François Coillard T.2 Missionnaire au Lesotho

XIII
chez lobengoula et chez khama
1877-1878

Prisonniers. — En route. — Pauvres Banyaïs ! — Les gendarmes Matébélés. — Voyage pénible. — Arrivée chez Lobengoula. — Attente. — Déplacement princier. — Entrevue avec Lobengoula. — Nouveaux délais. — Entrevue décisive. — Rencontre des Makololos. — Visites à Hope-Fountain, à Shilo, à Inyuti. — Départ pour Mangouato. — Perdu dans la forêt. — Fatigue. — Arrivée à Mangouato. — M. et Mme Hepburn. — Quel parti prendre ? — La fièvre. — Le départ pour le Zambèze est décidé. — Lettre à M. Casalis.

Dimanche 25 novembre 1877. — C’est hier que nous avons définitivement quitté Nyanikoé. Il paraît que Chapa, le principal des chefs matébélés, maintenant nombreux autour de nous, avait eu vent d’un plan qu’auraient fait les Banyaïs pour nous retenir à main armée. Il me fit dire, vendredi soir, que nous partirions le lendemain de grand matin.

Au point du jour nous étions sur pied ; Chapa envoya des ordres d’une nature telle qu’on n’osa pas me les transmettre mais on les signifia à Asser. Les Banyaïs de tous les environs s’étaient massés sur la montagne ; tous les rochers, tous les points saillants en étaient couverts et littéralement vivants. Plusieurs descendirent sous prétexte de nous dire adieu, mais, en réalité, pour nous obséder de demandes. C’était une nuée d’oiseaux de proie. Nous eûmes bientôt complété nos préparatifs et pris notre déjeuner et nous nous réunîmes une dernière fois pour la prière, avec les Banyaïs qui se trouvaient là. Mais Chapa survint, dispersa tous les Banyaïs et établit un cordon autour de nous. Cela nous fit de la peine. Nous fîmes notre culte tout seuls ; les Banyaïs et les Matébélés nous regardaient à distance en se querellant.

Nous attelâmes silencieusement et je donnai l’ordre du départ. Sur ce, Chapa accourut en colère, saisit les bœufs de devant, menaçant Bushman de sa massue et vociférant : « Arrêtez ! qui a donné le signal du départ ? Qui est maître ici ? » Il ordonna alors à un bataillon de nous devancer, tandis que le gros de la troupe nous escortait. C’est ainsi que nous quittâmes Nyanikoé. Il n’y avait pas à s’y méprendre, nous n’étions plus nos maîtres.

Pauvres Banyaïs ! Je crois qu’ils étaient tristes de nous voir partir, les uns pour une raison, les autres pour une autre. Bien qu’ils ne comprissent pas parfaitement la nature de notre mission, notre présence au pied de leur montagne était pour eux un rempart moral dont ils sentaient la force, sans s’en rendre compte ; plusieurs aussi s’étaient attachés à nous. Jusqu’au dernier moment, pendant que nous contournions la montagne, les uns ou les autres trouvèrent le moyen de nous importuner de leurs demandes. Pauvres gens ! Et pourtant Dieu les aime et Jésus est mort pour eux aussi ! Quand brillera de nouveau la lumière de l’Évangile à Nyanikoé ?

On dit tout haut que les Matébélés vont nous tuer en route. Cela n’a pas empêché un jeune garçon du nom de Ngaka de courir après nous. Il a tout quitté pour nous suivre. Si ce jeune homme se convertit et devient un jour un maître d’école ou un évangéliste, notre séjour à Nyanikoé n’aura pas été vain.

Nos bœufs, hier, ont été onze heures, sans désemparer, sous le joug. Tous ces jours-ci le thermomètre a été à 43 °C. ; hier cela devait être plus, mais nous avons trouvé le thermomètre cassé, c’est un malheur irréparable ! La chaleur et la lumière étaient insupportables. Pas une goutte d’eau pour étancher notre soif. Nous traversions une forêt coupée de ravins sablonneux. Les wagons roulaient difficilement parmi les arbrisseaux qu’Asser et moi étions seuls à déblayer. Une ou deux fois, les Matébélés nous tirèrent de difficulté ; mais, avant que j’y eusse fait attention, ils épuisèrent notre provision d’eau, puis nous abandonnèrent pour courir en chercher. Les chefs seuls restèrent, mais n’approchèrent pas de nos voitures. Nous voyagions avec une difficulté extrême, dans un bois sans route. A chaque ravin, il nous fallait doubler nos attelages, assommer de coups nos pauvres bœufs fatigués et nous égosiller. La soif devenait intolérable. Nous souffrîmes beaucoup. Ce ne fut qu’au coucher du soleil que nous campâmes sur le bord d’un ruisseau où nous trouvâmes quelques trous d’eau. Je ne sais pas ce qui nous attend, mais je me prépare au pire avec ces gens !

Au milieu de difficultés matérielles de tous genres, dans des conditions qui pouvaient justifier toutes les craintes, traités en prisonniers, souffrant de la soif, de la chaleur, de la fièvre, c’est ainsi que Coillard et ses compagnons accomplirent un voyage de trois semaines, pour atteindre le campement du redoutable chef des Matébélés, Lobengoula.

Chapa a fait preuve de condescendance, il a consenti à s’arrêter pour le dimanche (26 novembre). Nous avons eu une journée assez calme, mais un peu morne, car la chaleur était intense et nous étions tous très fatigués.

Chapa et ses co-officiers me reçurent avec amabilité et j’eus avec eux une longue conversation. Mais je les trouvai dans les plus épaisses ténèbres au sujet des choses de Dieu, et fort peu désireux que je rassemblasse leurs gens. Quoi qu’il en soit, je leur lus Matthieu ch. 22 et leur parlai avec aisance.

26 novembre 1877. — « C’est de l’autre côté du Loundé, dans le pays du roi, que nous parlerons affaires. » Ces paroles de Chapa et sa conduite sévère pendant tout le jour ont jeté du malaise parmi nous. On nous mène un peu tambour battant ; nous faisons de longues marches, de courtes haltes, nous vidons nos sacs de farine et nous nous attendons à un pillage. Nous nous soumettrons à tout, pourvu que l’accès auprès du chef ne nous soit pas fermé et que nous ne soyons pas condamnés sans être entendus. Tout le monde est à demi-mort de fatigue.

29 novembre. — Nous voyageons toujours vers l’ouest. C’était hier l’anniversaire de Christina. Pas de présent pour l’occasion, pas même une fleur. Nous sommes prisonniers, et Chapa ne manque pas une seule occasion de nous le faire sentir. J’avais peur que Tiny eût une fête un peu triste. Nos gendarmes matébélés ont l’œil sur nous. Tout leur inspire des soupçons. Quand ils me virent écrire mon journal, ils s’attroupèrent autour de moi : « Qu’est-ce que ce noir que tu mets sur du blanc ? Qu’écris-tu ? Dis-le nous ! criaient-ils tumultueusement, nous voulons tout savoir. » L’autre jour, j’eus envie d’aller me baigner à un ruisseau pendant qu’on levait le camp. Du moment que Chapa et les autres chefs l’apprirent, ils se mirent dans une terrible colère et jurèrent de m’assommer de coups. « Comment ose-t-il se laver quand c’est le roi qui l’appelle ? Ne sait-il pas qu’il faut paraître devant lui tout couvert de poussière et de sueur pour preuve de l’empressement que l’on a mis à lui obéir ? » Tous nos gens tremblaient de peur et ma femme aussi craignait que les Matébélés ne me maltraitassent à mon retour. Ils ne l’osèrent et se contentèrent de nourrir et de montrer leur mauvaise humeur. Même chose pour les fleurs. J’en cueillais ici et là pour Christina. Mais Chapa, qui s’était d’abord contenu, finit par éclater : « Que faites-vous de ces choses ? Sont-elles des spécimens pour vous emparer de notre pays ? » C’est dur de ne pouvoir cueillir une fleur à ses pieds pour un anniversaire de naissance ; c’est à peine si on ose furtivement se les montrer de peur d’être surpris. Chapa est strict. C’est lui qui ordonne le départ et la halte. Je me réserve bien un mot à dire, mais je me cuirasse pour une lutte.

Enfin, on arrive au Loundé, la rivière qui forme la limite du royaume des Matébélés, et où Chapa promettait ou menaçait de traiter d’affaires. Coillard lui donna une couverture de coton qu’il apprécia beaucoup.

Il m’envoya des remerciements par son messager et ainsi la transaction redoutable fut terminée. « Maintenant, dit-il, nous allons droit au chef. » Dieu le veuille !

2 décembre 1877. — Décidément Chapa est devenu mon ami. Ma belle couverture m’a gagné ses bonnes grâces. Il est prévenant, poli — autant du moins qu’un Matébélé peut l’être — et amical.

Rien ne peut donner une idée de la peine que nous eûmes à sortir des montagnes. Nous étions malades de fatigue. En en sortant, un panorama d’un nouveau genre se déroula à nos pieds. Une immense plaine avec quelques touffes d’arbres ici et là, et des collines dans le lointain : c’est le Matébéléland, mélancolique à l’excès.

Des pluies surviennent et les moindres ruisseaux deviennent très difficiles à franchir.

Quels chemins ! Quelles fondrières ! Quelles ornières nous laissons derrière nous ! Le pays semble désert, il a été dévasté par les Matébélés.

6 décembre 1877. — Mon cœur bat d’émotion à la pensée que je vais avoir des nouvelles de Léribé. Je vis plus que jamais avec nos gens, Nathanaël et autres. Voici près de huit mois que nous les avons quittés ! Que s’est-il passé ?

Dimanche 9 décembre. — Nous souffrons au delà de toute expression de la publicité de notre vie. Nous ne sommes jamais seuls, car, soit que le wagon roule, soit surtout qu’il s’arrête, des foules bruyantes de natifs se ruent tout autour de nous et braquent sur nous des yeux qui ne clignent jamais et dont aucun rideau ne peut nous garantir. Nous sommes morts de fatigue, nos esprits sont comme des ressorts forcés ou relâchés.

La pluie nous retient prisonniers dans nos wagons une partie de l’après-midi. Au coucher du soleil, nous nous réunîmes et nous méditâmes 1 Pierre 2.11 : « Je vous exhorte comme des étrangers et des voyageurs. » Asser termina notre réunion par une touchante prière : « O mon Père, disait-il, nous sommes saisis de peur, car nous allons comparaître devant un roi qui répand le sang comme de l’eau ! Qu’allons-nous dire ? car nous sommes dépourvus de sagesse, nous ne sommes que des sots. Et puis, tu sais que nous sommes des poltrons ; nous ne sommes pas dignes de l’honneur de souffrir pour toi, nous sommes de tout petits enfants qui reculons devant la souffrance. Pourtant, c’est toi qui nous as choisis, choses faibles et méprisables ! » Cette prière reflète nos préoccupations.

7 décembre 1877. — « L’Éternel est ma force et mon cantique, il a été mon libérateur. » (Psaumes 118) « L’Éternel est pour moi, de qui aurais-je peur ? » Nous avions besoin de cette parole. J’ai parfois l’esprit harassé d’anxiété, car j’ai peu de foi. Christina et moi avons un lourd fardeau sur le dos. Pourvoir aux besoins journaliers de cette caravane n’est pas peu de chose. Cette provision d’objets que je croyais formidable quand j’ai dû payer les comptes, se fond comme la neige et bientôt aura disparu. Et nous ne sommes pas encore au terme de nos pérégrinations. Dieu veuille que nous ne soyons pas un fardeau trop lourd, pour les églises du Lesotho surtout, qui sont si jeunes en mission.

Nos gens se conduisent en vrais chrétiens. Ce sont eux qui souvent reçoivent les injures qui me sont destinées et ils les taisent. Ils ont beaucoup plus à souffrir que nous. Et pourtant, Asser est toujours plein d’entrain ; son rire puissant et celui de Khosana nous égaient encore. Éléazar est un modèle de bonne volonté. On dirait qu’il n’est jamais fatigué ; il est toujours prêt à rendre n’importe quel service, quand les autres se reposent. Nos infortunes nous unissent singulièrement. Nous ne savons pas ce qui nous attend chez Lobengoula, aussi nos réunions de prière ont-elles un cachet tout particulier d’ardeur et de sérieux.

A mesure que nous avançons, nous sommes effrayés de l’effronterie et de l’impudence des gens, des Magolos entre autres, esclaves des Matébélés ; c’est quelque chose qui dépasse toute conception. La persistance avec laquelle ils vous tourmentent tend la patience à l’excès ; vous finissez ou bien par faire chasser cette troupe de mendiants et de vampires, ou bien par vous croire véritablement durs et avares. Et l’on dit que, là où nous allons, c’est pire encore. Que Dieu m’aide !

Jeudi 13 décembre 1877. — Jamais les fleurs n’ont été aussi belles que depuis qu’on nous défend de les cueillir. Les doigts me démangent. Quoi de plus naturel que de les admirer et de les porter au wagon à ma femme ? Mais il faut gaiement renoncer à ce plaisir et se contenter de se les montrer de loin.

14 décembre. — Nous avons continué notre pénible voyage malgré l’extrême chaleur. Ma pauvre Christina est brisée de fatigue ; ce n’est guère que le dimanche qu’elle peut avoir une nuit complète, car, chaque matin, il faut se lever avant le jour, mettre le wagon en ordre et rouler. Elle a beau se sentir brisée et accablée de sommeil et se plaindre d’un violent mal de tête, il faut rouler. Si seulement, le jour, quelques moments de solitude et de repos pouvaient lui être assurés ! Ajoutez à cela l’anxiété qui nous est commune, c’est trop pour elle ! Peu de dames missionnaires en Afrique ont eu la vie aussi dure ; mais, comme nous nous disons : « C’est pour le Seigneur, » il suffit.

On nous surveille de près et on commente tout ce que nous faisons et disons. Ainsi Tiny, qui contemplait ce soir les formes variées des nuages, reçut une admonestation à laquelle elle ne s’attendait pas. « Pourquoi regarde-t-elle si fixement ces nuages ? cria Chapa, veut-elle arrêter la pluie et l’empêcher de tomber ? »

Campement de Lobengoula, samedi 15 décembre 1877. — « Ne crains point car je t’ai appelé par ton nom ; tu es à moi. » Telle est la portion de manne quotidienne que nous avons recueillie ce matin et qui « nous a fortifiés de force en nos âmes ». Cette journée est une date importante dans notre expédition. Voilà trois longues semaines, jour pour jour, que nous avons quitté Nyanikoé et que nous voyageons péniblement, conduits par nos sbires. Il y aura demain, jour pour jour, huit mois que nous avons quitté Léribé, huit longs mois. Qui nous eût dit, il y a huit mois, qu’aujourd’hui, à pareille date, nous serions prisonniers du roi des Matébélés, et que notre mission des Banyaïs recevrait un échec bien plus sérieux encore que celui de l’an passé ? La prison et le véto de Lobengoula sont bien autre chose que le cachot de Prétoria et l’arrogante opposition des Burghers, Swaart et Cie. Mais voilà, le Maître peut triompher des uns comme des autres. Confiance donc et courage !

Ce matin, au point du jour, je réveillai Aaron et nous allâmes au ruisseau voisin prendre un bain. Asser et André nous suivirent bientôt. Puis nous eûmes là ensemble un doux moment de prière. Cela me fit du bien, je revins au wagon retrempé et puissamment fortifié. La tristesse avait logé le soir avec moi, au matin j’avais retrouvé le chant de triomphe. Le Seigneur savait que j’avais besoin d’une grâce spéciale, car la journée a été pour moi des plus orageuses. Plus d’une fois je me suis senti aller à la dérive. Hélas ! Satan sait bien quand nous avons le plus besoin de paix ; c’est alors aussi qu’il fait le plus d’efforts pour nous en priver.

Nous rencontrâmes les messagers qui avaient été envoyés la veille pour nous annoncer au roi. Celui-ci était extrêmement satisfait de la manière expéditive dont Chapa nous a fait voyager, et nous mandait sans délai à sa résidence champêtre, Nganwéni.

On me souffle à l’oreille que nous avons passé non loin d’Inyati et tout près de Hope-Fountain, les deux stations missionnaires du pays des Matébélésa ; mais Chapa a pris toutes ses mesures pour que nous n’ayons aucune communication avec MM. Sykes et Helm. Est-ce la raison pour laquelle il nous a fait gravir une chaîne de collines pierreuses ? Elles étaient si escarpées, jonchées d’une telle profusion de blocs de quartz et de pierres ferrugineuses que nous les gravîmes avec la plus grande difficulté et descendîmes non sans danger. Les chariots sautaient de pierre en pierre comme sur les marches d’un escalier rapide, tous les joints criaient à se disloquer. Nous en voulions à Chapa que notre détresse amusait beaucoup. Pourquoi n’avoir pas contourné ces collines, eussions-nous dû marcher un jour de plus ? Une compensation, c’est la belle vue qui se déroulait devant nous et que nous nous arrêtions de temps en temps pour contempler. Devant nous le pays était une plaine immense couverte d’un sombre manteau de forêts. Mais, du moment que nous fûmes descendus, cette plaine se transforma en un pays ondulé et accidenté. Nous traversions des vallons bien arrosés ; les pentes des coteaux étaient recouvertes d’un riche tapis de verdure tout émaillé de fleurs blanches comme des flocons de neige. Parmi les fourrés de mimosas où nous cheminions, on aurait en vain cherché les beaux arbres et les feuillages aux teintes si riches et si variées de Nyanikoé ; mais, grâce à des pluies récentes, il y avait partout une fraîcheur qui nous faisait revivre.

a – Stations de la Société des Missions de Londres.

Nous tombâmes bientôt dans un chemin tracé. Une exclamation de surprise et de soulagement s’échappa de toutes les bouches. Nous n’avions pas vu une ornière depuis que nous avions passé le Limpopo. Mais, peut-on le croire ? Nos bœufs voulaient constamment quitter ce chemin pour aller à travers champs.

Enfin, vers 2 heures de l’après-midi, nous gravissions un monticule. Devant nous, à une petite distance, voilà des wagons, quelques huttes, des enclos d’épines : c’est le campement du roi. Nous sommes tous devenus silencieux, chacun est livré à ses réflexions et à ses émotions. Des messagers ont été annoncer notre arrivée et nous ont ordonné de nous arrêter où nous sommes et d’attendre le bon plaisir du roi. Ce temps d’attente nous paraît long. Chapa fait la police autour de nos wagons.

Coillard a raconté les incidents de cette arrivée.

Pas de signe de vie de la part du roi. Mais la parole de ce matin fortifie. Il règne, Lui. C’est Lui qui a dit à la mer : « Tu viendras jusqu’ici et là s’arrêtera la fureur de tes vagues. »

Dimanche 16 décembre 1877. — Nous avons médité, ce matin, sur Marc.6.45, et Matthieu ch. 14, même sujet. N’est-ce pas frappant que Jésus nourrisse ceux qui l’ont suivi, la plupart par curiosité, d’autres pour épier ses discours, qu’il envoie ses disciples, tout seuls et à la nuit, voguer sur les eaux et qu’il les y laisse jusqu’au matin exposés à une affreuse tempête. Et où est Jésus tout ce temps ? Sur la montagne, priant. Puis, au moment du plus grand danger, il est là, marchant sur les eaux. « Ne craignez pas, c’est moi, » et incontinent la tempête s’apaise. L’application de cet incident de la vie des apôtres à nos circonstances est frappante d’à-propos et riche en consolations.

Je me promenais dans l’après-midi, tout seul, me demandant quand il plairait à Sa Majesté de nous accorder une audience ou tout au moins de nous envoyer un messager. Asser parut près de moi, tout essoufflé : « Monsieur, Monsieur, un messager du chef est venu t’appeler. » — « Bien. Je rebrousse chemin. » — « Le roi te demande, me dit le messager. » Accompagné d’Asser, suivi de mes hommes et de Chapa qui ne me quitte pas plus que mon ombre, je suivis le messager : « Hâtez-vous donc, courez donc, criait Chapa derrière moi à chaque instant. Qu’est-ce que cela veut dire que le roi vous appelle et que vous marchiez ainsi à votre aise ? Courez donc ! » A son grand dépit, je ne pressai pas le pas. Et pourtant j’avais une forte émotion.

L’entrevue se passa bien ; cette visite « n’avait pour but que de briser la glace ». Le 17 décembre, Coillard se rend avec Mme Coillard chez le roi.

La visite au chef nous laissa sous de bonnes impressions, mais ce n’est pas là-dessus que se fonde notre espoir pour le succès de notre mission. Nous regardons plus haut ; autrement nous serions comme Pierre marchant sur les eaux et enfonçant, parce qu’au lieu de regarder à Jésus il regardait à la fureur des vagues.

De bons rapports s’établirent entre Coillard et le roi, mais celui-ci atermoie et ne veut pas parler d’affaires, c’est-à-dire de l’établissement chez les Banyaïs, sans que M. Sykes, le missionnaire d’Inyati, soit présent.

19 décembre 1877. — Reçu la visite de M. et Mme Helm, missionnaires de Hope-Fountain, et de leurs enfants venus en wagon ; nous avons passé quelques heures agréables avec eux.

21 décembre. — Pluie ! pluie ! boue jusqu’aux chevilles. Et, pour comble, nous avons campé dans une terre glaise, remplie de trous qui sont maintenant des étangs. On ne peut pas bouger.

22 décembre. — Nous avons dû changer notre campement et l’établir sur un plateau plus élevé. Ce matin, le roi est venu nous voir et a déjeuné avec nous. Il ne paraît pas disposé à nous accorder facilement la permission d’aller chez les Banyaïs.

24 décembre. — On se sent le cœur navré en pensant que l’Évangile a été prêché pendant près de vingt ans dans ce pays et qu’il n’y a pas encore une seule âme convertie, pas une seule ! C’est un fait unique dans l’histoire des missions. Est-ce que l’Évangile qu’on a prêché dans ce pays n’est donc pas la puissance de Dieu en salut à tout croyant ? Comment expliquer ce phénomène ? J’ai invité les traders (marchands), qui sont nombreux ici, à un service anglais ; aucun n’est venu. « Ces blancs sont-ils meilleurs que nous ? » me demandait Lobengoula.

Dimanche 30 décembre. — Nous sommes toujours au même endroit, Nganwéni, mais on s’attend à ce que le roi parte d’un moment à l’autre. Pour sauvegarder sa dignité, il n’avertit personne. Il attelle, part, et tout le monde s’émoustille pour suivre son cortège. Il est venu plusieurs fois nous faire visite et s’est toujours montré très aimable. Quelquefois nous avons effleuré les affaires et il m’a laissé une bonne impression ; mais je me défie même d’une bonne Impression, souvent ce n’est qu’un mirage. M. Sykes, sa femme et son plus jeune fils sont arrivés ici jeudi soir. Un dimanche chez les Matébélés, c’est un dimanche dans une des principales forteresses de Satan.

Boulawayo, 1er janvier 1878. — Au seuil d’une nouvelle année ! Quel horizon, quels mystères devant nous ! quelles ténèbres ! Où serons-nous à la fin de l’année, ici ou au ciel ? Et notre expédition ? et notre mission ?

Le lundi 31 décembre, au milieu du jour, le chef quitta Nganwéni, et aurait parfaitement pu arriver à Boulawayo ; mais il s’arrêta vis-à-vis, sur un coteau légèrement boise, où nous passâmes la nuit. A part les dix-neuf wagons qui formaient son cortège, nous compris, il n’y avait rien de bien imposant dans le déménagement de la cour. Le chef occupait une wagonnette traînée par quatre beaux chevaux et conduite par un blanc. Le soir, à notre invitation, les Sykes vinrent « chez nous » et nous eûmes une réunion de prière dont le souvenir me sera longtemps doux. Je demandai ensuite à M. Sykes de me donner un texte : « You shall reap if you faint not ! » et il me dit des choses admirables sur ce sujet, avec une fraîcheur et une chaleur de cœur qu’il nous communiquait sans peine.

Ce matin, le soleil s’est levé radieux dans un ciel pur. De grand matin, un bataillon et quantité de femmes sont venus chercher le roi. Nous partîmes au milieu du jour. Le dîner était sur le feu ; bon gré, mal gré, il fallut l’ôter et suivre Sa Majesté noire. Au bout d’un moment nous arrivâmes sur un misérable coteau dépouillé de tout vestige de végétation et qu’on a appelé Boulawayo.

Boulawayo, 4 janvier 1878. — Nous sommes toujours dans un état d’incertitude des plus pénibles. Sa Majesté a du temps pour tout, excepté pour nos affaires.

Le roi était si aimable avec Coillard que les chefs appelaient celui-ci l’« ami du roi » :

Mais il ne m’a pas dit encore ce qu’il va faire de nous. M. Sykes et beaucoup de gens qui le connaissent disent que tout cela n’est que pour dorer la pilule, qu’il ne nous laissera jamais aller chez les Machonas et qu’il veut nous congédier avec égards et politesse. Je suis étonné des ménagements dont M. Sykes use avec lui. Ce n’est qu’à grand’peine qu’il a obtenu qu’il fixât un jour pour nos affaires. Il a fixé le lundi 7 janvier. Mon cœur en bat d’émotion. On me répète tellement, et sur tous les tons, qu’il est certain qu’il nous refusera l’entrée du pays des Machonas, que, tout en reconnaissant que le Seigneur peut éprouver notre foi, je ne pus, l’autre jour, m’empêcher de dire à M. Sykes : « Vous avez raison, ce sont là des vagues et elles sont furieuses, et, si nous n’arrêtons les yeux que sur elles, plus d’espoir. Mais regardons à Jésus ! La gloire du nom de Dieu est compromise. Et que diraient les païens ? Et que sont devenues toutes les prières qui ont assiégé et qui assiègent encore le Trône de grâce ? Non, quelles que soient les prévisions des hommes, le Seigneur nous ouvrira une porte, peut-être pas précisément celle que nous avions choisie, mais une porte, et personne ne la fermera.

Dimanche 6 janvier 1878. — Nous sommes revenus hier à Nganwéni, là où nous avions trouvé le chef tout d’abord, et avons planté nos tentes près des traces que nous avions laissées la semaine dernière. M. Sykes et moi étions les seuls à accompagner Lobengoula.

Sur la demande de M. Sykes, le roi envoya une vingtaine d’hommes écouter sa prédication. Ce frère fit une bonne méditation sur : « Voici l’Agneau de Dieu qui ôte le péché du monde. » Un peu plus tard j’allai voir le roi ; bientôt arrivèrent les deux indunas (grands) qui avaient rassemblé les gens pour le service. Ils étaient disposés à tourner en ridicule ce qu’ils avaient vu et, quant à ce qu’ils avaient entendu, ils déclarèrent ne rien avoir entendu. « Le roi a de pauvres oreilles ! » remarquai-je. Cela les piqua et les mit en train. Après avoir répété certains lieux communs, ils en vinrent à ce qui paraît avoir fait le plus d’impression sur leurs esprits, les sacrifices sanglants de certains païens, mais qu’eux mêlaient avec celui de Jésus-Christ. Cela me donna l’occasion de mettre la chose dans son vrai jour et d’expliquer comment le sang de Jésus-Christ nous sauve de tout péché. Je bénis Dieu d’avoir eu l’occasion de prêcher l’Évangile devant ce roi.

9 janvier. — Sa Majesté avait fixé lundi dernier pour les affaires ; mais lundi se passa sans qu’il fit mine de s’en souvenir. La journée nous parut terriblement longue. Hier matin, cependant, au moment où nous allions faire le culte, M. Sykes arriva tout essoufflé : « Arrêtez ! un mot d’abord ; faites faire le culte par quelqu’un ; le chef vous appelle ! » « Raison de plus, dis-je, pour que nous priions ensemble. » La prière faite, nous nous rendîmes en toute hâte chez le chef. Il était dans la cour. Sans cérémonie et d’un ton bref : « Allez au wagon, dit-il, je vous suis. »

L’entrevue eut lieu ; Coillard fit l’historique de l’expédition chez les Banyaïs et, après un long et difficile entretien, Lobengoula conclut :

« Vous vous êtes consultés avec des hommes, vous, mais moi je suis seul ici. Je ne vous ai pas encore donné ma réponse. Je réunirai mes indunas, nous traiterons la question et je te donnerai alors une réponse définitive. » Ce fut tout. Notre impression à tous est la même : il veut simplement couvrir son refus du nom de ses indunas. Lui, personnellement, nous est favorable, et il lui en coûte de donner un refus. Il lui a fallu presque tout un mois pour s’y décider. Ce sont ces mêmes indunas, auxquels il veut en appeler, qui s’opposent ouvertement à ce que nous allions chez les Banyaïs : « Où donc pourrions-nous aller marauder ? » disent-ils. Une vague de découragement s’est abattue sur notre campement et a tout envahi. J’ai pu, tout seul, lutter en me cramponnant au Rocher des siècles. Si la raison ne voit partout qu’impossibilités, n’est-ce pas alors que la foi, levant la tête, s’écrie : « Quoi qu’il en soit… » Oui, quoi qu’il en soit, mon âme se repose sur Dieu.

Les Sykes se hâtèrent de partir pour Hope-Fountain et Inyati. Après avoir déballé le wagon pour faire la chasse à un rat — la peste du pays — nous nous mîmes à notre correspondance. Mais la tristesse m’avait gagné à mon tour. Mon esprit ne pouvait se dégager du brouillard.

Dimanche 13 janvier 1878. — Les émotions par lesquelles nous passons ces temps-ci sont bien les rafales, les averses et les vagues furieuses de la mer pendant la tempête. Un moment, nous avons l’espoir en poupe, l’instant d’après nous sombrons. Quelle sera la fin de tout cela ? « Remets ta voie sur l’Éternel et le confie en lui, et il agira… Demeure tranquille, te confiant en l’Éternel et l’attends ! » (Psaumes 37)

Lobengoula atermoie de nouveau, renvoie la tractation de son affaire avec Coillard après les grandes fêtes nationales. D’autre part, l’inaction, les souffrances, les privations aigrissent les esprits des membres de l’expédition ; la critique s’éveille chez les Bassoutos et il passe sur eux comme un vent d’insubordination. Coillard, pour tuer le temps, se rend à Hope-Fountain, chez les missionnaires Helm (19 janvier au 12 février).

23 janvier 1878. — Hope-Fountain est le Morija de la mission du pays des Matébélés, l’expression de la foi, de la confiance dans la puissance de l’Évangile et dans les promesses du Seigneur. Mais cette foi n’a pas encore obtenu sa récompense ; elle attend encore et cette station est encore la Fontaine de l’Espérance et de l’attente patiente.

Il pleut tant, il y a tellement de boue tout autour de nos voitures et même dans les tentes, que ce sera un miracle de la bonté de Dieu si nous nous échappons de cet endroit sans que personne ne tombe malade.

31 janvier. — Toujours à Hope-Fountain. Toujours de la pluie, de la boue, de la pluie et de la boue. On ne sait que faire ni où aller pour avoir les pieds au sec.

9 février. — Il a plu sans cesser, je puis dire jour et nuit. Les jours passent lourdement et avec une monotonie qui finirait par devenir insupportable.

11 février. — Quelles pluies ! Nous ne savons plus que faire de nous-mêmes. Si seulement nous n’avions pas devant nous une maison qui nous rappelle la nôtre ! Nous soupirons après plus de spiritualité.

Le chef, paraît-il, a tué quinze personnes depuis les dernières danses. Quelle chose horrible ! Les prétendus docteurs ou devins, qui poussent ce roi sanguinaire à tous les crimes, sont des Matsitsis, originaires du Lesotho et qui viennent maintenant de la Colonie. Ce sont des gens civilisés, ils s’habillent à l’européenne, ont des wagons et quantité de bétail ; ils font du beurre, qu’ils vendent 2 ou 3 schellings la livre. Qu’on me dise, après cela, qu’il faut civiliser tout d’abord les natifs et puis les christianiser !

Jamais, depuis dix mois que nous sommes en voyage, nous n’avons fait de si dures expériences. Nous nous sentons parfaitement étrangers ; un sentiment de tristesse indicible a saisi nos âmes. Christina n’en dort plus et elle est prête, à chaque instant, à éclater en sanglots. Moi-même j’ai le cœur si gros, si plein, qu’il me semble qu’un tel fardeau doit m’étouffer. Jamais, dans tous nos voyages, nous ne nous sommes sentis à une telle distance ! … Mais non, il ne faut pas donner cours à toutes ces pensées orageuses. La discipline est salutaire à l’âme. Saint Paul avait appris une grande et difficile leçon quand il disait : « J’ai appris à être content de l’état où je me trouve, je sais être abaissé. Je puis tout par Christ qui me fortifie. » O mon Dieu, enseigne-moi aussi cette divine leçon, à ton école ! Préserve-moi de l’amertume, de l’aigreur, de l’indifférence, de l’incrédulité.

M. et Mme Sykes viennent aussi à Hope-Fountain, et, avec eux, M. et Mme Coillard retournent auprès de Lobengoula, car celui-ci, ne voulant rien décider au sujet de Coillard sans M. Sykes, l’avait envoyé chercher.

Nganwéni ou Mayoé Matlopé, 14 février. — Les Pierres Blanches ! L’endroit tire ce nom du quartz qui jonche les coteaux voisins et brille au soleil. C’est ici que nous avons trouvé le roi en arrivant. Les accidents de terrain, légèrement boisés, plaisent à l’œil. Au delà s’étend, à perte de vue, la plaine. « Quel beau coup d’œil ! » disait quelqu’un. Vraiment, il me met la mélancolie dans l’âme ; il me rappelle Motito. Le désert est trop vaste pour moi, je suis si petit que je m’y sens perdu et mort au reste du monde.

M. Sykes, que nous avons poussé à aller voir Lobengoula, rapporte qu’il n’y a encore aucune apparence qu’il traite nos affaires, car le chef qui a charge de nous, Molitsané, est dangereusement malade, et on ne peut rien faire sans lui ! Ainsi donc, nous voici encore à l’école de l’attente, où nous avons à apprendre une leçon de patience. Nous en sommes arrivés au point où un refus définitif ne nous semblerait pas une calamité irréparable. Nous nous dirions alors que le Seigneur nous ouvrira un autre chemin et nous éclairera.

En attendant, je prends tous les renseignements que je puis sur le pays. Quelques-uns des traders nous pressent beaucoup de porter nos regards au delà du Zambèze, chez les Barotsis. Un trader établi à Pandamatenga, et qui a une succursale à Séchéké sur les rives du Zambèze, est attendu de jour en jour. Son nom est Westbeech. Il est établi dans ces parages depuis quelques années avec sa femme. Je dois, jusqu’à ce que je l’aie vu, suspendre mon jugement. Lobengoula, lui, me conseillait d’aller chez Mozilab. Sur Mozila et son pays je n’apprends rien de nouveau. Mais, si le chemin nous était ouvert de ce côté-là, ce serait, je crois, une grande satisfaction d’avoir un champ de travail dans ces contrées jusqu’à la mer. Mais le Seigneur, qui est toujours fidèle, saura éclairer notre sentier. « La lumière est semée pour le juste. » Les pas de l’homme qu’il a béni sont dirigés par l’Éternel.

b – Chef indépendant, dont le territoire est à l’est de celui des Matébélés, au delà de la rivière Sabi. Ce chef était fort hostile aux blancs.

16 février 1878. — Dix mois ! Oui, dix longs mois que nous avons quitté Léribé ! Cher Léribé ! Cher Lesotho ! Seconde patrie ! Et cependant la mission chez les Banyaïs n’est pas plus avancée, en apparence du moins, maintenant qu’alors. Le roi ne nous a pas encore donné son audience officielle ou sa réponse définitive ; il ne semble pas qu’il le fasse de sitôt et personne ne peut plonger dans les secrets de son cœur ; inutile de se perdre en conjectures sur ses intentions. Plus je me sonde, plus je me sens disposé à la soumission. Ma prière sincère est celle du psalmiste : « Enseigne-moi à faire ta volonté ! » et celle de mon Sauveur lui-même : « Que ta volonté soit faite et non la mienne. »

Une longue conversation familière que je viens d’avoir, après la prière, avec nos gens, m’a confirmé dans la conviction qu’ils sont aussi dans les mêmes dispositions. « Le plus grand malheur qu’il put nous arriver, disait l’un d’eux, ce serait de retourner au Lesotho. » Le pays de Mozila et les parages du Zambèze sont les seules alternatives que nous puissions entrevoir et certainement nous sommes prêts à aller d’un côté ou de l’autre.

Comme nous pensons au Lesotho ! Comme je pense à nos gens de Léribé ! Je suppose que l’on prie là pour nous avec ferveur. Nous soupirons après des nouvelles ; la poste serait arrivée aujourd’hui, n’eussent été les pluies torrentielles. Maintenant, qui peut dire quand elle arrivera ?

19 février. — « Waiting on the Lord ! » Maintenant, comme le remarquait Christina hier : « We are waiting on the king. » Quelle leçon, mais aussi quel succès, une fois bien apprise ! Se tenir bien tranquille et attendre ! On aimerait travailler, suer, avoir à peine le temps de respirer, car alors on se sent quelque chose ; on se sent du moins utile, sinon nécessaire ; on oublie sa propre position devant Dieu. Mais sentir qu’on n’est rien, qu’on ne peut absolument rien, que le Maître vous a mis de côté, comme Paul dans la prison de Césarée, pour deux ans : oh ! c’est plus dur à la chair qu’on ne le pense. Je ne sais pas si des caractères bouillants et actifs n’aimeraient pas mieux souffrir que d’être condamnés à l’inaction, à l’attente. Il faut que la patience ait une œuvre parfaite.

22 février. — Sûrement l’on prie pour nous ! L’esprit qui s’est fait jour parmi nos gens m’a épouvanté. Aaron, l’autre jour, a refusé de paître les ânes, mais d’une manière qui me faisait craindre qu’il ne se fût fait le champion des autres. La chose était très grave à mon point de vue. Je demandai au Seigneur de la sagesse. Je criai à lui pour qu’il sauve cette expédition d’un naufrage. Nos réunions prirent un caractère des plus solennels et l’orage est passé. Nous sentons nous-mêmes le besoin de la prière, d’une communion plus intime, plus constante avec le Sauveur. Nous n’avons que peu de moments ensemble ; mais, comme le temps continue à être beau, nous faisons une petite promenade solitaire avec Christina et revenons fortifiés. Nous soupirons après plus de zèle et d’amour.

Ces jours-ci, nous avons vu plusieurs traders dont quelques-uns nous témoignent de l’intérêt et des égards. Dans nos conversations avec eux, nous essayons d’être fidèles. Mais que c’est difficile ! Leurs préjugés contre l’œuvre des missions sont des plus tenaces. Ils ne s’aperçoivent pas qu’eux, avec leur vie impie et immorale — pour la plupart du moins et de leur propre aveu — sont un des obstacles les plus formidables à l’œuvre de l’évangélisation. M. Helm a essayé de leur prêcher, puis a fini par y renoncer, faute d’auditeurs. C’est à briser le cœur. L’œuvre des missions est nulle ici. Voici deux missionnaires, cinq catéchistes et leurs familles ici depuis quinze jours, et cependant aucune réunion ou tentative d’école, pas même — excepté entre les membres de notre expédition — une réunion de prière, rien. On ne vit pas, on végète à peine, on meurt.

25 février 1878. — Les jours s’écoulent avec une monotonie pénible et, étant toujours comme un oiseau sur la branche, ne sachant pas si, dès demain matin, le chef n’aura pas la fantaisie de lever le camp et de nous traîner plus loin, il nous est impossible de nous livrer à nos occupations avec une parfaite tranquillité d’esprit et une régularité rigoureuse.

Coillard et tout son entourage sont en butte aux vexations, aux grossièretés, aux insolences, aux provocations journalières du Mbizo, la garde royale, formée de jeunes gens auxquels tout semble permis et qui mettent parfois l’expédition en danger ; ils vont jusqu’à accuser Coillard de sorcellerie.

Jusqu’à présent les blancs ont toujours été à l’abri des soupçons de sorcellerie. Mais qui sait ? La vie de l’un d’eux, dans la balance de Lobengoula et de ses gens, ne pèserait pas plus que le petit bout de papier, couvert d’écriture, qui a été à l’origine de tout ce bruit.

Le 1er mars est une date pour nous. Nous attendions le bon plaisir du roi ; les jours s’écoulaient assez lourdement et avec monotonie. Nos amis Sykes commençaient à perdre patience et parlaient d’atteler leur voiture et de se mettre en route pour Inyati. Le chef les retint en leur promettant de s’informer de l’état de Molitsané. Il tint parole et, pour toute réponse, Molitsané, le principal ministre ou le maire du palais, arriva à cheval, accompagné de quelques hommes. Il fallut tout un jour pour que ces diplomates fissent leur plan.

Enfin, le 1er mars 1878, au matin, Molitsané, accompagné d’une vingtaine d’hommes, arriva au campement de Coillard.

Molitsané est l’ennemi juré des blancs, quels qu’ils soient. Il est loin d’être l’ami des missionnaires, au dire de ceux qui le connaissent. On considérait comme une calamité que le roi en eût appelé à ce sire-là et à ses autres indunas. Le seul rayon d’espoir était dans le délai qu’on nous faisait subir. Tout le monde croyait que le chef nous était favorable. Dernièrement, depuis notre retour de Hope-Fountain, le chef s’est montré avec nous d’une réserve qui nous a tout à la fois étonnés et peinés et qui me paraissait d’assez mauvais augure. Aussi, quand je vis Molitsané et sa suite devant moi, je tressaillis et élevai mon âme secrètement à Dieu.

Coillard a raconté cette entrevue avec les grands, suivie d’une entrevue avec Lobengoula. En vain, il essaya d’expliquer ses intentions, de se justifier, lui et ses Bassoutos contre lesquels très spécialement se portait l’opposition. La lutte dura toute la journée ; le résultat en fut l’ordre donné à Coillard et à ses compagnons de quitter le pays et l’interdiction d’y établir, n’importe où, une mission.

Les gens étaient des tigres déchaînés ; ils vociféraient tous à la fois, écumaient de rage, faisaient les gestes les plus menaçants et nous sommaient de déguerpir au plus tôt. M. Sykes en eut sa part. Je me tus. Je les laissai assouvir leur colère et épuiser leurs injures, les regardant tranquillement en face. Puis, comme le soleil se couchait, ils partirent l’un après l’autre en saluant leur chef. Nous nous levâmes aussi, nous saluâmes et partîmes. Nous nous croyions sous l’influence d’un horrible cauchemar. Notre repas nous attendait depuis midi, mais impossible de manger. A la réunion de prière nous ne pûmes pas chanter, à peine parler, les larmes seules eussent soulagé nos cœurs.

2 mars 1878. — Les Sykes nous ont quittés ce matin. Leur départ me laisse en présence de toute l’horreur de notre position. Nous eûmes une réunion avec nos gens, une conférence plutôt, pour savoir ce que nous avons à faire. La seule alternative qui nous reste, autant que j’en puis maintenant juger, c’est ou de retourner au Lesotho, ou de traverser le Zambèze et d’aller frapper à la porte de la nation des Barotsis.

Nos pauvres gens sont encore abasourdis et ne font pas profession de beaucoup de courage et d’enthousiasme. Est-ce étonnant ? Ils disent que nous devons d’abord demander l’avis des églises. Bien. En tous cas, nous devons quitter ce pays sans délai, aller jusqu’à Mangouatoc — un voyage d’un mois — et là faire nos plans.

c – Ou Chochong, capitale du royaume de Khama, chef chrétien de la tribu des Bamangouatos.

Après avoir beaucoup causé dans la nuit et prié, Christina et moi sommes prêts à tout et tournerons nos regards vers le Zambèze plus volontiers que vers le Lesotho, dussions-nous mourir à la tâche ou être abandonnés de nos compagnons de route. Notre ardent désir, j’allais dire notre détermination, c’est d’ouvrir un nouveau champ de travail.

Des Makololos réfugiés ici sont venus nous voir ; ils ont découvert des liens de parenté entre eux, André et des gens de mon troupeau de Léribé. Tout ce qu’ils nous disent sur leur pays nous donne à penser. Ils parlent un sessouto très pur, ont la physionomie et les manières des Bassoutos. Cela m’a causé une grande émotion de les voir.

Dimanche 3 mars. — « C’est moi, c’est moi qui vous console ! Qui es-tu que tu aies peur de l’homme mortel qui mourra et du fils de l’homme qui deviendra comme du foin ? As-tu oublié l’Éternel qui t’a formé, qui a étendu les cieux ? … Je t’ai couvert de l’ombre de ma main. » (Ésaïe 51.12-16) Donc il suffit : « Retourne en ton repos, mon âme, car l’Éternel t’a fait du bien. » C’est là une de ces grâces qui, comme la manne au désert, se renouvellent chaque matin. Nous nous sommes, comme de coutume, réveillés au milieu de la nuit, la tête lourde et le cœur gros. Ces paroles ont été une douce rosée, un baume bienfaisant. Nous nous sommes préparés avec autant d’entrain que possible. Le temps était en harmonie avec nos sentiments. Journée de brouillard et de pluie.

Le 4 mars, Coillard alla annoncer au roi son intention de partir :

Je lui parlai en sétébélé avec une facilité qui me surprit ; je lui parlai avec respect, mais avec fermeté. Il n’était pas à son aise, tant s’en fallait. Mais cette conversation n’eut aucun résultat pratique, si ce n’est peut-être de frapper un peu à la porte de sa conscience cautérisée par les flatteries et l’habitude de la cruauté.

Le lendemain, Coillard écrit au Comité de Paris :

« Maintenant, nous demanderez-vous ce que nous allons faire ? La première chose pour nous, c’est de ne pas perdre courage. Et pourquoi perdrions-nous courage ? Il n’y a rien d’extraordinaire dans nos circonstances ; Jésus et ses apôtres ont passé par là, leurs traces ensanglantées le témoignent. Les voies du Seigneur ne sont pas les nôtres et ses pensées ne sont pas nos pensées. L’oublierions-nous ? Nous parlions des Banyaïs, et nous en chérissions déjà le nom. Mais qui sait si le Seigneur n’a pas d’autres vues que les nôtres, d’autres peuples à nous donner à évangéliser ?

Il nous est impossible à présent de penser même à aller frapper à la porte de Mozila, cet autre Mossélékatsi, la terreur des peuplades d’au delà du Sabi jusqu’à Sofala.

Autant que nous en pouvons maintenant juger, il ne nous reste que deux alternatives, ou bien retourner au Lesotho, ou chercher d’autres parages. Retourner au Lesotho ! Cette pensée seule nous semblerait une tentation de l’ennemi et une trahison. Notre campement n’est pas précisément joyeux, ces jours-ci, et personne ne songe à faire parade de courage. Mais je ne doute pas que, quand nos compagnons de voyage seront revenus de ce coup terrible, l’entrain, le courage et même l’enthousiasme renaîtront dans leurs cœurs. Leurs lettres aux églises du Lesotho en font foi. Ils sentent, comme nous, que retourner au Lesotho, dans les circonstances actuelles, serait désastreux pour la cause de la mission. Que les églises du Lesotho, loin de céder au découragement, soient à la hauteur des circonstances ! Je suis plein de confiance et j’ai bon espoir.

Dans mes rapports avec les marchands et les chasseurs que j’ai rencontrés ici, je me suis toujours proposé d’obtenir d’eux tous les renseignements possibles qui pourraient nous guider dans nos mouvements ou nous être de quelque utilité dans nos plans. Le Seigneur a voulu que nous nous rencontrassions aussi avec des réfugiés Makololos. Tout ce que j’ai pu recueillir de ces différentes sources dirige irrésistiblement nos pensées du côté du pays des Barotsis au delà du Zambèze, à une assez grande distance au-dessus des cataractes Victoria. Il paraîtrait que ces populations, autrefois soumises aux Makololos, sont très nombreuses et se rattachent à la grande famille des Makhalakas ou Banyaïs. La langue des Makololos, le sessouto, a fait, m’assure-t-on, son chemin parmi eux. Je ne sais pas si le fait que nos évangélistes sont des Bassoutos, les Makololos de ces pays, serait précisément une recommandation chez leurs ennemis d’autrefois, les Barotsis, c’est douteux. La connaissance du sessouto serait, à coup sûr, un immense avantage et faciliterait bien nos rapports avec les natifs de ces quartiers-là.

Il ne faut pas se le dissimuler, nous envisageons une entreprise gigantesque et nous devons la peser sérieusement devant Dieu ; il y a une foule de questions et de détails qui s’y rattachent et qui demandent le calme de la réflexion. Il faut bien se le dire, au bout de ce long et périlleux voyage que nous aurons à entreprendre, c’est l’incertain et l’inconnu qui nous attendent. Mais sûrement nous aussi avons notre part de la promesse : « La lumière est semée pour le juste et la joie pour ceux qui sont droits de cœur. » Pour nous, nous avons à cœur l’extension du royaume de notre Sauveur et nous comptons nos vies pour peu de chose. Et nous sommes sûrs que nos frères du Lesotho, vous, Messieurs du Comité, et les amis qui nous soutiennent, vous n’êtes tous qu’un avec nous dans cette grande œuvre.

Pour le moment, ce qui nous reste à faire, c’est de quitter le pays des Matébélés et de nous rendre à Chochong (Mangouato) : un mois de chemin, hélas ! vers le Lesotho. Là, nous mûrirons nos plans et attendrons les conseils et les directions qui nous viendront du Lesotho. Nos évangélistes et tous les membres de l’expédition me chargent de transmettre leurs salutations à vous et aux églises de France. « Nous ne sommes pas découragés, disent-ils ; mais, frères et sœurs, pères et mères, soutenez-nous ! » Je me joins de tout mon cœur à eux dans ce message.

En nous éloignant de ces parages, je pense au retour de l’arche du pays des Philistins. Nos pensées et nos cœurs retournent constamment au pays des Banyaïs, à Nyanikoé. Je me dis qu’un miracle n’est pas impossible, bien qu’il paraisse peu probable, et que le Seigneur peut, quand et comme il le veut, ouvrir les portes de ce pays qu’on nous a fermées. L’étincelle qui a jailli dans les ténèbres de cette malheureuse contrée peut un jour allumer une grande lumière. Sans doute, pendant ce séjour de deux mois, nous avons peu fait ; nous déblayons pour défricher ensuite ; cependant, j’en ai l’assurance, notre témoignage restera. On se souviendra longtemps de ces gens blancs et noirs aux vêtements et au langage étrangers, avec leurs maisons roulantes et traînées par des bœufs. Oubliera-t-on la cloche qui appelait chaque jour à l’école et à la prière ? Ne restera-t-il aucun souvenir de l’histoire de la création, de la chute, de la rédemption, que nous essayions de leur faire comprendre en bégayant leur langue barbare ?

Un de nos souvenirs les plus doux de Nyanikoé, ce sont. ces moments où, entourés de ces pauvres Banyaïs, j’essayais de fixer dans leur esprit, en la leur faisant répéter, l’essence même de l’Évangile : « Dieu a tant aimé le monde, etc. » Que Dieu ait pitié et se souvienne des Banyaïs ! »

Le 6 mars, Coillard décide de partir pour Hope-Fountain, pour aller dire adieu au missionnaire, M. Helm. Auparavant, il va encore chez le roi.

Quand je lui annonçai mes plans, il me regarda avec gravité, dit deux mots, puis reprit sa causerie. Je partis le cœur bien gros ! Je me sentais étranger et tout seul. C’est un pays cruel que celui-ci, cruel, cruel ! Chacun pour soi et Dieu pour tous. Je sais bien que j’étais déraisonnable dans ma tristesse, mais elle ne me quitta pas de la soirée. Était-ce réaction ? Était-ce l’absence du miracle pour enfoncer cette porte que Lobengoula avait barrée, ou les terribles difficultés que nous rencontrâmes ? Le tout ensemble, je suppose.

A peine étions-nous partis que les roues de ma voiture s’enfoncèrent jusqu’aux moyeux. A tout bout de champ, nos véhicules s’abattaient dans la fange. A 8 heures du soir, par une nuit pluvieuse et des plus obscures, nous étions encore là et nous avions perdu tout espoir d’en sortir. Quand la voiture s’ébranla, Christina se sentit saisie d’une émotion qui la fit éclater en pleurs. Jamais je n’aurais pu m’imaginer des bourbiers pareils. C’était un spectacle.

Le 8 mars, Coillard passe encore par chez Lobengoula et le revoit ; puis, après avoir écrit au Lesotho, pour demander que les églises lui envoient leurs directions à Mangouato, il visite la station de Shiloh où vivait M. Thomas, un ancien missionnaire de la Société de Londres, et la station d’Inyati où il prit congé de M. Sykes. Le 29 mars, il fit une dernière visite d’adieu à Lobengoula et il écrit dans son journal en quittant le roi :

Le Seigneur est fidèle. Il nous montrera le chemin par lequel nous devons marcher. Je n’en doute pas.

« Je m’étais bercé d’un vague espoir qu’au dernier moment le chemin des Banyaïs pouvait nous être encore ouvert. Il m’était évident, maintenant, que le Seigneur lui-même, pour des raisons que nous ne pouvons pas encore comprendre, avait signé notre feuille de route pour nous éloigner de notre champ de prédilection. Il ne nous restait plus qu’à partir ; nous partîmes sans arrière-pensée, avec le sentiment de n’avoir rien négligé pour faire réussir notre mission, forts de la conviction qu’en allant tout droit chez les Banyaïs, nous n’avions pas fait fausse route, et qu’en quittant aujourd’hui le royaume de Lobengoula, nous suivions encore le chemin du devoir.

Et de l’âme du missionnaire s’échappe ce cri :

« Qu’on ne l’oublie pas : là, des populations nombreuses vivent dans une terreur incessante et sont vouées, sans merci, au pillage et à la destruction. Le monde ignore tant de misères et de malheurs ; des cris étouffés nous poursuivent, nous, et le cri du Macédonien n’a jamais retenti plus fortement dans nos cœurs : « Passe vers nous et viens nous secourir. » Mais la porte est fermée : O Seigneur ! Seigneur ! jusques à quand ? »

Maintenant, Coillard s’acheminait, avec son expédition, vers Chochong où il trouverait quelque repos et pourrait prendre un parti.

Dimanche 31 mars 1878. — Aujourd’hui les nuages couvrent le ciel, le vent souffle et nous nous sentons bien fatigués. Christina surtout a senti la fatigue. Cette vie errante la tue. Mais elle se dit que c’est pour le Seigneur. Autrement, qu’il serait doux d’être à Léribé ! Arrière de nous de telles pensées ! Nous l’aimons, nous aussi, parce qu’il nous a aimés le premier !

Le voyage fut pénible : les Bassoutos étaient découragés, la fièvre se déclara dans la petite expédition, six noirs tombèrent malades à la fois, l’un d’eux, Bushman, très gravement. Le 12 avril, l’expédition arrive à Tati.

Je n’oublierai pas l’épaisse forêt que nous avons traversée pour y arriver ; le chemin était des plus beaux. J’en étais d’autant plus content qu’Éléazar et Fono étant malades, sans parler de Bushman qui était très faible, je dépendais surtout de Khosana pour conduire ma voiture.

Dans la matinée, je faillis avoir une aventure : m’étant un peu éloigné du chemin, je perdis bientôt les wagons de vue ; mais, me croyant sûr de la route, je n’y fis d’abord aucune attention ; puis, quand je voulus regagner la piste, je coupai en diagonale. Je marchais absorbé dans mes pensées — car j’en avais — lorsqu’au bout de quelque temps, ne tombant pas dans le chemin, je crus que je l’avais passé sans y faire attention. Je retournai sur mes pas, mais en vain. Je repris alors ma diagonale vers l’ouest, et marchai, marchai, marchai. Je commençai à m’inquiéter. Je m’arrêtais souvent, tendant l’oreille pour écouter si j’entendais les cahotements des voitures ou les claquements des fouets ; mais rien : il régnait, autour de moi, un silence effrayant. De tous côtés, la forêt était sombre, l’herbe épaisse. A force d’errer, je finis par me désorienter tout à fait. Je grimpai sur un arbre, mais je ne pus rien découvrir. Que penserait-on de mon absence aux wagons ? Et, si l’on s’avisait de venir à ma recherche, comment me trouverait-on au milieu de la forêt ?

Me guidant par le soleil que j’avais gardé à ma droite, je fis volte-face et résolus d’aller en droite ligne dans la direction opposée à celle que j’avais suivie. Cet expédient me réussit et, après une marche laborieuse, je tombai inopinément dans le chemin. Je découvris qu’à l’endroit où je l’avais quitté, il faisait un coude, un angle très aigu, si bien que ma diagonale n’avait pu m’y ramener. Je pressai le pas, sachant combien Christina serait inquiète de mon absence si subite et si prolongée. Je trouvai les wagons dételés dans un endroit de toute beauté, un réservoir d’eau au milieu d’arbres gigantesques ; c’est la halte de toutes les caravanes, mais l’endroit est infesté de lions.

Arrivés à Tati, nous fûmes immédiatement rejoints par un wagon couvert de peaux, c’était celui d’un Boer revenant de la chasse. Il avait tué trois girafes. J’achetai, de lui, une grande quantité de viande que nos hommes dépecèrent et firent sécher au soleil. Nous nous régalons donc de girafe. La viande en est tendre et succulente, meilleure que celle du bœuf. J’admirai la bonté de Dieu qui pourvoit merveilleusement à nos besoins. En arrivant ici, j’étais inquiet, me demandant comment nous ferions pour traverser le désert qui est devant nous, pour arriver à Mangouato. Si seulement, me disais-je, je pouvais acheter un bœuf ! Le Seigneur nous avait déjà préparé un festin de girafes. (Psaumes 23)

18 avril 1878. — Je ne me reconnais plus, la fatigue m’écrase, elle a pénétré dans mes os, toutes les jointures me font mal et je ne bouge qu’avec effort. Je croyais d’abord que c’était paresse, mais non. Christina, elle, est une vraie martyre du voyage.

20 avril. — Nous voici en plein dans le pays de la soif.

Aucune des difficultés d’un voyage en wagon à bœufs ne fut épargnée à l’expédition ; il fallait voyager vite, de nuit comme de jour, à cause du manque d’eau.

23 avril. — Nous voyageâmes hier comme si nous fuyions. A mesure que nous approchons de Mangouato, mes anxiétés augmentent. Il y a tant de choses qui semblent conspirer contre la reprise de notre expédition. Si nous retournons au Lesotho directement, je serai, je le crains, à peu près le seul qui en aurai le cœur brisé. Christina est bien une avec moi ; mais cette vie errante et dure est plus qu’on ne peut demander à la plus forte constitution et au plus grand dévouement. Quant à nos gens, ils rient, plaisantent, comme si nous n’avions eu aucun échec. Cela me remplit d’inquiétude. Qu’allons-nous faire d’eux à Mangouato ? Que Dieu nous soit en aide !

Mercredi soir, 24 avril 1878. — Journée fatigante, pays monotone et peu intéressant, buissons épineux, arbres clairsemés, ondulations insignifiantes, chemin sablonneux et pierreux, solitude affreuse. Nous avons voyagé jusqu’à dix heures du soir, espérant arriver à l’eau, mais force nous a été de dételer ici. A quelle distance de l’eau ? Nous le saurons demain. Journée triste sous plus d’un rapport. Tout semble me décourager. Je suis fatigué de la lutte !

Enfin, le samedi 27 avril, l’expédition arriva à Mangouato, où elle fut reçue avec une grande cordialité par M. et Mme Hepburn, missionnaires de la Société de Londres, et par le chef chrétien Khama.

M. Hepburn ne nous attendait que trois jours plus tard. Il me dit que le chef et lui avaient fait le plan de venir à cheval à notre rencontre, avec les hommes du village. Christina lui répondit d’un ton plaisant que c’était fort heureux que l’ovation eût manqué, car notre wagon, dont les toiles sont en lambeaux, eût fait piteuse mine. J’aurais craint, moi, que cela ne nous eût tourné la tête.

Nous n’étions pas depuis longtemps avec nos hôtes que nous sentîmes nos cœurs attirés vers eux d’une manière irrésistible. M. et Mme Hepburn sont des plus sérieux. Ils insistent pour nous recevoir chez eux, à leur table, et le font non pas pour nous, mais pour l’amour du Maître et pour l’amour de l’œuvre qu’ils ont à cœur. De fait, l’œuvre est le centre de tout, c’est pour l’œuvre qu’ils vivent. Ils espèrent que nous leur serons en bénédiction. M. Hepburn me demanda, le samedi soir, ce à quoi j’étais disposé le lendemain. « A recevoir aussi une bénédiction, » lui dis-je. Le dimanche fut des plus intéressants.

Mangouato, 4 mai. — Il me serait difficile de récapituler les expériences des jours qui se sont écoulés depuis notre arrivée ici. Tout ce que je puis dire c’est que nous sommes des enfants gâtés ; nous sommes comblés de bontés. Jamais nous ne pourrons oublier les Hepburn. Nous n’avons rencontré personne avec qui nous nous comprenions si bien. L’un et l’autre ont bon cœur et nous humilient par leurs égards et leurs bontés.

Dimanche 5 mai. — Le grand sujet qui préoccupe nos esprits, c’est toujours la mission qui nous a été confiée. M. Westbeech, un marchand du Zambèze, est arrivé ici et est venu, l’autre jour, pour me donner toutes sortes de renseignements sur les Barotsis et autres peuplades de ces parages. A part Livingstone, il est le seul Européen qui ait visité leur vallée. On ne permet à aucun Européen d’y pénétrer. Il paraît que Sépopad l’avait tellement pris en affection qu’il lui donnait bétail et ivoire en quantité. Sépopa a été tué et Ngouana-Ouina, un tout jeune homme, a pris sa place. Nous recevrait-il ? Là-bas, le sessouto est compris par tout le monde. Quel avantage ! Seulement, le fait que les évangélistes sont des Bassoutos, les tyrans d’autrefois des Barotsis, sera-ce une recommandation ? Du confluent du Chobé et du Zambèze à Naliélé, la capitale, le trajet est de vingt à vingt-cinq jours confortables en bateau. On pourrait le faire en douze jours. Je sais que le pays est malsain. Cependant, mes pensées se tournent irrésistiblement de ce côté-là et s’y absorbent. De Mozila, je ne sais que penser ; j’ai peur de l’antipathie terrible qui existe entre les Bassoutos et la race zoulou. Je pense à cela nuit et jour. Nous en avons parlé avec Christina et nous nous sentons disposés à y aller, si le Seigneur daigne nous y envoyer. Je ne puis penser à rien d’autre. Je ne fais que répéter au Seigneur, tout le long du jour : « Seigneur, je suis à toi, me voici, fais de moi ce qu’il te semblera bon. » Je ne sais pas encore ce que pensent nos gens.

d – Sépopa, successeur de Sékélétou, proclamé roi des Barotsis, après le massacre des Makololos.

Mon esprit est si préoccupé, si absorbé dans ces pensées, que je ne me suis pas mêlé aux chants de la soirée. Une lettre du Comité me dit que le déficit est de 60 000 francs ; au Lesotho, il y a la famine, et cependant nous avons une grande caravane à nourrir et des wagons à réparer. De l’argent, il en faut. Cela me rend triste plus que je ne puis le dire. Je serais prêt à tout sacrifier plutôt que d’abandonner cette expédition.

Coillard communique à ses gens tous les renseignements recueillis sur la nouvelle direction à donner à l’expédition ; mais ils sont fatigués, eux et leurs familles, et des griefs se font jour ; ils voudraient vivre à leur compte, à leur ménage, n’être plus dépendants. Cette dépendance leur pèse.

16 mai 1878. — Peut-on les condamner de désirer un moment de liberté dans leur ménage ? Pour moi cela amène l’affreux spectre des comptes ; mais les blâmer, je n’en ai pas le courage. « Nous nous trouvons, leur dis-je, au pied d’un mur ; qu’allons-nous faire ? Je n’en sais rien. »

Nous nous sentons dans une telle détresse que tout ce que je puis faire c’est de crier au Seigneur. Il sait le désir de nos cœurs. Ouvrir un nouveau chemin à l’Évangile, étendre les limites du royaume du Christ, notre Sauveur, c’est notre vœu et, pour une cause aussi belle nous offrons volontiers au Seigneur, et avec une joyeuse résignation, le sacrifice de nos vies. Christina est une avec moi. Elle ne veut pas faiblir ni reculer.

Il fut question que Mme Coillard restât à Mangouato et que Coillard partît.

Cela m’eût permis de simplifier mes plans et d’accélérer mes mouvements ; mais Christina n’en veut pas entendre parler ; en dépit de toutes nos fatigues et de tous les périls qui nous attendent, elle veut m’accompagner, au nom du Seigneur. La séparation dans un pays et dans une saison de fièvres est trop sérieuse pour qu’elle puisse s’y résoudre.

C’est étrange, le chemin paraît ouvert, mais il est si hérissé de difficultés de tous genres que je ne sais pas encore comment nous allons agir. Si nos gens étaient tous d’un même esprit et d’un même cœur, et animés d’un esprit de renoncement, oh ! alors, que les choses seraient faciles !

Lundi 13 mai 1878. — Où en est notre expédition ? En est-elle au moment où le Seigneur veut éprouver notre foi comme celle de Gédéon ? Notre horizon paraît plus sombre que jamais ; s’il s’éclaircit un instant, c’est pour se couvrir de nouveau, et de nuages plus épais qu’auparavant. La question des dépenses est toujours là, comme un spectre hideux qui me donne le cauchemar.

Un des évangélistes, Éléazar, m’a déclaré ce matin : « Le voyage m’a vaincu, je suis fatigué, et, puisque tu penses aller plus loin, je veux retourner au Lesotho. » En entendant cela, je sentis le besoin de me recueillir et d’élever silencieusement mon âme à Dieu. Il est à craindre que d’autres ne suivent son exemple ; Bushman est toujours malade. J’ai eu, samedi, une première attaque de fièvre.

15 mai. — La démission d’Éléazar m’a laissé d’abord parfaitement calme. Mais le soir, les craintes et les anxiétés ont assiégé mon esprit, et j’ai passé toute la nuit à réfléchir et à prier. Par moments, je sentais tellement la noirceur de la conduite d’Éléazar que je m’en voulais de ne pas lui avoir parlé avec plus de sévérité. Et puis je me disais : « Après tout, il a le mal du pays. » Et le mal du pays est de toutes les maladies la plus terrible. C’est l’insanité ! Donc il ne faut pas être si sévère sur son compte.

Je me levai avec un violent mal de tête. Le fait est que nous sommes dans un terrible embarras. Il semble ou que Satan s’efforce et se démène pour mettre toute espèce d’obstacles dans notre chemin, pour nous empêcher de faire l’œuvre du Seigneur, ou bien que le Maître lui-même éprouve notre foi, ou bien qu’il veut lui aussi nous barrer un chemin qui n’est pas le sien. Mais comment discerner la volonté du Seigneur ? Voilà qui est pour nous une énigme. Le Seigneur sait que nous désirons connaître sa volonté. Et n’a-t-il pas promis qu’il nous guiderait de son œil ?

Toute la journée d’hier, Christina et moi nous avons été tristes. C’est inouï ce que nous avons à endurer. Comment nous aventurer dans ces parages avec des étrangers ? Quant à rappeler Éléazar à son bon sens, je n’ai nul espoir, il a un parti pris, il a fait ses plans, et puis sa maladie est incurable : il a le mal du pays. Mais je me le demande : devons-nous abandonner l’expédition pour tout cela ? Non, certainement non. Le Maître trouvera les hommes. Le Seigneur est toujours là. Elle devait être plus dure que la nôtre, l’expérience de celui qui osait dire : « Quand mon père et ma mère m’auraient abandonné, toutefois l’Éternel me recueillera. »

La poste est enfin arrivée, mais pas de lettres ! Terrible désappointement. J’avais espéré que quelques lettres viendraient jeter de la lumière sur mes plans.

16 mai 1878. — Khama est venu ce matin nous faire une visite. Il entre de tout cœur dans nos vues, pour essayer d’ouvrir le pays des Barotsis à l’Évangile. Il offre d’envoyer un message amical à Ngouana-Ouina pour lui annoncer mon arrivée et me recommander. Dans ce cas, il faut se préparer à partir dans trois ou quatre semaines au plus tard. Est-ce une étincelle à l’horizon ? Sûrement Dieu ne nous a pas abandonnés.

Et j’apprends que le Dr Stewart va en Europe demander un paquebot qui fasse le service du Lac Nyassa à Quilimane. D’un autre côté, le gouvernement britannique se prépare à établir des communications télégraphiques entre le Cap, Mangouato et Tati. Quels pas de géants ! Le centre de l’Afrique s’ouvre. Dieu soit béni ! Qu’il sera beau le jour, dont je crois voir déjà poindre l’aurore, où toutes les tribus africaines du centre, tout le long du Congo et autour des lacs, connaîtront Jésus et chanteront ses louanges ! Ce sera un spectacle digne des anges. C’est peu que le sacrifice d’une vie pour contribuer à hâter ce jour glorieux.

L’accueil de M. et Mme Hepburn soutient M. et Mme Coillard dans leur angoisse :

Le Seigneur a voulu que nous vinssions ici pour nous refaire.

18 mai. — Fatigué ! Le désœuvrement qui nous accable fait sentir la fatigue. J’ai les mains, les jambes et les pieds couverts d’ulcèrese, qui ne peuvent pas guérir. Je marche avec difficulté et puis je pense qu’il y a réaction de fatigue.

e – Causés par le tampané, insecte dont la piqûre occasionne parfois des ulcères d’un caractère très sérieux.

M. Sykes m’envoie une chaleureuse lettre du Comité de Paris qui nous a fait du bien, et une également bonne de Mabille. Bushman est toujours malade. Éléazar prépare ses sandales ; quand je l’ai vu, cela m’est allé droit au cœur. Il faut dans ce pays se cuirasser le cœur ; autrement gare !

Mardi 21 mai 1878. — Tous ces jours-ci ont été des jours de tracas et d’anxiété. La grande question est toujours : « Qui ira avec nous au Zambèze ? » Nous nous contentons d’en faire un sujet de prière et d’attendre. Hier, j’eus l’occasion de parler à Éléazar et, à mon grand étonnement, je découvris qu’il était passablement ébranlé dans sa résolution de retourner au Lesotho.

25 mai. — Il y a un an nous étions à Prétoria. Et maintenant nous sommes ici, presque à la même latitude, ne sachant si nous allons nous diriger au nord ou au sud. J’attends avec impatience des nouvelles du Lesotho. Je ne puis pas croire qu’on ose nous rappeler. Ce serait le coup de mort donné à notre expédition et surtout à l’esprit de conquête des églises. Je crie au Seigneur tout le jour, et la nuit quand je suis éveillé.

En nous sondant sérieusement, Christina et moi, nous ne pouvons pas découvrir que notre amour-propre soit en jeu. La perspective devant nous — si nous allons au Zambèze — est trop prosaïque, trop sévère, trop réelle ! Nous en parlons maintenant avec des cœurs libres. Nous savons que la vallée des Barotsis est un nid de fièvres et nous prévoyons foule d’obstacles ; mais nous savons aussi que, dans ce nid de fièvres, il y a des hommes, et il vaut la peine d’affronter tout obstacle pour leur porter la bonne nouvelle de l’Évangile. Un point sombre dans notre projet, c’est la perspective de nous séparer, Christina et moi. Arrivés au Zambèze, si le chef consent à me voir, il me faudra quitter ma femme, les wagons et tout, et faire un long voyage en canot qui, pour l’aller et le retour, me prendra deux mois au moins. Mais, quand le moment arrivera, le Seigneur sûrement nous donnera grâce et force pour accomplir sa volonté. Il nous rendra la séparation facile. Pauvres créatures que nous sommes ! Nous croyons avoir, une fois pour toutes, fait au Seigneur le sacrifice complet de nous-mêmes et la plus petite circonstance qui survient nous montre que le Dagon mutilé est de nouveau sur l’autel et qu’il faut recommencer ce que nous croyions avoir accompli !

Khama est entré dans nos plans de tout cœur. A la dernière réunion de prière, il fit en notre faveur une prière très touchante. Il me rappelle beaucoup Nathanaël. A la suggestion de M. Hepburn, il consentit à envoyer une députation au chef des Barotsis. Jeudi dernier, son messager, accompagné de cinq individus, est parti pour aller annoncer notre arrivée. C’était le 23. Il est entendu qu’il nous attendra à Pandamatenga, la station commerciale de Westbeech, avec la réponse du chef. Cela nous gagnera du temps, deux mois au moins. Quelles que soient les nouvelles qui nous viendront du Lesotho, je ne sais pas comment nous pourrons retourner en arrière sans manquer de bonne foi.

Le bruit s’était répandu que Lobengoula, se sentant menacé, avait le projet d’émigrer au delà du Zambèze.

Quoi qu’il advienne de toutes ces rumeurs, il est certain que de graves événements se préparent. Et qui sait si, à notre retour des Barotsis, la porte des Banyaïs ne nous sera pas ouverte ! J’ai bon espoir, et, si on me forçait de nous éloigner maintenant et d’abandonner l’expédition, j’en aurais le cœur brisé. Tous ces jours-ci, j’ai eu à lutter contre des attaques de fièvre, assez bénignes. M. Hepburn et plusieurs de nos gens aussi. C’est la faiblesse de ma vue qui m’inquiète.

Mercredi 29 mai. — Je suppose que la poste va arriver aujourd’hui ; nous l’avons attendue toute la soirée hier et je puis dire toute la nuit. M. Hepburn nous avait promis de nous l’envoyer dès qu’elle arriverait, et, chaque fois que les chiens aboyaient, Tiny se levait pour voir si c’était le domestique qui apportait les lettres.

Je me demande constamment quelles nouvelles je vais recevoir du Lesotho. Va-t-on nous ordonner de revenir immédiatement, ou nous laisser un peu de liberté pour suivre les directions de la Providence ? J’attends en tremblant. Le désir de mon cœur est d’aller de l’avant, de porter la bonne nouvelle à ces tribus qui ne connaissent pas le Sauveur. Oh ! comme mon cœur bondit à cette pensée ! Je sens que même le sacrifice de ma vie serait peu de chose !

Chaque fois que j’élève mon âme à Dieu, c’est presque involontairement que je lui dis : « Mon Père, je suis à toi, fais de moi ce qu’il te semblera bon ! » et il me semble être prêt à tout. Le combat sera si je dois retourner en arrière ; mais, même alors, il me donnera la résignation. Je me dirai : ou bien le temps n’est pas venu, ou bien le Seigneur veut accorder ce privilège à un autre de ses serviteurs.

Soir. — La poste est arrivée à midi, avec une seule lettre pour Christina, mais pas une lettre, pas un journal, pas une ligne du Lesotho, rien ! Que faut-il en conclure ?

Jeudi 30 mai 1878. — Une réunion avec mes gens au sujet du voyage au Zambèze a été meilleure que je ne m’y attendais. Tous étaient prêts à partir. Aaron a demandé qu’Éléazar et moi disions qui devait aller avec nous. Je le leur mis sur la conscience, puis nous priâmes, puis attendîmes leur réponse. Asser, Azaël et Éléazar seront nos compagnons de voyage ; Dieu, j’en suis sûr, a tout arrangé pour le mieux et nous sommes satisfaits. Voici donc une autre vague passée, une pierre ôtée de notre chemin et un rayon de lumière ! Dieu soit loué !

Chaque nuit les accès de fièvre reprennent, la faiblesse augmente ; et, de son côté, Mme Coillard « n’a pas un moment de repos et se sent morte de fatigue ».

Que de fois j’ai eu l’occasion de me dire en moi-même : « Celui qui trouve une femme a reçu une faveur de l’Éternel. » Je me sens très faible et enclin à céder au sentiment de fatigue qui m’accable. Mais, pour l’amour de Christina et pour le bon exemple, je lutte.

M. et Mme Hepburn insistent pour que Coillard ajourne son départ.

Nous en parlâmes librement avec les Hepburn. Je leur dis d’être sans inquiétude et qu’ils verraient eux-mêmes que, du moment que je mettrais le pied dans le wagon pour aller au Zambèze, la fièvre me quitterait tout de bon. J’en avais la confiance, je dirais même le pressentiment. Depuis lors, nous nous encourageons mutuellement et nous nous fortifions, ma femme et moi, dans le Seigneur.

A la même époque, Coillard écrit à un père dont le fils se consacrait à la Mission :

« C’est un grand honneur que Dieu vous fait d’accepter votre sacrifice et une marque touchante de son amour. Il serait à désirer que beaucoup de parents chrétiens qui ne peuvent se résoudre à mettre leurs Isaacs sur l’autel, se souvinssent de cette parole terriblement solennelle du Christ : « Celui qui veut sauver sa vie, la perdra. »

Quant à nous, nous nous préparons à partir pour le Zambèze. Nous sommes forts dans la conviction que c’est le chemin du devoir, et la présence de Jésus garde nos cœurs et nos esprits dans sa paix. Mais, ces jours-ci, je suis terriblement secoué par la fièvre. Je passe de mauvaises nuits ; de jour, je puis cependant me traîner un peu dehors jusqu’à un nouvel accès. Ma pauvre Christina a beaucoup de fatigues. Peu de personnes s’imaginent ce qu’a été sa vie de missionnaire. Aussi nous promettons-nous du repos à notre retour, en allant visiter l’Angleterre et la France. Mais nous n’osons pas nous arrêter à cette pensée. C’est pas à pas que nous voulons suivre le Seigneur et, si c’était au Zambèze qu’il nous ouvrait la porte du ciel, oh ! nous ne perdrions pas au change. »

« Notre but maintenant n’est pas d’aller fonder une mission, mais simplement d’explorer, écrit Coillard au Comité. Nous partons en éclaireurs, et, si Dieu nous ramène en santé, nous vous dirons ce que nous avons vu et ce sera à vous de décider ce que nous pourrons faire.

Quant aux ressources et quant aux hommes, manqueront-ils après toutes les bénédictions que Dieu a répandues sur vos églises ? Où sont les fruits de ces réunions de réveil et de consécration dont les récits étaient si édifiants ? N’est-ce pas se moquer du Seigneur que de lui offrir son cœur, et de se réserver à soi-même ses richesses, ses talents, sa santé, son corps, sa vie ? Soyons complets dans notre renoncement et vrais dans notre profession.

Nous pensons partir, dans quelques jours, avec Asser, Azaël et Éléazar mon conducteur. Nous laissons toutes les familles ici, avec Aaron et André, sous les soins de nos amis Hepburn. Nous pouvons encore recevoir la poste avant de partir ; mais il nous est impossible de tarder davantage, vu que la saison passe et que nous risquons de trouver toutes les mares d’eau desséchées.

C’est un moment bien solennel pour nous. Nous ne pouvons nous empêcher de nous demander, en nous regardant les uns les autres, qui de nous reviendra ? Nous entrevoyons aussi des difficultés et des épreuves qui nous font trembler. Mais la sympathie et les prières des églises, le sentiment du devoir et surtout l’approbation de notre divin Maître nous soutiendront comme par le passé. »

Les lettres du Lesotho n’arrivaient pas ; mais l’expédition ne pouvait attendre plus longtemps ; les provisions étaient prêtes, les wagons réparés, les emballages faits.

Ma correspondance et mes emballages nous ont fatigués, mais je n’ai pas eu de rechutes. Grande est la bonté de Dieu envers nous. N’est-ce pas admirable comme tout s’est arrangé pour cette nouvelle expédition ? Ma santé qui inspirait des craintes, le retour au sentier du devoir d’Éléazar et de nos jeunes gens sont des bénédictions sur lesquelles nous, gens de petite foi, nous osions à peine compter.

Le départ, fixé au mercredi 12 juin après-midi, fut renvoyé au 14 ; Coillard veut attendre encore une dernière fois la poste. Elle arrive le jeudi 13, au soir ; des lettres lui font comprendre que son projet n’a pas l’approbation de ses frères du Lesotho et qu’il n’aura pas celle du Comité de Paris. [En effet, la lettre de Coillard du 8 juin est accompagnée, dans le Journal des Missions, 1878, p. 336, d’une note qui contient, entre autres, ces lignes : « La Conférence et le Comité étaient d’avis qu’il (Coillard) se bornât, pour le présent, à chercher dans le Transvaal, près du Limpopo, un endroit où les catéchistes pussent se rendre utiles. On eût aimé le voir consacrer un certain temps à l’étude de ce plan provisoire. »] Coillard écrit à M. Casalis :

« La nuit est avancée et c’est demain matin que nous partons pour Je Zambèze ; j’ai de quoi m’occuper et me préoccuper, mais je serais ingrat envers vous si je partais sans vous écrire un mot. La poste, qui était en retard de deux ou trois jours, m’a apporté la lettre que vous écriviez collectivement à notre caravane, à la date du 3 août 1877. Nous en avons reçu de plus récentes de vous au nom du Comité ; mais une effusion du cœur et une parole à propos ne vieillissent jamais. Je me sens bien humilié à la pensée de tout l’intérêt et de la sympathie dont on nous entoure ; ce n’est pas pour nos pauvres personnes, mais pour l’amour du Roi que nous servons et suivons. « Il faut qu’il croisse et que je diminue ! Non point à nous, ô Éternel, non point à nous, mais à ton nom donne gloire. » C’est ma prière de chaque jour.

Remerciez de ma part le Comité pour ses affectueux messages. Je n’ai pas besoin de vous assurer que nous avons pris notre mission au sérieux et, si parfois vous croyiez devoir désapprouver nos plans, demeurez convaincus que nous ne faisons rien à la légère. Je ne sais pas comment vous interpréterez le nouveau voyage que nous entreprenons maintenant.

J’ai attendu longtemps des directions du Lesotho. Ce n’est que ce soir que m’est parvenue une lettre de mon ami Mabille où il me communique l’opinion de quelques frères qui serait d’aller chercher un champ de travail dans le Transvaal. Il nous est impossible maintenant de changer nos plans et inutile de discuter une question qui entraîne avec elle de graves conséquences ; cela même est pour moi une indication de la Providence que nous suivons le chemin du devoir en allant au Zambèze. La guerre désole le Transvaalf ; à notre retour, la paix peut être rétablie et nous verrons ce que nous pouvons faire. Le pays des Matébélés même est comme sur un volcan.

f – La guerre entre les Anglais et les Zoulous.

Qui sait quels changements peuvent survenir d’un moment à l’autre ? Si nous sommes bien reçus par les Barotsis, nous ne compromettons rien. Mais, si nous trouvions ouverte une des portes de l’Afrique centrale, manquerons-nous vraiment de jeunes gens assez courageux, assez dévoués pour y porter le flambeau de l’Évangile ? Livingstone, en tançant ces messieurs qui regardaient les champs de missions avec des télescopes, leur criait : « Avancez, hâtez-vous ! On n’a pas d’idée de son propre courage aussi longtemps qu’on ne l’essaie pas. » Il disait aussi : « La sueur du front n’est plus une malédiction du moment qu’elle coule au service de Dieu. »

J’ai été réjoui de l’appel que vous avez adressé aux jeunes gens au commencement de l’année. Y a-t-on répondu ? Je suis ému de jalousie pour les églises, pour les jeunes gens de ma patrie. Après tous les réveils dont on a parlé et ces édifiantes réunions de consécration, je ne puis pas comprendre comment il se fait qu’un pareil déficit écrase notre Société et que nous ayons si peu de jeunes gens qui se vouent à la Mission. Nous croit-on de malheureux exilés ? Avec son Sauveur on n’est exilé nulle part, on est heureux partout.

Je me sens encore très faible des effets de la fièvre ; mes yeux surtout sont si faibles qu’une lettre comme celle-ci va les enflammer pour bien des jours. Mais je bénis Dieu de n’avoir pas été alité un jour entier, à cause de nos gens qui étaient déjà si tristes. C’est peut-être la dernière fois que je vous écris, car je n’en aurai probablement plus l’occasion. Nous sentons tous le sérieux de cette nouvelle expédition, mais nous nous ceignons de force et de courage en regardant en haut. »

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