout le jour, et nous n’avions pas de combustible ; on se sépara donc ; les uns se retirèrent pour relever un peu plus tard les autres qui veillaient. Nous ne montâmes pas les tentes ; les femmes et les enfants se blottirent de leur mieux sous les voitures et dedans.

Nous nous attendions à une attaque. Les Banyaïs n’étaient pas loin. Leurs feux flamboyaient tout autour de nous. Nous entendions leurs discussions animées. Ils se faisaient, paraît-il, de mutuels reproches d’avoir manqué leur coup à deux et même à trois reprises. Un homme simple qui parlait le sétlaping et qui s’était joint à nous, nous révéla, dans tous ses détails, le complot horrible qu’ils avaient ourdi contre nous à notre arrivée chez Masonda. Coïncidence étrange ! Pendant qu’on complotait ainsi contre nous sur la montagne, moi en bas, à l’ombre de ce bel arbre devenu notre Péniel, me fortifiant des promesses de mon Dieu, je paraphrasais, en sessouto, ce psaume 91 qui marquait déjà une date dans notre vie. C’est ainsi qu’à mon insu, le Seigneur me préparait à tout ce qui m’attendait. C’est dans des circonstances pareilles que l’on sent toute la réalité de la foi.

Ce qui me remplissait maintenant de reconnaissance et de joie, ce n’était pas seulement cette délivrance, vraiment merveilleuse — je répète le mot — c’était aussi l’œuvre de la grâce de Dieu en nous, la soumission chez les uns, le calme et le sang-froid chez les autres, et surtout le fait étonnant que nous étions sortis de ces dangers sans avoir compromis notre mission en donnant de la poudre, sans avoir tiré un seul coup de fusil, ni répandu une seule goutte de sang. A Dieu seul soit la gloire et la louange !

Ce matin, le 4 septembre 1877, nous nous sommes remis en route après un petit déjeuner. Les Banyaïs sortaient des bois et nous escortaient de loin, mais ils n’approchèrent pas de nous. Le pays que nous traversions était extraordinairement beau. Les montagnes s’élevaient de tous côtés en amphithéâtre, avec leurs masses énormes de granit où se cramponnait une végétation tropicale des plus luxuriantes. Les bois bourgeonnaient, les buissons commençaient à fleurir, le roucoulement des tourterelles et les cris aigus d’oiseaux qui nous étaient inconnus, le soleil qui inondait de ses rayons ce ravissant tableau, tout, dans la nature, semblait s’unir pour effacer les trop vives impressions de la veille, et élever nos âmes vers Dieu.

Le chef Maliankobé envoya une escorte à l’expédition qui arriva, sans plus d’aventures, à la grande montagne de Nyanikoé, sa résidence. « Nous arrivions chez lui comme des gens réchappés d’un naufrage. » Coillard s’empressa de lui envoyer ses salutations.

6 septembre. — Nous voici donc arrivés à notre destination, après un voyage long, fatigant et aventureux. Sans nous inquiéter de ce que l’avenir nous réserve, nous pouvons élever ici notre Ébénézer et nous dire avec confiance que Celui qui nous a si miséricordieusement conduits, protégés, secourus et bénis, le fera encore jusqu’au bout. C’est dans ces sentiments qu’épuisés de fatigue, nous cherchons de bonne heure le repos et le sommeil.

Après deux jours le chef descendit de sa montagne, vint au campement de Coillard, et là, après les salutations d’usage, Coillard lui expliqua le but de sa visite qui était d’établir chez lui des évangélistes. Le soir, Coillard et les siens décidèrent de laisser Aaron et Asser chez Maliankobé et de conduire, dès que ce serait possible, Azaël et André chez un autre chef, Zémito, où Coillard aurait passé, avec eux, la saison des pluies.

Ce plan fut reçu avec une approbation unanime, tant de la part des catéchistes eux-mêmes que de celle des autres hommes. Tous nous nous agenouillâmes sous l’empire de la solennité du moment. Nous avions voyagé ensemble, à part quelques petites misères, comme une famille heureuse et unie. La même remarque que Christina avait faite au sujet des femmes, je la faisais au sujet des hommes : quels que soient leurs écarts, on les retrouve toujours, dans les circonstances sérieuses, aux pieds du Seigneur. Nous étions habitués les uns aux autres ; la perspective de la séparation si soudaine, si inattendue, jetait sur nous un voile de solennité sinon de tristesse. « Je ne puis rien dire de plus sur nos plans, écrivait Coillard, le 17 septembre. Nous désirons être conduits pas à pas. »

Nyanikoé, 7 septembre 1877. — Je fis de bonne heure mander le chef qui m’envoya son frère Pafoudi, le même qui est venu à notre rencontre et qui paraît être l’homme officiel entre nous. Je lui communiquai nos décisions de la veille, dont le chef fut immédiatement informé, et, comme j’avais obtenu qu’on nous aidât à construire des cases temporaires pour nos évangélistes, nous nous mîmes sans délai à la recherche d’un site convenable. On commencera les travaux demain.

Le chef est venu nous voir dans l’après-midi, avec une suite nombreuse ; il prend évidemment goût au café, « le breuvage noir », car il insistait encore pour qu’on lui en servît un plein seau. De notre côté, nous ne sommes pas très gais, car la faim nous menace, et je lui rappelle que nous voyageons depuis près de cinq mois.

Lundi 10 septembre 1877. — Voilà huit jours que nous sommes échappés des griffes de Masonda. Le temps passe vite ! Je ne sais pas si nous ne sommes pas sur un autre volcan. Il y a parmi nous un malaise qui va croissant. Les Banyaïs nous exploitent, et, pour peu que cela continue, nous arriverons à redouter leurs visites. Ils sont riches en prétextes et ils n’en négligent aucun pour exiger des présents.

Et puis nous ne comprenons pas la nature des rapports fréquents entre Maliankobé et Masonda. Leurs messagers se croisent tous les jours. Maliankobé, lui, à son dire, veut obtenir la restitution de nos bœufs et des articles qu’on nous a volés. L’autre jour, cédant à ses instances, nous avons décidé d’envoyer quelqu’un avec ses gens pour reconnaître nos bœufs. Simoné s’offrit. Il est revenu tout triste. Masonda n’a pas voulu le voir. Il ignore ce qui s’est passé entre Pafoudi et Masonda ; mais, après avoir couru de grands dangers, il est revenu sans bœufs. Pafoudi est plus que réservé et ne laisse rien transpirer. Nous, nous sommes reconnaissants que Simoné soit revenu sain et sauf.

Hier, c’était notre premier dimanche à Nyanikoé. J’avais, dès le samedi, demandé à Maliankobé de réunir tout son monde, le lendemain, pour que nous puissions leur expliquer ce qui nous a amenés chez eux. Sa figure s’assombrit. Le lendemain, il m’envoya deux hommes pour s’informer des choses de mon Dieu ; mais ils remontèrent vers le chef, avant que je pusse les entretenir. Vers onze heures, je profitai de la présence d’une multitude pour leur parler de Dieu ; ils écoutèrent et s’étonnèrent surtout de notre service que nous eûmes en sessouto. Rencontrant deux esclaves des Matébélés, je me servis d’eux pour improviser un auditoire, à l’ombre d’un grand arbre sous lequel nous avons planté nos tentes. Je parlai avec d’autant plus d’aisance qu’il n’y avait rien qui. sentît l’officiel dans cette réunion.

Un peu plus tard, on vint m’annoncer que le messager du chef, Pafoudi était revenu, seul cette fois. Il était entouré d’une grande foule. Nous prîmes nos sièges vis-à-vis de cet homme et, à l’aide de Simoné, mon pauvre interprète, je lui prêchai mon premier sermon officiel sur les bienfaits de l’Évangile. Je parlai aussi simplement que possible. La conscience est un puissant levier entre les mains d’un serviteur de Dieu : « Voyez, disais-je à cet homme qui était tout yeux et tout oreilles, voyez quelle belle chose est l’Évangile ! Il défend le mensonge, le vol, la médisance et nous ordonne d’aimer non seulement nos amis et nos voisins, mais aussi nos ennemis. » Les remarques que se permit mon auditoire me prouvèrent que j’avais été compris.

Pafoudi retourna sur la montagne, la foule se dispersa et nous, à notre culte du soir, nous nous exhortâmes mutuellement à une confiance plus simple, plus grande et plus vraie en Celui qui nous redisait cette bonne parole : « Les cheveux mêmes de votre tête sont tous comptés. » Tel fut notre premier dimanche chez les Banyaïs.

Le 15 septembre 1877, Coillard découvrit que les Banyaïs n’étaient pas indépendants, mais qu’ils payaient tribu à Lobengoula, fils de Mossélékatsi, chef suprême des Matébélés, tribu sanguinaire entre toutes, et devant laquelle les Banyaïs tremblaient. Il en résultait qu’il fallait sans tarder entrer en rapports avec Lobengoula, résidant à Boulawayo. Coillard enverrait-il un messager ou irait-il lui-même ? Au milieu de ces incertitudes, de ce malaise, d’incidents qui peuvent prendre une très grande gravité, de tracasseries continuelles et des difficultés d’approvisionnement, Coillard ne perd pas un instant la maîtrise de lui-même. Un jour, par exemple, à propos du partage d’un élan tué par un des membres de l’expédition, il fallut consulter le chef :

Après tout, il ne nous restait guère que la peau de la bête. J’eus à lutter pour ne pas me fâcher… C’est étonnant comme ces petites choses me tracassent et troublent ma paix. J’en suis humilié.

Et Coillard tient tête aux chefs qui veulent l’exploiter, qui veulent l’empêcher d’entrer en rapports avec Lobengoula et qui font mille difficultés pour la construction d’un établissement provisoire.

16 septembre 1877. — Éternel, je me suis retiré vers toi… Tu as donné ordre de me mettre en sûreté. Je vivrai toujours en espérance en toi, et je te louerai tous les jours davantage… Je marcherai par la force du Seigneur. Psaume 71. Voilà à quoi j’en suis arrivé et ce qui donne du repos et du calme à mon âme, après une nuit de luttes intérieures et d’insomnie.

D’abord Coillard voulait aller lui-même chez Lobengoula ; mais il ne pouvait abandonner ses gens, sans protection, à la merci des Banyaïs ; aussi fut-il décidé qu’Asser irait. Il partit, le samedi 22, pour Boulawayo et pour Inyati, station de la Société des Missions de Londres où se trouvait M. Sykes, dont Coillard avait fait la connaissance à Motito en 1868.

On ne saurait croire tout ce qu’il a fallu de pourparlers et de patience pour amener les chefs à consentir au voyage d’Asser. Les Banyaïs décidèrent d’envoyer Pafoudi avec Asser. Cela nous parut louche, nous inquiéta ; mais il fallut se soumettre, d’autant plus qu’il fallait à Asser un guide.

2 octobre. — Une nouvelle date ajoute du sérieux et de la solennité à la vie. Le temps passe, les jours se succèdent, on voudrait les retenir et que de fois, hélas ! ne voudrait-on pas les rappeler et les revivre ! et les revivre avec toutes les leçons apprises, toutes les expériences acquises ! … Quand je jette un regard sur mon ministère, je frémis d’horreur. « Nous sommes des serviteurs inutiles » et, avec un cœur angoissé, j’ajoute : nuisibles… A toi la gloire, Seigneur, mais à nous, à moi, la honte et la confusion de face ! Rien ne montre mieux la puissance de l’Évangile que les miracles qu’il opère dans les âmes, et que les moyens dont Dieu se sert. Cette pensée me console et me fortifie. Si je suis le vaisseau d’argile, le trésor est de Dieu ; si je suis faible, l’Évangile reste toujours la puissance de Dieu.

3 octobre. — Voilà donc un mois moins un jour que nous sommes ici ! « Pour nous c’est une année » remarquait tristement ma femme. Oui et non. Nous avons beaucoup vécu pendant ce mois, nous avons peu fait. Asser n’est pas revenu. Les deux huttes sont finies, couvertes et badigeonnées ; mais je ne puis réussir à obtenir des jardins du chef. Il attend le retour d’Asser.

J’avais sur le cœur de commencer aujourd’hui régulièrement l’école. Nous nous y préparâmes par une réunion de prière. Cette école est peu de chose à vues humaines, mais Dieu ne méprise pas les petits commencements.

4 octobre. — Les émotions incessantes, les alarmes, la fatigue et le manque de sommeil ont épuisé ma chère Christina. Pour me faire plaisir, elle s’est traînée jusqu’au coteau voisin, pour y jouir d’un moment de tête à tête et de calme. C’était trop pour elle, elle s’évanouit. Ce sont de solennels avertissements que ceux-là. Un jour viendra, le jour de la séparation ! Qui de nous deux partira le premier ? Qui restera, pour continuer tout seul son pèlerinage dans ce vaste désert de la vie ? Retournerons-nous ensemble au Lesotho ? Seigneur tiens-nous prêts.

L’école d’aujourd’hui a été peu nombreuse. Nos cinquante et un écoliers d’hier en ont assez. Mais c’est le commencement, que savent-ils de l’école ? Quelle idée de régularité ont-ils ? Ils reviendront et en amèneront d’autres.

J’ai commencé un travail que j’ai longtemps eu dans l’esprit et pour lequel j’ai beaucoup prié. C’est de mettre les psaumes en vers, de sorte qu’on puisse les chanter. J’ai presque fini de copier la collection de cantiques que j’ai faits. Et, si le Seigneur me permet d’y ajouter les psaumes, ce sera une grande satisfaction pour moi.

14 octobre 1877. — Toujours sous le nuage ! Ma bien-aimée ne va pas mieux, au contraire. C’est un état d’affaiblissement et de langueur qui m’inquiète plus qu’une maladie connue. Si seulement nous avions un abri où il lui fût possible de garder le lit ! Notre unique tente est la chambre de tout le monde, et, quelque confortable que soit le wagon encombré de bagages, ce n’est qu’une voiture et il suffit d’y être enfermé tout un jour pour tomber malade, si on se porte bien.

Triste semaine que celle qui vient de passer. Il a plu, il a venté, il a fait froid, un vrai mois de février d’Europe, de mars plutôt, avec ses giboulées. Nous ne savons que faire de nos personnes ni où nous blottir. Ce qui est moins rassurant, ce sont les Matébélés qu’on annonce depuis plusieurs jours.

19 octobre. — A l’école du Christ il y a bien des classes. Les cours ne finissent jamais et personne ne peut dire que son éducation est terminée. Plus le chrétien avance, plus il est frappé de son ignorance et de son peu de progrès. La leçon qu’il a, pendant des années, répétée avec soin et qu’il croyait si bien savoir, il découvre tout à coup et avec tristesse qu’il en sait à peine le premier mot.

22 octobre. — Pas de nouvelles d’Asser ! Tous les bruits qui circulent ont fini par trouver créance chez nos gens et, malgré la constance qu’ils ont montrée, ils ne peuvent se défendre d’un sentiment d’insécurité et de défiance. Cela jette un voile sur nous tous. Les danses et le vacarme ne cessent pas de toute la nuit ; ce n’est qu’au milieu du jour qu’on nous donne un peu de répit. Mais ce n’est pas tout le monde qui peut dormir au milieu du jour et réparer l’épuisement de nuits sans sommeil. Il y a quelque chose qui harasse l’esprit et met la mort dans l’âme dans ces danses nocturnes, ces chants lugubres et le roulement monotone des tambours.

Dimanche 28 octobre. — D’Asser pas encore de nouvelles ! Nos gens sont remplis d’inquiétude ; les rumeurs qui circulent ne sont pas de nature à les tranquilliser. Inutile pourtant de se perdre en conjectures. L’œuvre est celle de Dieu ; nous, nous sommes ses serviteurs. Donc, tout est bien. Ma prière c’est qu’il nous ouvre le chemin de l’intérieur : Zémito, Tindima, jusqu’au Zambèze. Notre séjour prolongé ici, et ce temps d’attente et d’incertitude, c’est une souffrance que nous endurons pour l’amour de Lui.

2 novembre. — Nous vivotons toujours, faibles de santé et languissants. Le matin il faut faire un suprême effort pour se lever et commencer les devoirs du jour. Cependant le Seigneur est bon ! Ses bontés se renouvellent chaque matin et nous chantons sa fidélité tous les soirs. Mes pensées sont à Léribé. Que ne donnerais-je pas pour avoir des nouvelles de mon troupeau, de Nathanaël, de Molapo, de Rahab, etc… Nous sommes comme en prison. Nous ne pouvons pas bouger jusqu’au retour d’Asser. Et nos beaux plans ! notre désir dévorant de visiter les tribus avoisinantes et de porter l’Évangile jusqu’au Zambèze ! … Mais, après tout, si saint Paul a passé deux années dans la forteresse de Césarée, pourquoi nous plaindrions-nous de ces deux mois d’incertitude et de ténèbres.

Une rude épreuve pour nous c’est de n’être jamais seuls, nous n’avons jamais un moment en particulier, sauf la nuit, quand nous avons fermé notre voiture. Nous essayons bien une promenade, mais nous ne pouvons pas aller bien loin, il y a du monde partout et le pays est infesté de bêtes fauves. Les rats nous font une guerre acharnée. De nuit, ils prennent d’assaut notre voiture.

Lundi 5 novembre. — Pas encore de nouvelles d’Asser. L’inquiétude me gagne aussi.

Mercredi 21 novembre. — Asser et Khosana sont revenus samedi matin (17 novembre), avec une troupe de Matébélés, sous le commandement de deux chefs qui ont pour mission de nous emmener prisonniers chez Lobengoula. Ce roi est très irrité, à tel point qu’il n’a jamais voulu voir Asser. Je ne sais ce que nous avons à attendre de lui. Nous nous préparons donc à partir. Depuis près de quinze jours je souffre d’une ophtalmie qui m’empêche de faire quoi que ce soit. Les Matébélés, une centaine environ, se sont établis tout près de nous et font la police, de sorte que les Banyaïs n’osent plus venir nous voir comme auparavant. Une bande est partie aujourd’hui avec Aaron et Éléazar pour aller, selon les ordres du roi, recouvrer notre propriété chez Masonda.

Voilà deux mois et demi que nous sommes ici. Nous commençons à être connus des gens, à les comprendre, et on nous enlève ! Que les voies de Dieu sont mystérieuses ! Nous courbons la tête, ce qui n’empêche pas que nos cœurs soient remplis de tristesse.

22 novembre 1877. — Dimanche dernier, nous méditions sur cette parole : « Il fait toutes choses bien. » (Marc 7.37) La création, la providence de Dieu et la rédemption offrent, sur cette parole, de riches commentaires, et fourniront aux saints, dans le ciel, des thèmes de méditation pour toute l’éternité. Pourquoi ne croirais-je pas à cette parole, même dans nos circonstances actuelles ?

L’escouade de Matébélés qui avait été envoyée chez Masonda est revenue hier avec Éléazar et Aaron. J’avais été voir Maliankobé, et j’étais encore sur la montagne quand on l’annonça par les cris d’alarme habituels. Cela me donna des battements de cœur de voir cette longue file noire serpenter dans la plaine ; car nous n’étions pas sans inquiétude au sujet d’Éléazar et d’Aaron. Je descendis précipitamment. Les Matébélés arrivèrent presque en même temps que moi, marchant à la file, avec nos deux hommes qui occupaient, dit-on, la place d’honneur, c’est-à-dire la queue. Nous échangeâmes une salutation, ils eurent un sourire qui nous annonça que tout était bien.

Pourquoi, ce certain dimanche soir, chez Masonda, alors que nous étions cernés, et le lendemain, échappâmes-nous et eûmes-nous la vie sauve ? C’est qu’entre eux et nous il y avait l’ange de l’Éternel ! Les Matébélés en sont si frappés qu’ils répètent avec emphase : « Si vous êtes échappés des griffes de Masonda, c’est un miracle ; votre Jésus est tout-puissant. »

J’aurais voulu rester jusqu’à lundi et passer encore un dimanche ici. Mais nous ne sommes plus libres et on nous signifie l’ordre d’être prêts à partir samedi (24 novembre). J’ai le cœur rempli de tristesse à la pensée de quitter cet endroit, après un séjour de deux mois et demi. Y aura-t-il une seule âme pour qui cette parole : « Dieu a tant aimé le monde… » soit la semence de vie ? C’est une consolation d’avoir pu leur enseigner au moins ce passage, et que, comme j’en ai eu des preuves, quelques-uns le sachent par cœur.

Reviendrons-nous jamais ici ? Dieu le sait. A vues humaines l’horizon est sombre, et pour les Banyaïs, que les Matébélés se préparent évidemment à châtier, et pour nous qui sommes conduits prisonniers chez Lobengoula, ce tyran dont le nom seul répand partout la terreur.

Depuis un an que nous avons commencé cette entreprise, les événements sont bien mystérieux : la prison de Prétoria, l’échec de l’expédition, puis notre appel au moment où nous allions partir pour l’Europe, notre heureux voyage, notre délivrance chez Masonda. Ce qui est non moins mystérieux, c’est l’aveuglement avec lequel nous avons fait nos plans de campagne. Dès le commencement, après notre premier échec, j’avais proposé la route de Kourouman et d’Inyati ; j’avais l’impression que c’était là le chemin. Mon opinion n’a pas prévalu et nous voici dans la difficulté.

Mais si Lobengoula a dans les mains l’avenir de notre mission, le Seigneur a dans les mains le cœur de Lobengoula, et il peut l’incliner comme des courants d’eau et comme il lui plaît. Quoi qu’il arrive, que sa volonté soit faite et que son nom soit glorifié !

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