François Coillard T.2 Missionnaire au Lesotho

XIV
au zambèze
1878

Départ pour le Zambèze. — La première étape. — Le plus triste des déserts. — Bible perdue et retrouvée. — Un exaucement. — Seuls, petits, loin. — Du repos ! — Les eaux amères. — Elim. — Une vision. — Pandamatenga. — Léchoma. — Le nom de Jésus chanté au Zambèze. — Le Zambèze ! — Excursion aux chutes Victoria. — A Mparira. — En route pour Séchéké. — A Séchéké. — Retour à Léchoma et maladie. — Mort de Khosana. — Attente. — Réponse du roi. — Départ pour Séchéké. — Rencontre de Serpa Pinto. — Attente à Séchéké. — Maladie et mort d’Éléazar. — Retour à Léchoma.

C’est donc vers le Zambèze que Coillard dirigera sa recherche d’un nouveau champ de mission.

Avant de partir, je réunis tous mes gens devant M. Hepburn ; je parlai sérieusement à Aaron, à André et aux femmes, exhortant les deux premiers à s’occuper de l’école et de l’évangélisation. Puis, après une bonne réunion de prière avec eux et nos amis Hepburn, nous nous dîmes adieu, non sans émotion. Le règlement de mes affaires nous retint jusqu’à la nuit. Je n’en pouvais plus de fatigue. Mais la lune était pleine et nous pûmes voyager jusqu’à 10 heures. Cela nous calma considérablement. Notre première étape se fit dans un morne silence. Chacun était plein de ses propres pensées.

19 juin 1878. — Nous sommes prêts pour la longue étape sans eau qui est devant nous. Il nous faudra voyager de nuit, et il n’y a pas de lune. Nous sommes partis une semaine trop tard de Mangouato, mais ce n’est pas notre faute. Oh ! comme je demande à Dieu qu’il bénisse et fasse prospérer notre voyage !

Le voyage se fait « à travers le plus triste des déserts ». Dès le début, par la faute d’un guide qui prétendait connaître le chemin, la caravane fait fausse route et chemine trois jours sans eau. L’eau est une constante préoccupation, et souvent elle manque ou elle est nauséabonde. Le guide ne connaît décidément pas le pays. Les seuls êtres humains rencontrés sont des Masaroas, misérables créatures qui vivent de racines, de baies sauvages et de chasse. Ils suivent l’expédition et la harcèlent de leur mendicité ; ils s’offrent à Coillard comme guides et le trompent.

22 juin. — L’autre jour, après avoir attelé de bonne heure, je m’aperçus que j’avais perdu ma Bible. Je fouillai tout le wagon, mais en vain. La pensée d’avoir perdu cette Bible que m’avait donnée Frédéric Monod, avant mon départ de France, et qui, depuis lors, avait été le compagnon de ma vie journalière et de tous mes voyages, aurait pu me faire verser des larmes : Je croyais que Dieu m’aimait trop pour me soumettre à une telle épreuve. Je n’avais pas d’autre Bible avec moi. Dans ma détresse je criai à Dieu. Et, bien que d’abord je me sentisse très agité, je pus pourtant remettre l’affaire à celui qui s’appelle mon Père et je retrouvai ma paix. Nous avions voyagé toute la nuit. Je renvoyai Maroumo. « Va, lui dis-je, retourne sur nos pas, jusqu’à l’endroit où nous avons fait halte hier soir, cherche soigneusement, et si tu me rapportes ma Bible, je te récompenserai d’un couteau tout neuf. Et la preuve, ajoutai-je, que tu auras été à l’endroit que je t’indique, c’est qu’Asser y a laissé une cuillère de fer que tu rapporteras. » Il partit accompagné de mes prières. L’après-midi il nous rejoignit. « Qu’on arrête les bœufs, qu’on les dételle, s’écria-t-il à distance, que je parle ! » Nous nous arrêtâmes donc. D’un air mystérieux, il déplia son vêtement et en sortit, en triomphe et avec un sérieux comique qui évidemment visait à l’effet, un couteau à sardines, puis un sachet contenant des boîtes d’allumettes qu’avait accroché un buisson épineux, puis la cuillère et enfin, avec une joie qu’il ne pouvait pas contenir, ma Bible, ma chère, ma précieuse Bible ! Je n’ai pas eu d’émotion plus vive de tout ce voyage. Je la pressai sur mes lèvres et je bénis ce bon Père qui m’avait exaucé avec tant d’amour. Elle était un peu endommagée ; mais, quand je pense au bétail qui nous suit, aux wagons, à la rosée de la nuit, à l’ardeur du soleil, c’est un miracle qu’elle soit si bien conservée. Cette Bible perdue et retrouvée dans le désert m’a rappelé ce billet de banque que je perdis et retrouvai, il y a vingt ans, dans la Cité de Londres, la veille même de mon départ. L’exaucement de la prière est, en toutes circonstances, un miracle, bien que nous ne sachions pas toujours le reconnaître. Cet incident, que je n’oublierai jamais, me fit un bien immense.

Linokaneng, 26 juin 1878. — Quel affreux désert ! Quelle solitude ! On n’y entend, pas un oiseau, on n’y voit pas l’ombre d’un animal. C’est un silence qui vous saisit. Et pourtant, là aussi, on peut cueillir une petite fleur bleue sur une tige desséchée. Christina m’en apporta une hier, que nous admirâmes ensemble. Pour qui Dieu a-t-il fait croître et fleurir cette humble plante dans ce désert ? Pour les anges sans doute, mais pour nous aussi, pour nous transmettre un message de tendresse, de fidélité et d’amour. Hélas, nous en avons besoin ! Nous avons cueilli peu de fleurs et encore moins de fruits dans ce voyage, à un certain point de vue, et nous nous sentons bien tristes. Toutes nos espérances, notre entrain, notre courage d’autrefois, tout semble s’être desséché comme un champignon sous l’ardeur du soleil.

Nous allons au Zambèze ; mais notre horizon baigne toujours dans les ténèbres de l’inconnu. Et si nous ne réussissons pas, après tant de dépenses, de fatigues, de sacrifices ? … Ou bien si nous réussissons, qu’une porte s’ouvre, ne nous a-t-on pas déjà condamnés à l’avance ? Nous avons peu de sujets d’être encouragés et de nous réjouir ; la vie toujours publique que nous menons nous est devenue insupportable. A Dieu ne plaise que nous faiblissions ! Le Seigneur n’a pas promis de nous délivrer de toute anxiété, mais il nous invite à nous décharger de tous nos soucis sur lui ; alors il prendra soin de nous, et la paix, cette paix que nous connaissons si peu, gardera nos esprits et nos cœurs en Jésus-Christ.

28 juin 1878. — Nous entrons dans le pays qu’on appelle Makharikari, un pays dénudé, imprégné de sel. De loin, à voir ces grandes places couvertes de sel et de silice, on jurerait des rivières et des lacs.

Dimanche 30 juin. — Raconter les bontés de l’Éternel c’est avoir la bouche pleine de ses louanges ! Tous les matins, il les renouvelle et tous les soirs nous chantons sa fidélité. La vie de l’enfant de Dieu est un chant de louanges continuelles. Entouré de chants de triomphe et de délivrance, il va à travers le monde, publiant les louanges de celui qui l’a appelé des ténèbres à sa merveilleuse lumière.

Hier, en nous réveillant, nous suppliâmes ensemble le Seigneur d’envoyer son ange devant nous et de mettre sur notre chemin les gens qui pourraient nous aider. La bise soufflait piquante et transperçante ; je n’ai que rarement senti quelque chose de pareil dans ce pays. Nous partîmes et traversâmes une partie du lit desséché d’un lac éphémère où péchaient des troupes de flamants, et nous pénétrâmes de nouveau dans des collines boisées. Dans le lit d’un ruisseau, nous découvrîmes un réservoir d’eau filtrée à travers le sable. Détellerons-nous ou ne détellerons-nous pas ? Nous étions indécis, moi surtout, car nous n’avions pas marché deux heures et nous avions la journée devant nous.

L’endroit où nous étions était des plus tristes : pas un arbre, pas un arbrisseau pour s’y abriter. J’allais, à contre-cœur, faire dételer la voiture, quand un homme, habillé, le fusil sur l’épaule, sortit d’un bois voisin et vint à nous. C’était un Bamangouato ; il nous avait vus et connus à Mangouato. Il nous dit que nous n’étions pas encore arrivés à Koualiba, la fontaine et le réservoir qu’on nous avait recommandés, qu’il nous y conduirait et nous chercherait un guide pour nous montrer les eaux plus loin. Il prit un paquet de viande d’élan à demi-séchée et un sachet de petits oignons et nous les présenta. Je ne puis dire le plaisir que cela nous fit, car nous n’avions plus de viande et tout à coup nous avions abondance. Puis, montant à cheval, il nous devança, nous montra où nous devions dételer, amena un Masaroa qu’il nous donna comme guide, resta quelque temps à causer amicalement et, après avoir pris un peu de nourriture avec nous, il nous dit adieu avec amabilité. Nous ne pouvions qu’être vivement frappés de la manière dont le Seigneur avait exaucé notre prière du matin. Il avait placé cet homme sur notre chemin, comme un de ses anges, pour nous guider et nous secourir. Si le Masaroa suit les instructions de son maître, ce sera pour nous une vraie délivrance.

On aurait peine à le croire, mais un des plus grands luxes que nous ayons pu nous accorder depuis que nous avons quitté Mangouato, c’est celui d’un bain ; Christina, ce matin, en pleurait d’émotion. L’affreuse poussière qui, depuis lors, nous poursuit et nous enveloppe comme d’un nuage, fait que l’on voudrait se jeter dans une baignoire à chaque étape. Mais où prendre l’eau pour un bain quand on en a à peine assez pour boire ? Nos épreuves ne sont pas toujours des circonstances dont les proportions attirent le regard d’autrui, c’est dans les tout petits détails de la vie qu’il faut les chercher. Ce sont les épines du chemin, les ronces dont les égratignures ne sont pas dignes de la sympathie du voisin, mais qui parfois sont assez profondes pour faire sortir le sang et assez vives pour troubler le sommeil. Qu’il est difficile, dans ces détails, de mener une vie de renoncement, de résignation, de patience, de douceur !

4 juillet 1878. — Nous voici donc dans une steppe immense que l’horizon seul borne de tous côtés. Pas l’ombre d’un arbre ; à peine, dans le lointain, quelques chétifs arbrisseaux dont la présence ajoute à cette immensité et à cette effrayante solitude. D’eau et d’animaux, point, aucun oiseau qui chante ou qui vole. C’est le désert dans toute son horreur. Que nous sommes petits, rampant avec nos wagons dans cette immensité comme des escargots avec leur coquille. Nous sommes seuls au monde ! Notre voix, le claquement des fouets troublent seuls un affreux silence, sans écho. On dirait que nos chiens même ont peur de s’entendre aboyer. Que nous sommes loin, loin, loin !

Je l’avoue, cette partie de notre voyage n’est pas des plus gaies. Les soucis, les tracas, les ennuis de tous genres ne nous manquent pas. Vague après vague vient se briser contre notre entrain et notre courage qui ne sont guère, hélas, que des dunes ! Je me demande qui, de notre caravane, croit encore à notre expédition. Tous les matins, je me réveille avec cette pensée : « Eh quoi ! si nous n’avons pas de succès ! Comme tout le monde criera haro sur le pauvre baudet : « Ne l’avions-nous pas prévu ? Ne l’avions-nous pas prophétisé ? … Et puis les dépenses ! … » O mon Dieu ! Toi qui sondes les cœurs et les reins et qui connais ma défiance de moi-même et tous mes tremblements, fais prospérer mon voyage pour l’amour de ton nom ! « Non point à nous, non point à nous, mais à ton nom donne gloire. »

Le personnel de l’expédition, en effet, se plaint : « Tu nous tues, disent-ils, en nous faisant voyager ainsi. »

Pauvres gens ! ils ne comprennent pas que nous avons hâte d’accomplir ce voyage avant la saison des pluies. Si eux, des hommes, se plaignent, que dira ma pauvre Christina ? Elle, elle est tout à fait malade, en grande partie à cause de son sommeil, brisé, nuit après nuit, mais elle ne se plaint pas. Personne n’est plus fatigué qu’elle de la vie errante et homeless et personne ne soupire plus après le repos. Hélas ! le repos, est-ce un mirage pour nous ? Non. Mais ailleurs qu’ici, où nous n’avons point de cité permanente, il reste un repos pour le peuple de Dieu !

5 juillet. — Des Masaroas nous apprirent que nos guides de l’autre jour nous ont fait quitter le bon chemin. Un individu nous conduisit à travers champs et nous fit prendre un sentier où jadis un wagon a passé ! C’est donc ainsi que Dieu, jour après jour, quand nous sommes dans la difficulté, met ses anges sur notre chemin pour nous aider.

Métsi-Bouthloukou, lundi 8 juillet. — Eaux amères ! Mara ! car tel est le nom de l’endroit où nous sommes arrivés samedi, au milieu du jour. Bœufs et gens étaient épuisés et avaient évidemment le cœur noir et bien noir. L’immensité de la plaine était toujours là, devant nous, derrière nous, à nos côtés, un océan d’herbe blanchie au soleil, et qui bornait seul l’horizon. On semblait ne pas avancer et, malgré tous nos efforts, nous étions toujours au même point, toujours sur la même surface convexe, toujours ensevelis dans une herbe haute et épaisse que le vent faisait ondoyer dans nos figures. Les bœufs altérés traînaient péniblement et lourdement les voitures, et les conducteurs découragés, marchant tête baissée à leur côté, les cinglaient de coups, sans mot dire. Enfin, quelque chose ressemblant à des arbres ou à des buissons apparut à l’horizon ; nous tâchâmes de remonter le courage de nos gens, nous redoublâmes le pas, espérant que ces arbres pouvaient ombrager quelque mare. Hélas ces arbres fuyaient devant nous ! De guerre lasse, nous allions dételer près du premier buisson, quand nous vîmes à l’horizon Asser accourant, nous faisant signe. Il nous avait devancés et avait trouvé de l’eau.

Les eaux amères ! Mara ! Oui, et c’est littéralement vrai, et c’est sans doute ce qui explique pourquoi elles sont abandonnées des hommes et des bêtes. Mais Dieu, notre bon Dieu, nous les a rendues douces sous tous les rapports. Nous y sommes arrivés fatigués et tristes, mais nous y avons passé quelques-uns des plus doux moments que nous ayons eus depuis que nous avons quitté Mangouato. Le Seigneur, dans son amour, nous prépare, à ces relais, confort et rafraîchissement pour nos âmes.

Que de pourquoi nous pourrions, si nous l’osions, adresser au Seigneur ! Mais ses voies ne sont pas nos voies. Grandes leçons pour nous ! A-t-on décidé l’expédition chez les Banyaïs, tout est feu et flammes ! On ne prévoit d’autres difficultés que celles de la route. Celles-ci sont peu de chose après tout. On arrive, on sera reçu sans doute à bras ouverts ? Sagesse et prévoyance humaines ! Le Seigneur pense autrement, la porte sera fermée, le chemin nous sera interdit, ses voies ne sont pas nos voies.

Nos pensées sont continuellement au Lesotho, à Léribé ! Mais je n’ose pour ma part m’y abandonner. Pour le moment, c’est le Zambèze, et les Barotsis !

10 juillet 1878. — Plaine, plaine, toujours la plaine, nulle part trace de vie ! Partout un sable profond et des massifs d’épines parmi lesquels même nos bœufs refusaient de passer. Ce sont de terribles hameçons que ces épines qui déchirent tout. Quel voyage !

Tsa Foupa, samedi 13 juillet. — Samedi dernier à Mara, aujourd’hui à Élim. Je ne sais pas la signification de ce nom dans la langue barbare des Masaroas, mais, dans celle de la Providence, je puis, je dois l’interpréter Élim. Toutes choses — toutes ! — ne concourent-elles pas au bien de ceux qui aiment Dieu ? Toutes ses voies ne sont-elles pas des voies d’amour ? C’est le chrétien seul qui peut dire : « Il m’a introduit dans la salle du festin et sa livrée que je porte c’est l’amour ! » Partout, au poste du devoir, partout avec Jésus, c’est Élim ! C’est ainsi que nous essayons de remonter notre courage. Lutter contre un courant, c’est difficile ; contre des courants, semble parfois impossible.

Le voyage a été laborieux à l’extrême. Nous avons quitté les steppes pour les forêts, les sables et les fourrés d’épines. Jeudi, par exemple, nous avons dû cheminer jusqu’à une ou deux heures du matin pour arriver à l’eau. Nous croyions qu’elle était près ; mais une troupe de lions y faisait un tel sabbat que nous jugeâmes prudent de nous arrêter avant d’y arriver ; ils vinrent flairer notre bivouac, mais de grands feux les tinrent en respect.

Vers 10 heures, nous avons dételé près d’un étang, sous deux arbres gigantesques, une espèce de cèdres. Nous y resterons jusqu’à lundi ou mardi, car ma pauvre femme, elle aussi, est fatiguée, mais va de l’avant courageusement, sans que personne s’en étonne. Je sais, moi, qu’elle est à bout de forces ; mais je suis le seul. Dieu se souviendra du sacrifice quotidien que lui offre sa servante, souvent avec larmes. Il y a des dévouements aux couleurs du dahlia, mais il en est qui ont le parfum et la modestie de la violette. Le public foule celui-ci aux pieds sans s’en apercevoir, pour s’extasier devant celui-là ! Mais le Maître discerne l’un et l’autre, c’est une consolation.

17 juillet 1878. — Encore un autre anniversaire ! J’ai accompli ma quarante-quatrième année ! J’ose à peine jeter un regard en arrière. Quelles révélations de moi-même ! M’étais-je jamais connu ! L’avant-dernière nuit, je rêvais à ma pauvre mère et, tout en étant réveillé, je croyais encore la voir et l’entendre. Cette espèce de vision ramena tout un passé ; considéré par rapport à moi-même, tout n’est qu’humiliation ; il n’est rien sur quoi j’arrête mon souvenir avec complaisance. Je voudrais recommencer ma vie avec les circonstances de jadis et avec mon expérience d’aujourd’hui. Par rapport à Dieu, tout n’est que bonté et patience. Oh ! quelle bonté ! Oh ! quelle patience !

Il y a un an nous quittions Goedgedacht. Nous étions heureux, pleins d’espoir et de confiance. Aujourd’hui, semblables à des nautonniers qui ont rassemblé les débris d’un naufrage, nous ne savons trop où les vagues nous poussent. Tout le monde paraît n’avoir que peu de confiance dans l’expédition ; il n’y a ni vie, ni entrain parmi nous. On se traîne, on murmure beaucoup, on prie peu. J’ai rarement passé un jour plus triste que celui-ci. Le seul moment béni que j’aie eu, c’est ce matin, quand j’ai laissé les wagons aller en avant et que je suis resté seul dans la forêt à prier. Je me croyais retrempé et fortifié ! Hélas ! n’est-ce pas dans ces moments-là que Satan redouble de fureur ? Aussi le jour s’éteint-il dans les nuages.

La seule chose que nous admirions dans ces vastes et mornes solitudes, ce sont les nuances si variées du feuillage d’automne. J’ai fait à Christina un bouquet de ce feuillage. Je ne pourrais trouver d’emblème de ma vie et de moi-même plus frappant d’exactitude. Pauvre feuille d’automne, jaunie, décolorée, flétrie et à demi desséchée, où vas-tu ?

Déka, 19 juillet. — Un jalon, enfin ! Un autre encore, Pandamatenga, et nous serons au Zambèze ! Quel beau jour !

Pandamatenga, 20 juillet. — Pandamatenga est un charmant endroit. Mais je n’étais pas en harmonie avec la nature et, au milieu de ces merveilleuses beautés qui généralement remuent si profondément mon âme, je me sentais comme un exilé, ou comme un prisonnier qui ne les admire qu’à travers les barreaux de sa tour. Oh ! la liberté, la liberté ! Quand, Seigneur, me délivreras-tu de ce corps de mort ? … « Quand les pensées s’agitent en foule au-dedans de moi, tes consolations réjouissent mon âme. » (Psaumes 94.19)

Là Coillard apprend de « tristes nouvelles ».

Les Barotsis sont en guerre, leur chef (Ngouana-Ouina) a disparu, on a arrêté mes messagers, ou plutôt ceux de Khama à Séchéké, coup de foudre qui fait voler en éclats le peu d’espoir dont j’essayais encore d’entourer les restes de notre malheureuse expédition. Ai-je véritablement tenté la Providence, comme on me l’insinue, en frayant mon chemin jusqu’ici coûte que coûte, me jetant tête baissée dans un labyrinthe de difficultés, quitte à crier ensuite à Dieu pour qu’il m’en délivre ? Mais non, mon Dieu connaît le vœu et la prière de mon cœur. Je ne veux pas croire à ces mauvaises nouvelles, et encore moins céder au courant qui sape, en mugissant, le peu de courage qui me reste. Seigneur, soutiens-moi !

26 juillet 1878. — Des rumeurs confuses, de la nature la plus inquiétante, continuent à nous arriver des Barotsis. Que la volonté de Dieu soit faite et non la nôtre !

Le soir du même jour, à 10 heures, Coillard arrivait à Léchoma.

Après avoir béni Dieu ensemble, nous cherchâmes sommeil et repos ; mais nous étions trop fatigués pour dormir.

C’est là qu’était l’établissement de M. Westbeech, une grande tente et quelques huttes. Le messager de Khama, apprenant l’arrivée de Coillard, vint le joindre à Léchoma, lui apprit la déposition et la mort du roi des Barotsis, Ngouana-Ouina, et l’avènement d’un autre roi, Robosi (actuellement Léwanika), auquel avait été envoyé un messager ; mais il fallait attendre son retour quinze jours au moins.

Léchoma, dimanche soir, 28 juillet. — La journée a été bien remplie : service avec nos gens, puis service anglais. Je voulais parler sur l’enfant prodigue, mais je fus entraîné par ce beau passage : « Il y a de la joie dans le ciel, etc. » On était très attentif. L’après-midi nous allâmes visiter les natifs et les inviter à un service spécial. Ils vinrent, il y en avait quarante à cinquante ; tous furent très attentifs. Asser, Éléazar et moi-même nous leur parlâmes de Jésus et de son amour, et puis je leur fis répéter, jusqu’à ce qu’ils le sachent à peu près, ce premier vers d’un cantique sessouto :

Ke rata Yesu, hoba o nthatiléa.

a – J’aime Jésus car il m’a aimé.

Le nom de Jésus chanté et loué au Zambèze ! Des Masoubias, des Batokas, des Barotsis, des Makololos, des Bamangouatos, des Bassoutos, des Français, des Écossais, tous d’une voix chantant près du Zambèze :

Ke rata Yesu, hoba o nthatilé.

Ce service remua profondément mon âme ! Le Seigneur ne nous ouvrira-t-il pas une porte chez les Barotsis ?

Jeudi 1er août. — Le Zambèze ! Rêvé-je ou est-ce une réalité ? Mais non, l’illusion n’est pas possible. Nous l’avons contemplé de nos yeux, tout le jour, ce beau fleuve dont la course majestueuse semble se jouer parmi les îlots boisés qui le parsèment, se divisant pour les entourer mollement, puis se reformant, pour nous permettre d’embrasser d’un coup d’œil la puissance de son volume et la grandeur de cette nappe d’eau qui a plus de 1000 mètres de large. Je m’étais fait une assez juste idée du Zambèze, mais la beauté des sites et des points de vue qui se déroulent à chaque pas à nos yeux, dépasse tout ce que l’imagination pourrait concevoir.

La plus grande beauté pour moi, la plus grande merveille, c’est de retrouver ici, sur les rives du Zambèze, le Lesotho et les Banyaïs. Ces Masoubias, ces Batokas, parlent un dialecte du sékhalaka, c’est leur langue maternelle ; mais tous comprennent et parlent parfaitement le sessouto, non pas du tout comme une langue étrangère, mais bien comme leur propre langue. Je savais que le sessouto se comprenait plus ou moins dans ces parages, mais je croyais que c’était surtout chez les Barotsis. Que toutes ces tribus riveraines du Zambèze aient adopté le sessouto, c’est ce qui ne cesse de m’étonner.

Coillard, pour passer le temps jusqu’au retour de la réponse du roi des Barotsis, organise une petite caravane, formée d’hommes de diverses peuplades de cette région, et il se rend aux chutes Victoria (1er au 14 août). Chaque soir, après le repas, il réunit ses gens pour leur enseigner un cantique.

Dimanche 4 août 1878. — Le seul point noir et inquiétant à l’horizon est toujours l’issue, le succès de notre entreprise. Mille fois le jour, je demande au Seigneur ce qu’il veut faire de nous, et s’il ne lui plaira pas d’ouvrir la porte des Barotsis à l’Évangile. Mais je n’entends pas de réponse. Je suis toujours flottant entre la crainte et l’espoir, mais lesté par une inébranlable conviction que nous sommes dans le chemin du devoir, et une ferme confiance dans le Maître. Il y a tant de raisons pour faire échouer notre entreprise, mais il y en a tant aussi pour qu’elle réussisse. Le Seigneur peut ouvrir la porte que Satan s’efforce de barrer. J’ai cette confiance.

N’est-ce pas une chose étonnante que nous soyons venus frapper à une autre porte des Banyaïs, après que la première s’est fermée sur nos talons ? En effet, les Banyaïs, les Barotsis et toutes les tribus qui sont soumises à ceux-ci, appartiennent à la grande famille des Makhalakas parlant des idiomes de la même langue, avec cette remarquable différence que les Barotsis parlent et comprennent le sessouto. N’est-ce pas frappant ? Et quelle merveilleuse direction du Seigneur si, après nous avoir enlevés du milieu de petites tribus morcelées et ennemies les unes des antres et que nous ne comprenions pas, il nous avait conduits vers une nation qui nous comprend et d’où notre influence pourrait s’étendre, qui sait jusqu’où ? Jusqu’à présent, nous connaissons quatre principaux chefs sous lesquels se trouvent les différentes tribus des Makhalakas : Lobengoula, Mozila, Khama et Robosi. Chez les deux premiers la porte est fermée ; Khama a des missionnaires, il ne reste que Robosi. Le Seigneur permettra-t-il que cette porte aussi soit fermée à son Évangile ? O mon Dieu, souviens-toi de tes promesses et de toutes nos prières !

10 août. — Je comprends maintenant les souffrances qu’a dû endurer Livingstone, en particulier, comme tous les voyageurs en général, si tous ces porteurs ressemblent aux nôtres, gens de mauvaise volonté s’il en fut, et qui possèdent l’art infernal de vous provoquer pour l’amour seul de la provocation.

Samedi 17 août. — Hier, sont arrivés deux hommes de Séchéké et de Mparirab. Ils étaient désireux de voir le morouti (missionnaire) qu’on attendait chez les Barotsis. Des arrangements, disent-ils, ont été pris pour qu’à mon retour des chutes, le chef de Mparira me fasse conduire à Séchéké. C’est Morantsiane, le chef principal de Séchéké, qui a donné ces ordres et envoyé ce message. Oh ! comme mon cœur a bondi en entendant cela ! Je n’ai jamais demandé à aller à Séchéké, et voilà qu’avant même de savoir quelle réponse va venir de la capitale à mon sujet, on m’offre de me conduire à Séchéké. N’est-ce pas comme si le Seigneur ouvrait la porte et inclinait les cœurs de ces gens à nous recevoir ? Oui, mais voici un autre nuage qui obscurcit l’horizon et une légion de doutes qui assaillent notre pauvre, pauvre petite foi. Il y a des bruits de guerre chez les Barotsis.

b – Île sablonneuse et aride, au confluent du Chobé et du Zambèze ; trois chefs barotsis, subordonnés les uns aux autres, y étaient établis, gardant l’entrée du pays. (Coillard, Sur le Haut-Zambèze, p. 47.)

Je passai presque toute la nuit à méditer sur ce que je devrais faire et, après beaucoup de prières, nous fûmes d’avis que je devais, sans perdre de temps, me rendre à Mparira, où je pourrai me mettre au courant des affaires et d’où il me serait facile de me rendre à Séchéké, si je trouvais que les circonstances me le permissent.

19 août 1878. — « Tous les boucliers de la terre sont à l’Éternel ! » (Psaumes 47) Voilà une bonne parole dans un temps où Satan a lâché les chiens de la guerre pour arrêter les progrès du royaume de Jésus-Christ et nous fermer l’entrée du pays des Barotsis. Hier nous étions tristes, bien tristes des nouvelles ou plutôt des rumeurs qui ne cessent de nous arriver. Je ne me désistais pas des plans que j’avais faits. Mais cette parole du Seigneur, perçant tous les bruits de guerre, trouva le chemin de nos cœurs et me fit un grand bien. S’il le veut, il peut mettre fin à toutes ces guerres ; un « assez » de sa part suffit. J’ai confiance en lui. S’il me conduit, lors même que je ne vais que là où je puis poser un seul pied et que j’ignore encore où je dois poser le second, il me suffit.

Coillard, accompagné de quelques-uns de ses gens, partit, ce même jour, de Léchoma, laissant sa femme, sa nièce et plusieurs de ses gens au campement ; il traversa le Zambèze et fut reçu par Mokoumba, chef de l’île de Mparira.

C’est le Lesotho, le Lesotho au Zambèze ! Mon cœur déborde de reconnaissance et de joie. Le Seigneur ne fera-t-il pas prospérer mon voyage ? Un pas à la fois ! telle est ma devise maintenant.

Mparira, 21 août. — Je me sentais fort abattu hier et ce matin. Je voudrais pousser les affaires et je ne le puis pas. Je suis retenu ici. Nous essayons d’évangéliser.

Mparira, jeudi 22 août. — Ceux qui se confient à l’Éternel ne seront jamais confus ! Il les conduit pas à pas. J’ai vu d’abord clairement le chemin s’ouvrir devant moi jusqu’à Mparira. Je ne voyais pas plus loin. Aujourd’hui il s’ouvre jusqu’à Séchéké, pas plus loin. Mais, à mesure que le soleil brillera sur mon sentier, le brouillard et les ténèbres se dissiperont. Sois béni, mon Dieu, tu as exaucé ma prière ! J’ai peu dormi la nuit dernière. J’ai écrit et lu longtemps, j’étais préoccupé, mais dans un esprit de prière et de ferveur. Je me sens comme porté par la prière, les prières des saints sans doute, et la présence de mon Sauveur. Jamais sa présence ne m’a été plus douce ; Satan est toujours là, rôdant comme un lion rugissant ou sifflant comme un serpent qui se cache. Oh ! non point à nous, non point à nous, mais à ton nom, Seigneur, donne gloire.

Morantsiane, chef de Séchéké, désirait voir le missionnaire ; le départ fut fixé au samedi 24 août.

Sur le bord du Zambèze, dimanche 25 août. — En route pour Séchéké et, qui sait ? peut-être pour le pays des Barotsis. Le Seigneur est tout bon comme il est tout-puissant. Pas à pas, comme jour après jour, c’est l’exercice de la foi. Mais qu’il fait bon sentir qu’on dépend de Dieu et qu’on peut se reposer sur lui. Que bienheureux est celui qui se confie en lui ! Mon cœur est tout plein et déborde, et je voudrais le soulager en l’épanchant.

Il faut être bref, car mon encre, qui était desséchée, s’est renversée jusqu’à la dernière goutte et j’ai dû avoir recours à de la Worcester sauce que j’ai versée dans l’encrier et cela même n’ira pas loinc.

c – Jusqu’au retour à Léchoma, l’encre a manqué, et le journal est écrit avec cette sauce, qui devient de plus en plus pâle.

Séchéké, mardi 27 août 1878. — Dieu soit loué ! Ébénézer. Jusqu’ici le Seigneur nous a secourus. Lui seul sait avec quel tremblement et quelle défiance de moi-même je suis arrivé. « De force en force » (Psa.84.8). Ah ! oui, de force en force, parce que c’est de faiblesse en faiblesse. Ma grâce te suffit ! a dit l’Éternel. Rien de plus, mais rien de moins que sa grâce. Il m’est impossible de dire ce qui nous attend. Je regarde aux feuilles et aux brins d’herbe que le vent agite, mais je ne puis pas encore deviner de quel côté il souffle. Mes regards sont toujours tournés vers Celui qui tient les cœurs dans sa main et les incline comme des courants d’eau, et je lui demande mille fois le jour : « Mon Père, ne feras-tu pas prospérer mon voyage ? »

A son arrivée à Séchéké, Coillard fait la connaissance de Morantsiane.

Comme Mokoumba, Morantsiane et tous les noms des chefs sont des titres héréditaires. Moi aussi, qui viens ici après Livingstone, on me fait l’héritier de son titre. Je ne puis dire l’étrange impression que cela me fit de me voir — ou entendre — affublé ainsi à l’improviste d’une dignité à laquelle je n’ai aucun droit. Hélas ! chausser un pauvre pygmée des bottes d’un géant comme Livingstone ! Je m’y perds et cela m’humilie. Je profitai de l’occasion pour leur expliquer tout cela et leur dire franchement que je n’avais aucun droit à être appelé ngaké (médecin) puisque je ne l’étais pas. On m’attribua des motifs de fausse modestie et je restai tout le jour ngaké ! Oh ! si le vêtement de cet Élie, et non pas le titre seulement, était tombé sur moi !

Séchéké, jeudi 29 août. — Eh bien ! voici de nouveaux obstacles. Le Seigneur éprouve la foi de ses enfants. Mais le succès nous est assuré, en dépit de la rage de Satan.

Le message de Khama au roi des Barotsis avait été si dénaturé en route qu’il n’y était pas même fait mention de l’expédition de Coillard :

Après six semaines d’attente, tout était donc à refaire. Il fallut accepter de bonne grâce les excuses et les protestations de bienveillance de mes hôtes. Ils dépêchèrent immédiatement un messager dont le retour est attendu à la Fin du mois de septembre.

Séchéké, 30 août. — C’est ce matin que sont partis les messagers envoyés par les chefs chez le roi des Barotsis. Hier soir, on me montrait la nouvelle lune et on m’assurait qu’ils seraient de retour avant qu’elle ne « soit morte ». Quelle consolation ! Quant à moi, on me laisse parfaitement libre ou de rester ici à attendre leur retour et de faire venir ma famille ou de retourner à Léchoma.

Je suis dans une grande angoisse d’esprit. Ce qui m’afflige surtout c’est notre désappointement. Nous n’avons jamais douté que nous puissions repartir avant la saison des pluies, soit avant novembre. Et voilà tous nos plans à peu près renversés. On m’assure que, si le chef me reçoit bien, c’est une impossibilité qu’après l’avoir visité, je le quitte immédiatement. Il n’y faut plus songer. Que faire ? Retourner ? Renoncer à ouvrir ce nouveau champ ? Ou bien, une fois de plus, mettre sur l’autel nos plans les plus chers et nos personnes et tout ? Sans doute que plus d’un chrétien qui a été à l’école du renoncement s’étonnerait de mon langage. Pour moi, je suis prêt à tout, mais le Seigneur sait l’histoire du cœur de chacun de ses enfants. Il sait bien ce que souffre ma femme et ce qu’elle va encore souffrir.

Séchéké, dimanche 1er septembre 1878. — J’ai l’esprit dans un étau. Je ne sais que faire. Retourner ou non à Léchoma. Le pour et le contre sont également forts et, pour moi, la volonté de Dieu est encore dans les ténèbres. Rien de plus difficile que de connaître la volonté de Dieu. Mille pensées m’obsèdent et je suis dans une grande détresse. Sûrement la lumière se fera sur mon sentier. Il me guidera de son œil.

Après le premier service, il y eut de grandes libations de bière au village et la majorité des hommes y étaient ivres. Nous ne pûmes pas avoir de service l’après-midi. Je pris mes hommes avec moi et nous allâmes au bord de l’eau où nous lûmes ensemble Romains ch. 6 à 8, et nous priâmes. Cela me fit du bien. Le fleuve, poli comme un miroir, reflétait les derniers rayons du soleil ; des canots y glissaient tout doucement et s’y miraient avec complaisance ; c’était la paix et la sérénité au dehors. Au dedans, dans ma pauvre âme, tout était bien sombre et bien triste. J’étais en proie aux luttes les plus angoissantes. Morantsiane et les petits chefs avaient reçu de mauvaise grâce ma décision de retourner à Léchoma ; mais, tout considéré, c’est le meilleur plan et je m’y arrête.

Mardi soir, 3 septembre. — Encore ici à Séchéké, mais à la veille de partir.

Les chefs ont fait des difficultés, ont atermoyé.

Ce que j’ai souffert dans mon esprit en pensant à Léchoma ne peut pas se dire. Et voilà, si l’attente a été pénible, que sera-ce du désappointement de ma femme quand elle apprendra que le chemin des Barotsis n’est pas encore ouvert ? Elle qui me croyait sans doute bien loin maintenant et près d’arriver au Borotsi ! Ah ! le Seigneur seul sait les épreuves de ma pauvre foi. Je ne suis pas un Gédéon, cependant je suis placé en présence d’impossibilités tout aussi grandes.

Coillard quitta, en effet, Séchéké le 4 septembre ; au retour, il arriva malade à Léchoma, et pendant quelques jours sa vie fut en danger.

13 septembre. — Me voici de nouveau sur pied, faible, bien faible, mais en pleine convalescence, reprenant mes plans et le cours de mes pensées d’il y a huit jours. « Mon âme, bénis l’Éternel ! » (Psaumes 103)

Le même jour, Khosana, un des membres de l’expédition, mourait, et on l’enterrait le samedi 14 septembre, au matin.

Nous sentions tous que ce tombeau aurait pu être creusé pour moi et que chacun de nous avait le pied sur le bord de son propre tombeau. A qui le tour ? A quand ? O mon Dieu ! épargne-nous selon tes grandes compassions !

Coillard entre en négociations avec les chefs pour transporter toute l’expédition à Séchéké, mais que de lenteurs ! Finalement, les chefs ne veulent rien faire avant que la réponse du roi soit arrivée.

Mercredi 18 septembre. — Jusqu’à la fin de la semaine prochaine je ne perdrai pas patience. Je serais bien désolé si, par leurs délais inconcevables, les Barotsis nous mettaient dans l’alternative de me laisser surprendre par la saison des pluies ou de retourner sans avoir rien fait. Ma confiance est dans le Seigneur. C’est son œuvre à lui. C’est étrange ce à quoi est suspendu le succès ou l’insuccès de notre entreprise. Des poules, à qui l’on administre, sous mon nom, une dose de poison, vomissent-elles ? C’est bon signe, je suis un homme recommandable. Meurent-elles ? Hélas ! je ne suis qu’un moloï, un sorcier, digne de la plus affreuse mort. Les poules et le poison jouent un grand rôle dans la vie des Barotsis. Il n’est pas de gens plus superstitieux ni plus adonnés qu’eux à l’empoisonnement. C’est à tel point que les blancs, nos voisins, jurent qu’ils ne voudraient pour rien au monde vivre parmi eux et font tout ce qu’ils peuvent pour nous dissuader d’aller à Séchéké.

Vendredi 20 septembre. — La mort de Khosana nous est toujours comme un cauchemar dont nous ne pouvons nous délivrer. Nos gens sont mornes et tristes.

Mme Coillard est malade. Coillard lui-même est très faible. L’étoffe, qui sert de monnaie dans le pays, manque.

Samedi 21 septembre 1878. — Nous voilà dans une vraie difficulté. C’est une autre épreuve de notre foi. Sûrement le manque d’une pièce d’étoffe n’entravera pas notre expédition.

Dans notre solitude nous croyons plus que jamais à la communion des saints. Jamais nous ne nous agenouillons sans porter, dans nos prières, les noms de nos frères et de nos amis devant le Trône de la grâce. Nous vivons avec eux. Nous parlions d’eux hier soir encore, voyageant du Lesotho à Natal, de Natal vers l’intérieur, de là, dans la Colonie jusqu’à King-Williamstown et au Cap, puis, à travers les mers, en Angleterre et en France, avec une rapidité qui nous faisait rêver.

Le Seigneur nous accordera-t-il la joie de retourner ensemble au Lesotho et de visiter ensemble l’Europe ? Que de fois nous nous demandons cela. Comme nous voudrions, une fois au moins, pénétrer les secrets de la Providence ! Mais voilà, pas à pas. C’est l’école de la foi.

Je ne puis m’empêcher d’espérer et de croire que le Seigneur sanctifiera notre deuil pour le bien de toute l’expédition, pour nous faire porter abondamment des fruits de paix et de justice. Pour ma part, je crois vivre plus près du Seigneur et plus en vue de l’éternité. Et je crois remarquer aussi un changement autour de nous. Il est facile de mourir. La mort n’est redoutable qu’à distance ; quand on la voit de près, elle n’est plus ce roi des épouvantements qu’on la supposait être, mais une messagère amie qui vient appeler l’enfant de Dieu et l’introduire en la présence glorieuse de son Sauveur. C’est ce que nous nous disons constamment l’un à l’autre. Il semble que ce soit pour nous une matière d’expérience et, en effet, il en est ainsi. En m’amenant si souvent au bord du tombeau, le Seigneur a voulu nous familiariser avec la mort et nous montrer que, là aussi, sa grâce nous suffit.

Léchoma, samedi 28 septembre. — Toujours point de nouvelles de Séchéké. S’il faut que la patience ait une efficacité parfaite, c’est une œuvre singulièrement difficile, un miracle de la grâce de Dieu. Nous avons l’esprit surchargé d’anxiété en voyant le temps passer, jour après jour, et la saison des pluies approcher à grands pas. Nous dormons peu. Nous prions ensemble et cherchons, par la foi, à nous cramponner au Maître. Il sait que nous sommes ici dans cette prison et ce n’est pas la première fois que l’Évangile est entré dans un pays à travers une prison. L’épreuve est dure à la chair, mais je suis sûr que, quand elle sera passée, nous aurons fait, de la bonté de Dieu, de sa présence, de sa communion et de ses bénédictions, des expériences que nous n’aurions pu faire ailleurs.

« Le Seigneur nous a baptisés dans les eaux profondes de l’affliction, écrit Coillard au major Malan (29 septembre 1878). Je crois encore que le Seigneur a sanctifié cette épreuve pour nos propres âmes, qu’il veut en faire une bénédiction pour le Lesotho, et s’en servir pour la défense de sa cause dans cette partie de l’Afrique. « Ce tombeau, disait un des évangélistes, est une prise de possession du champ des Barotsis et sera un appel au renfort. »

Ici, à Léchoma, nous sommes comme dans une prison, incapables de bouger et condamnés à attendre. Excepté la tente d’un marchand, il n’y a aucune trace de créature humaine et les forêts qui couvrent des collines de sable sont infestées de lions et de panthères. En dépit d’une forte palissade qui entoure notre camp, les lions ont tué et emporté tous nos chiens ; le dernier a été tué, il y a quelques nuits, dans l’intérieur même de notre enceinte fortifiée, devant la porte de notre tente.

Nous ne pouvons pas assez admirer les tendres soins et la bonté pleine d’amour de notre Père. Tout récemment encore, nous ignorions la présence de bêtes féroces dans ces parages. Les hommes dormaient dehors sous un abri ouvert ; pendant longtemps, la palissade n’était pas terminée, car j’étais absent et divers devoirs nous avaient absorbés ; durant une semaine entière, Mme Coillard resta seule avec ma nièce et un noir, et elle se croyait en parfaite sécurité dans cette redoutable solitude. Le Seigneur s’est souvenu de sa promesse : « Aucun mal n’approchera de ta tente » (Psaumes 91.10). »

Lundi 30 septembre. — L’épreuve est d’autant plus grande que les traders d’ici nous débitent à satiété, sur le compte de ces Barotsis, les histoires les plus incroyables. A en croire l’un d’eux, les Barotsis sont l’essence même du mensonge, de la duplicité, ils sont d’enragés superstitieux, ne respirent que sang et carnage ; ce sont des empoisonneurs de profession, des empoisonneurs passionnés, et on me prédit que, si je vais chez eux, je suis sûr d’en faire moi-même l’expérience. C’est charmant d’avoir la perspective d’aller si loin pour boire la ciguë ! C’est cependant une chose certaine que Jésus est venu dans le monde pour sauver les pécheurs. Les Barotsis sont de ces pécheurs, portons-leur donc cette bonne nouvelle. Quant à notre sécurité parmi eux, je n’ai pas la moindre crainte. Je laisserai avec confiance Christina à Séchéké. Notre point de vue n’est pas celui des traders.

Vendredi 4 octobre 1878. — Les jours s’écoulent lentement, lourdement et péniblement. Attente, incertitude et avec tout cela des tristesses. C’est une bien triste prison que ces bois ! On pourrait s’éprendre même d’une araignée, comme Silvio Pellico, en faire une amie et un passe-temps, si on n’avait pas des devoirs et des responsabilités qui vous écrasent.

Hier, la forêt était en flammes. Le bruit, les feux, c’était quelque chose de terrifiant. Nous nous y prîmes à temps pour protéger notre campement, et l’incendie, poussé par un vent furieux, passa tout à côté de nous et balaya le vallon voisin. Je pensais à Malachie 3.19.

Lundi 7 octobre. — Léchoma, encore et toujours Léchoma, et déjà le 7 octobre. Et nous ne sommes pas plus avancés que le jour de notre arrivée, peut-être moins. L’épreuve est dure pour la chair, et mystérieuse ! Si seulement j’étais tout seul, il me serait plus facile de prendre mon mal en patience. La chaleur devient de plus en plus suffocante. La forêt est comme une fournaise, le wagon même est intenable de jour et, de nuit, c’est un four où l’on étouffe.

17 octobre 1878. — Ce temps d’incertitude, qui devrait être sanctifié par la patience et la prière, est une dispensation mystérieuse du Seigneur. Il fait toutes choses bien. L’ennui et la maladie visitent notre campement en habitués ; Christina, elle, languit.

Je me suis adonné à versifier les psaumes en sessouto et j’en suis au trente-septième. Ne pouvant pas prêcher aux églises du Lesotho, ce m’est une satisfaction de chanter pour elles.

Jeudi 16 octobre. — Il faut communiquer à Éléazard la décision à laquelle nous sommes arrivés. Lorsque la lune, qui en est déjà à son dernier quartier, « mourra », il faut qu’il revienne. Alors je ferai mon possible pour aller faire mes adieux aux chefs de Séchéké. C’est dire donc que notre pauvre expédition sera venue jusqu’ici pour trouver un nouveau naufrage. Mon cœur se serre en écrivant une telle pensée ! Avant de la regarder en face et de me soumettre, de violents combats ont déchiré mon cœur. Ne mettons-nous pas des limites aux ordres du Tout-Puissant ? Si j’étais tout seul, je n’hésiterais pas à attendre, dut la saison des pluies m’arrêter. Mais je ne puis pas prendre sur moi d’exposer de chères et précieuses vies, sans y être contraint par la Providence. Ce serait criminel, aux yeux de bien des personnes, d’imposer à d’autres des sacrifices qui peuvent entraîner celui de leurs vies. Donc, après le 1er novembre, plus d’espoir si jusque-là nous ne recevons, du roi des Barotsis, aucun appel favorable. Notre campement devient de plus en plus silencieux et triste. Tous les soirs, au coucher du soleil, on ferme l’entrée de la palissade à cause des bêtes féroces, nous sommes encellulés et plus moyen de sortir. Christina est toujours malade.

d – Éléazar Marathane était parti pour Séchéké le 20 septembre.

Léchoma, samedi soir, 19 octobre. — Des nouvelles enfin ! Mais quelles nouvelles ! Le roi des Barotsis ne veut pas me permettre d’aller dans son pays, parce que c’est un pays malsain ! J’attends les explications qu’on me donnera. C’est certainement un coup de foudre. Mais il ne nous a pas tués. Le Seigneur sait ce qu’il fait, lui. Pour moi, je ne crois pas que notre expédition doive être sans fruits. Le Seigneur tire le bien du mal. Si notre expédition a manqué, elle a manqué par la base, mais nous, nous étions dans le chemin du devoir. Je suis heureux d’être venu au Zambèze. Si j’avais rebroussé chemin à Mangouato, je ne me le fusse jamais pardonné. C’est déjà quelque chose d’être venu ici pour constater que la porte est fermée, pour servir d’affiche, « Quoi qu’il en soit, mon âme se repose en Dieu. »

Coillard, laissant sa femme à Léchoma, partit pour Séchéké (25 octobre). En route, au bord du fleuve, il rencontra le major Serpa Pinto, le célèbre explorateur portugais, qu’il tira d’une assez mauvaise affaire avec les indigènes et pour lequel il se prit d’amitié. [Serpa Pinto, né en 1846, entreprit, en 1877, un voyage dans le Sud de l’Afrique. Parti de Benguéla le 12 novembre 1877, il explora les bassins du Couando et du Zambèze, suivit ce dernier fleuve jusqu’aux chutes Victoria et de là, descendant vers le sud, il atteignit Chochong, Prétoria et Durban (1879), ayant ainsi traversé le continent africain de l’ouest à l’est. Ce fut au cours de ce voyage qu’il rencontra M. et Mme Coillard, comme il le raconte dans son ouvrage : Comment j’ai traversé l’Afrique, de l’Atlantique à l’océan Indien, à travers des régions inconnues, Paris, 1881, 2 vol. in-8. Le major Serpa Pinto est mort en 1900.]

« M. Pinto est aimable, écrit Coillard à sa femme le 22 octobre ; il veut rester ici pour déterminer la position et la jonction des rivières. Il pense aller à Léchoma demain ou après-demain. Sois bonne pour lui, comme tu sais l’être. »

Arrivé à Séchéké (26 octobre), Coillard veut s’expliquer avec les chefs ; que signifiait le message du roi ? Il offre de monter en canot vers celui-ci sous sa propre responsabilité :

Toute mon éloquence resta sans résultat. Je leur donnai le temps de réfléchir, mais je considérai ma cause comme perdue. Une longue conversation que j’ai eue avec Morantsiane ne me laisse aucun espoir sur la possibilité d’aller maintenant au Borotsi. Il ne peut pas prendre sur lui d’enfreindre la loi du pays et de me laisser aller seul, surtout après le refus du roi. Il ne le peut pas, car il y va tout simplement de sa vie. Donc inutile d’insister.

Mais maintenant que faire ? Encore une fois devant une muraille. Pauvre expédition ! Pauvres églises du Lesotho ! Mon cœur saigne à la pensée de tant de sacrifices, et d’un naufrage aussi complet. Je m’interroge nuit et jour. Qu’aurais-je dû faire que je n’aie pas fait ? Quelles sont mes bévues ? Où gît la faute capitale, la cause de nos échecs répétés et de nos désastres ? D’autres, à distance, auront la vue plus perçante. Il n’est pas de faute plus grande que celle de ne pas réussir ! O mon Dieu ! sois miséricordieux, toi !

Tandis que Coillard attendait, du bon vouloir des chefs, des canots pour regagner Léchoma, un chef arriva, le 1er novembre, avec ce message qui lui était adressé par le roi des Barotsis :

Le roi te fait saluer, Ngaké, beaucoup, beaucoup. Il est très heureux de ton arrivée au pays des Barotsis. Mais tu le trouves récemment établi sur le trône, il vit encore dans les champs. Ce n’est que maintenant qu’il va bâtir sa capitale, il n’a pas encore de maison. Il ne peut donc recevoir qui que ce soit à présent. Mais, si tu désires quitter le pays avant la saison des pluies, pars en paix, mais reviens en hiver (en avril à peu près).

Je questionnai et questionnai de nouveau le chef ; tout ce que je pus obtenir de lui nous convainquit que le roi était sérieux et sincère et qu’il n’était nullement question d’une simple visite, mais d’une invitation à fixer notre résidence dans son pays.

Vendredi 1er novembre 1878. — « J’ai attendu patiemment l’Éternel, il s’est tourné vers moi et a ouï mon cri. » (Psa.40.1) Aujourd’hui encore j’eus une nouvelle audience avec les chefs et tous m’assurèrent, dans les termes les plus clairs et les plus explicites, que le roi désirait que nous vinssions nous établir chez lui. « Quant à tes enfants, ajouta-t-on, les évangélistes et leurs familles, il est évident que tu dois venir avec eux. » Voilà qui est assez clair, si on peut s’y fier. Dans ce cas, le Seigneur fera encore prospérer notre entreprise.

Des chefs de Séchéké doivent encore monter à la capitale et s’engagent à transmettre des nouvelles à Coillard. Le 1er novembre, Éléazar tomba gravement malade à Séchéké ; le 2 novembre, Coillard reçoit de mauvaises nouvelles de sa femme ; la famine sévit au camp de Léchoma ; Serpa Pinto est malade à la mort. Coillard est retenu à Séchéké ; après avoir à grand’peine trouvé des canots, il ne peut trouver des rameurs.

Samedi 2 novembre. — Et moi emprisonné ici. Je me sens triste et brisé. Le Seigneur nous éprouve sévèrement. Trop ? Oh ! je n’ose pas le dire ; mais la chair est faible certainement. Si seulement j’étais près de ma bien-aimée ! Qui sait ? M. Serpa Pinto vit-il encore ? Elle-même, dans quel état est-elle ? Survivra-t-elle à tant de fatigues ?

Séchéké, dimanche 3 novembre 1878. — Je ne vis que de prière ; mon âme se pâme d’angoisse auprès du Seigneur, je me cramponne à lui, car lui seul peut nous secourir. La lettre de Christina m’a tout à fait bouleversé. Je suis cloué ici, je vis à Léchoma. Que ne donnerais-je pas pour savoir ce qui s’y passe ?

Mardi 5 novembre. — Je pensais qu’Éléazar ne verrait pas le jour, et il est encore avec nous ; il a même plus de connaissance qu’hier, mais il ne parle pas. Ce matin, nouvelle crise comme celle d’hier ; une fois la crise passée, sa figure creuse prit une expression de ravissement qui me fit éclater en sanglots. Je puis sangloter, car je suis seul. Tout le monde a peur de nous et Asser est endormi.

Eléazar ne semble plus avoir sa connaissance. Son visage rayonne d’une expression de suavité et de bonheur. Oh ! que ne suis-je à sa place ! Va en paix, Éléazar, mon bien-aimé. Tu nous as aimés, tu nous as servis fidèlement et affectueusement. Pour nous, le vide ne sera jamais comblé. Mais, si le Maître t’appelle, serviteur privilégié, va, oui, va ! Que nos prières, nos larmes et l’affection la plus grande ne te retiennent pas. Ne nous attends pas. Notre tour viendra un peu plus tard. Toi, pars et jouis du bonheur des saints, tandis que tu nous laisses sur le champ de bataille !

Et pourtant j’ai prié, j’ai crié, j’ai pleuré. J’ouvre ma Bible et je n’y trouve que des promesses : « Invoque-moi au jour de ta détresse, je t’en délivrerai et tu me glorifieras ! » Esprit du Dieu trois fois saint, explique-moi le mystère de la Providence. Seigneur ! vas-tu me rendre mon Éléazar ? Je le crois. Mais non, ce n’est pas le mien, c’est le tien. Que ta volonté soit faite, Seigneur !

Soir. — Eléazar est entré dans son repos vers 8 heures du soir. Le Seigneur a été sourd à mes cris et n’a pas regardé mes larmes. Mais qui lui disputera ce qui est sien ? Il fait bien toutes choses, même lorsqu’il afflige ses enfants. Il l’avait donné, il l’a ôté, que son saint nom soit béni ! Mon cher Éléazar ! Je compte parmi les bénédictions reçues, le privilège d’avoir pu passer avec lui ses derniers jours et lui prodiguer mes soins. Comme il était sensible à tous mes égards ! Oh ! quel vide ! Quelle épreuve ! Seigneur console ma bien-aimée et soutiens-la.

Séchéké, mercredi 6 novembre. — Enterrement d’Éléazar ! Non, je ne les oublierai jamais ces derniers moments. J’eus hier matin un rayon d’espoir. Avaler était devenu pour lui presque une impossibilité et, chaque fois que j’essayais de lui faire prendre une goutte de quoi que ce soit, c’était appeler une crise, surtout lorsque je le mettais sur son séant, appuyé sur ma poitrine. Je lui dis que s’il avait de l’affection pour moi il ferait l’effort d’avaler un dernier remède. Avec quel courage il se soumit, pauvre ami ! Mais il était trop tard ; la mort mit bientôt son empreinte sur son visage et je compris que le Seigneur exigeait le plus coûteux sacrifice qu’il ait daigné demander de nous, dans ce voyage. J’eus une terrible lutte, et, pendant qu’Asser chantonnait des cantiques, je me retirai à l’écart pour déposer aux pieds du Seigneur ce qu’il me demandait.

Dès lors, je me sentis plus calme et plus fort. Mon malade tomba dans une torpeur toujours plus grande. Je priai avec lui et, une fois encore, il dit amen à ma prière. Il ne parla plus ; seulement, jusqu’à peu d’instants avant sa mort, quand je l’appelais il répondait encore ntaté (mon père), mais rien de plus. C’est le dernier mot que prononça sur la terre celui que je serais heureux d’appeler ntaté dans le ciel. « Ntaté » et il retombait dans sa léthargie. Bientôt même il ne répondit plus à ma voix, il nous regardait, puis fermait les yeux, et ses lèvres en mouvement nous disaient qu’il n’était plus des nôtres ; il conversait sans doute avec Jésus lui-même et ses anges. Quel spectacle pour lui ! spectacle voilé à nos yeux. Nous ne voyions que souffrances, deuil, tristesse ; lui voyait la gloire où il allait être reçu en triomphe.

Au coucher du soleil, je vis qu’il n’irait pas loin ; il ne sentait plus même la plume dont je me servais pour humecter ses lèvres. Maintenant tout combat était fini. Il était parfaitement immobile ; pas une plainte, pas un soupir, pas l’ombre d’un râle, mais une respiration courte, saccadée, de plus en plus irrégulière.

Tout le monde nous avait quittés ; nous avions, en vain, essayé d’acheter un peu de graisse pour éclairer cette hutte mortuaire ; on voulait tirer avantage de nos circonstances d’une manière trop flagrante ; force nous fut de nous contenter du peu que nous avions. Nous passâmes donc deux heures environ dans un profond silence, attendant, à chaque instant, de recueillir le dernier soupir de notre frère. Cette figure, que l’approche de la mort avait rendue méconnaissable, à peine éclairée par la lueur incertaine de notre veilleuse, avait quelque chose de très solennel. Elle ressortait en relief des épaisses ténèbres de cette misérable hutte et de ce sombre corridor où se passait le dernier acte de la vie de notre frère.

Nous ne nous sentions pas disposés à parler. La respiration devenait à chaque instant plus courte, plus saccadée. Bientôt elle cessa tout à fait, puis reprit, cessa de nouveau, reparut enfin, et cessa pour toujours, laissant cette dépouille mortelle illuminée de je ne sais quelle beauté d’expression. Son dernier soupir n’avait été que la dernière exhalation d’une âme qui est en paix, de l’âme d’un voyageur épuisé qui arrive enfin à la maison paternelle. Ses yeux mêmes n’étaient qu’entr’ouverts. Je lui fermai les paupières et nous accompagnâmes de nos prières l’entrée de notre ami dans la gloire.

Nous avions devant nous la mort, mais la mort vaincue. Cette dépouille mortelle n’était plus qu’un tombeau, que l’âme, prenant son vol vers son Dieu, laissait vide, oui, mais aussi tout illuminé d’espérance et de vie, comme celui de Jésus.

Nous veillâmes longtemps auprès de notre frère. J’essayai de manger, je ne le pus ; j’avais froid, je ne me sentais pas bien. Asser me fit du feu dans la cour et une tasse de thé, et j’essayai, pour l’amour de lui, de soutenir aussi bien que possible la conversation. Naturellement nous ne pouvions parler que d’Éléazar et de l’œuvre chez les Barotsis. Puisse cette affliction être bénie et sanctifiée pour l’âme d’Asser comme pour la mienne !

J’allai me coucher vers le matin ; mais, dès l’aurore, il fallut être sur pied. Ce n’est pas sans difficulté que je parvins à arranger les détails de ce premier enterrement chrétien. Morantsiane voulait absolument qu’il se fît de pleine nuit et à l’insu de tout le monde, puis qu’on creusât la fosse bien loin dans les bois. Je m’y refusai et tout alla à ma satisfaction, beaucoup mieux que je n’avais osé l’espérer. J’allai d’abord, avec Asser et les gens de Morantsiane, chercher l’endroit de la sépulture. Je choisis un arbre sur le bord de la forêt, à cinq minutes du village, et laissai Asser surveiller le creusement de la fosse. Pendant ce temps les chefs, à mon invitation, vinrent, l’un après l’autre, dans la cour et je leur parlai longuement de notre évangéliste défunt, de la manière dont nous envisagions la mort, etc… La fosse une fois finie, grâce à une poignée de jeunes gens que nous donna le chef, je fis placer, sur un brancard grossièrement fait, le corps que je couvris de mon drap. Puis j’allai appeler les chefs ; ils me suivirent à contre-cœur, mais enfin ils me suivirent, un peu à distance, jusqu’à notre « cimetière ». Je leur expliquai ce que nous faisions, et leur parlai de la mort et de la résurrection. Nous nous finies un devoir de chanter ; une prière termina ce service funèbre pour lequel le Seigneur me donna de la force et de l’empire sur mes sentiments. Je crois qu’il fit impression. Tant que cela a duré, on était très attentif. Une des femmes du chef demanda si on n’allait pas pleurer ce défunt. Et qui l’aurait pleuré ? Mes auditeurs, en allant à ces humbles funérailles et en en revenant, causaient, riaient, plaisantaient, peut-être, en partie, pour cacher leur frayeur superstitieuse, mais aussi parce qu’ils ne pèchent pas par un excès de sentimentalité.

Le temps était en parfaite harmonie avec nos sentiments et les nuages qui s’étaient amoncelés sur nos têtes furent les seuls qui mêlassent leurs larmes aux nôtres.

Coillard réussit à partir le soir même :

Je fis une dernière visite à cette hutte où j’avais fait de si dures expériences. Je ne la quittai pas sans émotion. Morantsiane, les autres chefs et nombre de gens m’accompagnèrent aux canots. On causait, on riait beaucoup autour de moi. Je crus que mon cœur allait éclater quand je me vis seul en canot avec Asser.

Il fallut camper sur un îlot.

La nuit se passa sans pluie et je dormis profondément. Le lendemain le temps était beau. Je reçus la réponse de Christina à mon premier message. Elle aussi est « dans les grandes eaux » ; vagues de difficultés sur vagues de difficultés viennent fondre sur elle. Hélas ! elle ne pouvait croire qu’Éléazar fût sérieusement malade. Elle lui envoyait salutations et provisions spéciales ! Je ne pouvais contenir mon émotion. Comment lui annoncer la nouvelle ? Pour me calmer, j’écrivis en sessouto quelques stances sur Éléazar, cela me soulagea. Mes bateliers éprouvèrent terriblement ma patience, je ne pouvais les faire avancer.

Dès qu’il eut abordé, Coillard prit les devants.

Je pressai le pas à travers les solitudes silencieuses. Je n’étais plus qu’à une lieue ou une lieue et demie de Léchoma. Je vis, à travers les buissons, quelque chose de bleu à quelques pas devant moi. C’était ma chère femme avec le major Serpa Pinto ; ils venaient à ma rencontre ou plutôt à la rencontre d’Éléazar. J’étais pétrifié d’étonnement : « Avant tout, dit ma femme, où est-il, dis, où est-il ? » — « Il est au ciel, chérie, et son tombeau à Séchéké. » — « Est-il donc mort, vraiment ? » Je gardai le silence et nous regagnâmes notre camp, parlant peu.

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