François Coillard T.2 Missionnaire au Lesotho

XVI
en europe
1880

Londres. — Paris. — Rapport sur la mission du Zambèze. — « Allez, visitez les églises. » — En Suisse. — Paris. — En Angleterre. — Mort de Molapo. — Vacances en Écosse. — Lyon. — « Une machine. » — Lettres à un enfant. — En Suisse.

Coillard écrivait à M. Casalis, de Londres, le 20 février 1880, le jour même de son arrivée :

« Vous le voyez, nous sommes enfin en Angleterre et à votre porte, grâces au Seigneur. Après un délicieux séjour de quinze jours à Madère avec nos amis Buchanan, nous nous sommes embarqués le 15 février. La traversée a été des plus éprouvantes ; une mer houleuse, qui balayait furieusement le pont, nous a, à peu près tout le temps, retenus prisonniers dans nos cabines. Nous avons entendu parler de beaucoup d’accidents survenus à d’autres navires, mais nous, nous ne pouvons que bénir le Père qui a veillé sur nous avec tendresse et nous a amenés à bon port.

Nous sommes arrivés hier soir, à 9 heures, à Plymouth. A 11 heures, nous étions déjà en chemin de fer, volant vers Londres où nous arrivions ce matin à 5 heures.

Votre aimable lettre du 18 nous y attendait pour nous souhaiter la bienvenue. Merci. Je suis touché de la prévoyance et des égards de ces messieurs du Comité, qui pensent que nous avons besoin de quelque temps de repos. Repos ne veut pas dire oisiveté. Notre petit séjour au Cap, le voyage du Cap à Madère, nos deux semaines dans cette belle île nous ont fait, à moi surtout, un bien immense. Je me sens déjà tout autre. Vous me trouverez peu changé. On m’a dit qu’en m’embarquant au Cap, je semblais avoir au moins cinquante-cinq ou cinquante-six ans ; maintenant que j’ai rajeuni de dix ans, dit-on, c’est raisonnable.

Vous trouverez en tous cas, cher Monsieur, que j’ai conservé pour vous personnellement toute la vénération et l’ardente affection que j’ai conçues lors de mon entrée à la Maison des Missions. »

Déjà au Cap et encore à Londres, Coillard dut s’occuper de politique et plaider la cause des Bassoutos ; la néfaste guerre dite des Fusils allait éclater, provoquée par des mesures iniques de désarmement que les Anglais voulurent appliquer aux Bassoutos ; on comprend l’angoisse que ressentit Coillard, à ce sujet, durant tout le temps de son séjour en Europe.

« Il ne faut pas se le dissimuler, notre position est des plus délicates. Ceux qui prétendent épouser la cause des natifs opprimés ne s’en servent que pour les intérêts d’un parti politique. Quoi que nous fassions, la ruine de la nation des Bassoutos est imminente, qu’ils rendent les armes ou non ; c’est, quant aux hommes, une simple question de temps et de circonstances. Seulement, nous savons que Dieu règne. »

Une entrevue avec Sir Michaël Hicks Beach, ministre anglais des Colonies, qui ne put avoir lieu que le vendredi 6 mars, retarda pour Coillard son départ d’Angleterre ; il eut la joie de rencontrer à plusieurs reprises le major Malan.

« Un soir, raconte-t-il, j’assistai à une réunion d’adieux de trois jeunes gens et d’une dame partant pour la mission du Congo. L’un d’eux me reconnut, quoique je fusse arrivé tard et me fusse assis à l’écart, et, dans son discours, il fit allusion à « son ami M. Coillard ». Je le regardai et pensai qu’il me faisait un honneur immérité en m’appelant son ami. Ayant été invité, contre mon attente, à monter à la tribune, je priai mon ami inconnu de me donner une petite explication au sujet de ce certificat d’amitié qu’il avait bien voulu m’accorder : « Quoi ! vous ne me connaissez pas ? » — « Non, Monsieur. » — « Je dois donc avoir bien changé, car nous nous sommes rencontrés chez les Matébélés ; lorsque vous étiez prisonniers, vous m’avez souvent reçu à votre table et témoigné de la bonté. » C’était un chasseur, un jeune homme courant le monde, sans Dieu et sans espérance. Il revint, se convertit et maintenant il part pour le Congo, à la tête de cette bande de missionnaires. Les voies de notre Dieu sont merveilleuses ! »

Le 9 mars, Coillard arrivait à Paris :

« Bénissez le Seigneur avec nous ; unissez-vous à nous pour reconnaître sa bonté ! Il nous a conduits et protégés ; il nous a amenés ici en santé et en paix. Nous pouvons chanter le psaume 23 avec des cœurs débordant de reconnaissance.

Nous sommes arrivés à Paris avant-hier soir. Après vingt-trois ans d’absence, nous ne pouvions pas croire que nous fussions de nouveau dans la capitale du monde, le centre de la civilisation moderne, et dans les bras de notre vénéré directeur. Il nous semblait rêver. Le lendemain, nous allions à la vente des Missions. Je n’aurais pas voulu la manquer pour rien au monde ; l’objet m’en est trop sympathique. Elle se fait pour l’éducation des enfants des missionnaires. Nous n’avons pas d’enfants, nous, mais nous nous intéressons d’autant plus à ceux de notre petite colonie du Lesotho. L’avouerai-je ? Au milieu de tout ce monde qui se pressait dans la salle, nous éprouvâmes d’abord un sentiment, d’isolement et de tristesse. Nous ne reconnaissions personne, et personne ne nous reconnaissait. Nous étions étrangers dans notre patrie ! Après tout, les figures seules avaient changé, les tentes terrestres seules avaient vieilli. Aussi, du moment que notre présence se fut ébruitée, nous retrouvâmes-nous au milieu de connaissances et d’amis.

Si vous nous demandiez quels sont maintenant nos plans, je dirais tout simplement que nous n’en avons aucun. Nous laisser conduire pas à pas, faire, à chaque moment, l’œuvre que le Maître nous assignera, glorifier son nom, servir la cause des Missions dans la mesure de nos forces, quand et où nous serons appelés à le faire, tel est notre but et notre désir. »

Dès lors les réunions succèdent aux réunions. Dans le journal intime, qui n’est qu’une sèche énumération, les noms des anciens amis se suivent jour après jour : le docteur Henri Morin, Mme André-Walther, Eugène Bersier, Edmond de Pressensé, Decoppet. Coillard prépare son rapport au Comité des Missions ; il le présente le 5 avrila. Ce rapport débutait par ces paroles :

aLa Mission au Zambèze. Rapports présentés par M. le missionnaire Coillard et par M. le pasteur Appia. Paris, 1881, in-8.

L’esprit missionnaire est un esprit d’agression et de conquête. Toujours plus loin ! c’est sa devise. Nos jeunes églises du Lesotho, comme celles de France, le comprennent.

Après avoir passé en revue les diverses contrées où il avait été question que les églises du Lesotho portassent l’Évangile, il conclut :

Du Limpopo au Zambèze il ne se trouve pas de tribu que nous puissions évangéliser. Si donc nous voulons trouver un champ de mission, force nous est d’aller jusqu’au Zambèze. C’est la seule alternative qui nous reste. C’est là la raison qui nous a conduits chez les Barotsis.

Suit un aperçu du pays, de la population, de la langue :

Toutes ces tribus échelonnées sur le Zambèze parlent différents dialectes, mais communiquent entre elles par le sessouto, la langue que nous parlons au pays des Bassoutos. On dirait un quartier reculé de ce pays ; mêmes mœurs et coutumes, comme aussi même langue. La nationalité de nos évangélistes leur donne droit de cité parmi ces tribus et leur assure une influence spéciale. Si je dis que nos écoles du Lesotho, que nos livres et que tout ce qui sort de notre presse, pourraient servir à l’œuvre des Barotsis, que le premier évangéliste mossouto venu pourrait, le jour même de son arrivée au Zambèze, se mettre à enseigner, ce sont là, pour une mission nouvelle, des avantages qu’il suffit d’indiquer.

Coillard rappelle qu’après son départ de Léchoma, on lui a transmis l’invitation réitérée du roi des Barotsis de venir jusqu’à lui.

Cette mission où l’élément indigène entrerait pour la plus grande part, devrait dès le début se composer au moins de deux missionnaires européens consacrés et, si possible, d’un ou de deux artisans européens, ce qui serait un grand secours et une notable économie. En cas de décès, nous devons être prêts à remplacer les morts. De la fréquence des décès dépendra naturellement le chiffre plus ou moins élevé des dépenses.

Après quelques données budgétaires, Coillard termine :

Entreprendre une œuvre à laquelle Dieu ne nous appelle pas, ou refuser de mettre courageusement la main à l’œuvre qu’il nous fait l’honneur de nous proposer, sont deux écueils que nous voulons éviter. Arriver à une conviction sincère et profonde du devoir, voilà ce qu’il nous faut. Prendrons-nous notre parti de nous enfermer dans les limites du petit pays du Lesotho que d’autres sociétés commencent à nous disputer ?

Sommes-nous déterminés à ne pas chercher de débouché pour la vie et pour l’action de nos églises indigènes ? Si nous acceptons cette alternative, alors résignons-nous d’avance à renoncer au progrès ; laissons d’autres évangéliser des tribus dont nous possédons la langue ; renonçons à nous avancer vers l’intérieur. Travaillons parmi les Bassoutos, sans avoir l’ambition de franchir les bornes de leur pays et de leur existence. Pour cela aussi il faut un certain héroïsme. Mais Dieu, s’il le faut, peut nous le donner.

Si, au contraire, nous ne pouvons accepter cette alternative, envisageons franchement les sacrifices que nous devrons faire. Pour moi, la question de fonds pâlit devant celle des hommes. Il nous faut des hommes pour le Lesotho, il nous en faut pour le Sénégal, il nous en faudra pour les Barotsis. Mais si nous avons la conviction que cette œuvre nous est donnée par Dieu, nous ne nous laisserons décourager ni par les dépenses, ni par les revers, ni surtout par les morts de ceux qui succomberont à ce poste d’honneur.

Qu’on le comprenne bien, dans cette entreprise, la responsabilité doit surtout reposer sur les églises de France, sur vous, Messieurs, qui les représentez. Les églises du Lesotho ont fait de sérieuses expériences depuis qu’elles donnèrent essor au premier élan de leur enthousiasme. Elles ont compris la grandeur et les exigences de cette œuvre, et elles ont senti leur faiblesse. Elles ne sont pas découragées, mais c’est à vous qu’elles regardent. Elles vous suivront, mais ne demandez pas qu’elles vous devancent.

Je n’ai rien dit de l’opinion de mes collègues, ni de celle de leurs troupeaux. Elles vous sont connues. Nos discussions en Conférence et en synode ont été caractérisées surtout par une extrême prudence, et par la crainte de trop engager la responsabilité des églises du Lesotho et de trop les compromettre.

La question de la nouvelle mission fut renvoyée à la Commission exécutive qui, le 3 mai, présentait son rapport dont elle avait chargé M. Georges Appia. Ce rapport commençait par un court historique de l’entreprise ; il concluait qu’il fallait soutenir les chrétiens du Lesotho dans leur désir « de ne pas garder pour eux seuls le trésor de l’Évangile que Dieu leur a confié. Personne ne saurait méconnaître dans ce désir un symptôme de santé religieuse. Ne serait-il pas possible et glorieux que la nation chrétienne des Bassoutos, sauvée de la ruine par l’Évangile, consacrât à son tour à l’Évangile ses forces les plus vivaces ? La Société de Paris ne doit pas abandonner la tradition des temps de nos pionniers et laisser à d’autres l’esprit de conquête. »

Après avoir rendu hommage à Coillard qui « a bien mérité de la Société et des Missions en général », M. Appia ajoutait : « Mais ce qui est plus important que cette approbation, c’est que, pas un seul instant, notre frère n’a hésité dans sa résolution, et que ni lui, ni ses compagnons, n’ont jamais douté que ce ne fût la voie indiquée par Dieu. Sans donner aux faits intérieurs et aux impressions qu’on pourrait appeler psychologiques, une importance qu’elles n’ont pas, il nous sera permis de reconnaître, dans cette assurance, un témoignage à l’appui de la direction générale que nous suivons. Nous entrons ici sur un terrain personnel, où nous sommes tenus à la réserve. On ne saurait désirer de transformer un missionnaire capable et fidèle en un explorateur. Dans le cas actuel, il ne s’agit pas du tout de détacher nos ouvriers du champ modeste de la prédication de l’Évangile, pour en faire des explorateurs et des géographes ; mais, le fait actuel est que M. Coillard a quitté sa station de Léribé, que cette station est pourvue, qu’il a développé, dans l’expédition du Zambèze, des qualités qui semblent le désigner spécialement à être, pour un temps, missionnaire pionnier, et que, sans anticiper sur les décisions du Comité devant lesquelles la Conférence a dit vouloir se récuser, il se déclare prêt à continuer l’œuvre ou le travail de reconnaissance qu’il a commencé. Une pareille offre doit aussi peser dans la balance de nos décisions. »

Après ce rapport, le Comité conclut « qu’il sera envoyé au Zambèze une nouvelle expédition chargée de mieux reconnaître le terrain et munie de pleins pouvoirs pour fonder une station dans l’emplacement le plus sain et le plus favorable qui pourra être trouvé, dans le voisinage immédiat ou éloigné de la vallée des Barotsis. « Pour assurer à la nouvelle mission les ressources qu’elle réclame et sans lesquelles il serait imprudent et coupable de la fonder, il sera fait appel à l’intérêt spécial des églises de langue française et à tous les soutiens de notre œuvre ; M. Coillard sera invité à visiter ces églises pour réveiller en elles l’intérêt missionnaire et les engager à contribuer largement à son expédition. »

Coillard écrit : Le Comité, profondément impressionné, tant par le devoir impérieux qui semblait s’imposer que par les responsabilités nouvelles que ce devoir entraînait avec lui, sentit que c’était aux chrétiens eux-mêmes dont il tient son mandat qu’il fallait en appeler. « Allez, me dit-on, visitez les églises et que Dieu soit avec vous ! » Et nous nous mîmes en campagne.

Coillard séjourna à Paris jusqu’au 5 mai ; puis, passant par le Berry (5 au 10 mai), il se rendit en Suisse où il visita de nombreuses localités dans les cantons de Neuchâtel et de Vaud. Le 14 mai 1880, il écrivait de Neuchâtel :

« Vous voyez que nous sommes en Suisse ; durant notre séjour à Paris, nous avons été littéralement surchargés. Le Comité et les amis nous disaient : « Il faut vous reposer ! » et l’un semblait plus décidé que l’autre à ce que nous ne le puissions pas. C’était tout de la bonté et cela nous eût certainement attristés si nous avions rencontré de la froideur et de l’indifférence. L’intérêt n’était pas pour nous, mais pour notre œuvre, et nous en rendons grâce à Dieu.

Une remarque générale que les braves gens ne peuvent retenir, même ceux qui ne m’avaient pas connu auparavant, est celle-ci : « Ah ! Monsieur, je vous croyais beaucoup plus grand. » J’ai répondu à un ami de Genève qui, pas plus tard que hier, me le disait : « A distance, toute chose prend de plus grandes proportions. Dites donc à vos amis de Genève que je suis très petit, un petit homme, très petit ; le Maître seul est grand. » Il faut qu’il croisse et que je diminue.

Journellement, il y a bien des choses qui me mettent face à face avec ma petitesse, mon néant. Parfois je suis grandement tenté de désespérer ; seule la compassion du Seigneur me soutient.

Parfois, je trouve beaucoup de curiosité et quelque intérêt. Tout le temps que nous avons été à Paris, nous avons travaillé comme des chevaux de fiacre : dîners et réunions presque tous les jours. J’ai eu l’occasion de lancer quelques flèches parmi les ministres et dans les hautes classes de la société. Pauvre moi ! Il m’est arrivé parfois d’oublier mes gants ! et, tandis que quelques-uns me félicitaient de ma fidélité et de ma franchise, d’autres, sans doute, pensaient qu’il était inouï et suprêmement audacieux de parler ouvertement à des messieurs et à des dames en toilette et bien gantés qui planent dans les plus hautes régions de la société.

Une dame qui me recevait à dîner me dit : « Oh, Monsieur ! que vous nous avez donc intéressés, hier soir, chez M. un tel ! N’est-ce pas que ce soir vous nous direz des choses très palpitantes ? »

Néanmoins, il y a plus que cela. Nous avons eu une réunion spéciale aux Billettes, une des grandes églises de Paris ; c’était comble et j’ai parlé deux heures devant un public attentif. Le Seigneur m’a soutenu et j’ai senti sa présence. Lorsque, tout tremblant, je descendais de la chaire, un jeune homme d’une trentaine d’années vint à moi, me donna une vigoureuse poignée de mains, et me dit : « Je vais avec vous au Zambèze. » Cela me toucha jusqu’aux larmes. Ce jeune homme est un artiste peintreb qui a mis son talent sur l’autel et travaille dans l’œuvre de M. Mac All. C’est lui qui avait organisé les grandes réunions d’enfants où j’ai parlé à Belleville et au Cirque. Son cœur y fut remué ; il me disait alors : « Il me semble que le Seigneur m’appelle pour aller, mais… j’ai une mère ! … » Quelques jours après, le jour même de la grande assemblée aux Billettes, sa mère chérie était portée au cimetière.

b – Il s’agit de M. Frédéric Christol, qui partit avec Coillard en 1882 et qui a été missionnaire au Lesotho jusqu’en 1908.

Nous avons quitté Paris pour venir ici pour des réunions. Nous avons passé par le Berry où je suis né, j’ai visité ceux qui restent de ma famille et diverses églises. J’y étais un étranger, je ne reconnaissais que peu de personnes et une vieille femme éclata en pleurs quand elle me vit ; elle était catholique, c’était une amie de ma mère. J’ai senti que je n’ai pas de patrie ici-bas ; ma patrie c’est le ciel ! J’ai pleuré sur la tombe de ma mère, mais non parce qu’elle est morte. Quelle triste chose que de revenir sur la terre ! »

De la Suisse, Coillard retourna en Angleterre, d’où il écrivait à M. le pasteur Georges Appia :

Sevenoaks, 28 juillet 1880.

« Ne me demandez pas ce que nous faisons, nous. La vie que nous avons menée en Suisse vous expliquera celle que nous menons en Angleterre. Mais nous plaindrions-nous de ce que des amis s’intéressent à l’œuvre de Dieu qui nous est confiée ? Le Maître nous a conservé jusqu’ici force et santé ; nous l’en bénissons.

Je crois que notre œuvre du Zambèze, plaidée chaleureusement en Angleterre, pourrait y exciter un bien grand intérêt. Ce que nous avons à cœur, nous, c’est que cette œuvre soit éminemment française. Avons-nous tort ? Mais comptons bien avant de commencer la tour !

Il faut que nous étendions notre organisation et plantions fermement nos racines, autrement nous végéterons et nos projets mourront paralysés. J’espère que le Comité envisagera franchement et courageusement la question de décentralisation, et, loin d’y voir une atteinte à son autonomie, y verra plutôt un agrandissement de ressources et d’influence. Le statu quo en France serait le statu quo en Afrique. A de nouveaux efforts dans le champ des Missions, doivent aussi et avant tout correspondre de nouveaux efforts dans le Comité tout d’abord et puis dans les églises. Il faut absolument que la Mission acquière le droit qui lui revient dans les grands centres religieux. »

Londres, 6 août 1880.

Londres ! Encore une borne que nous passons, une nouvelle étape que nous venons d’accomplir. Quelques-unes encore, puis viendra la dernière et le voyage sera terminé. C’est ainsi que la vie, à mesure que nous avançons, devient de plus en plus solennelle.

Londres, c’est le centre du tourbillon de la vie commerciale moderne. Et cette vie se personnifie en quelque sorte dans ce labyrinthe de voies ferrées, dans ces trains qui se croisent, s’entrecroisent, sifflent, jusque sur les toits des maisons ou, comme s’il n’y avait plus de place au soleil, s’enfoncent et circulent dans les profondeurs obscures, sous les fondements de la cité fiévreuse, vomissant partout des flots d’êtres humains. A voir ces multitudes se presser, se coudoyer, courir hors d’haleine à leurs affaires, l’étranger éprouve une pénible impression. Après tout, Londres est un désert pour lui, s’il n’y connaît personne. Et je comprends la détresse de ces deux enfants que nous trouvâmes un jour tout sanglotants. Ils avaient perdu de vue leurs parents, et, dans ces milliers de visages qui passaient, repassaient devant eux et les bousculaient au besoin, ils ne voyaient que des étrangers. Ils se sentaient tout seuls. On dit que, dans ce mouvement perpétuel des masses, il n’est pas permis au pauvre de s’arrêter. Veut-il reposer un instant ses membres fatigués sur le seuil d’une porte, aussitôt un sergent de ville lui crie sans pitié : « Move on ! move on ! Passez plus loin ! » Et plus loin il passe pour s’entendre répéter le même ordre impérieux : « Passez plus loin ! » — jusqu’à ce qu’enfin il cherche un refuge dans le tombeau.

Malgré tout cela, j’aime Londres. Il y a vingt-trois ans, j’y passais en route pour l’Afrique. Je ne savais pas un mot d’anglais. Aujourd’hui, mes impressions de Londres, pour être différentes, n’ont pas effacé les premières, au contraire. Il est vrai qu’à côté de grandes opulences, il y a d’abjectes misères. Mais rien de plus touchant que de voir la générosité, la charité et l’activité que déploient les chrétiens. Les Anglais sont riches, dit-on. Oui, mais ils savent donner, et au besoin se donner ; reconnaissons-le. Je n’apprendrais rien aux amis des Missions si je leur faisais la nomenclature des œuvres individuelles qui se poursuivent à Londres. Une de celles qui nous a le plus intéressés, c’est celle des cafés. En passant devant ces « palaisc » vous ne les trouverez en rien différents des autres ; mais entrez, tout change. Pour quelques sous, vous avez d’excellent café ou thé, à volonté, avec pain, beurre, confitures, etc. ; vous pouvez même vous y assurer un bon lit moyennant la modique somme de 1 fr. 25 par jour. Et puis, derrière, se trouve une salle bien éclairée qui se remplit tous les soirs, et où l’on prêche l’Évangile. Je n’oublierai pas de sitôt le bon accueil qu’on nous y fit deux ou trois fois, et avec quel sans-façon on applaudissait ce que j’avais à dire. Ces pauvres gens voulurent faire une collecte. Je m’attendais à quelques sous et on me remit plus de 50 francs. Un cocher de fiacre, à l’issue de la réunion, vint à moi et me dit : « C’est moi qui vais vous conduire chez vous, dans ma voiture. » Au bout d’un moment, nous roulions, et rien ne put le décider à accepter, des mains d’un ami, le prix de la course.

c – Nom que les Anglais donnent à des débits de liqueurs.

Nous avons trouvé plusieurs de ces cochers de fiacre, en qui nous avons reconnu des frères en Christ. De telles rencontres, à Londres, sont particulièrement agréables. Que ceux qui vont dans les carrefours, le long des chemins et des haies, pour presser les pauvres et les mendiants d’entrer dans la salle du festin, prennent donc courage : leur travail n’est pas vain devant le Seigneur.

Des réunions qui nous ont tout spécialement intéressés sont celles de Mildmay. Nous y avons entendu des discours admirables du Dr Bonar, d’Aitken et de notre cher frère Théodore Monod. Mais un des traits caractéristiques de ces réunions, c’est la part qu’y ont prise des laïques, des hommes comme M. Stev. Blackwood, lord Polwarth. Quelle puissance il y a dans la piété de tels hommes ! J’ai remarqué la même chose partout où j’ai été ; les laïques ont forcé leur chemin et se sont mis à la brèche, même dans l’église anglicane. Et ce qui m’a non moins étonné, c’est leur connaissance des saintes Écritures. De fait, partout où vous allez, vous n’entendez parler que d’études bibliques. On dirait que ce n’est que maintenant que l’on vient de découvrir cette mine de diamants. Aussi jamais n’en a-t-on tiré de plus grandes richesses.

Une connaissance précieuse que nous avons faite à Mildmay, c’est celle d’une excellente personne, Mme C…, de Brighton, qui a suivi notre œuvre en Afrique depuis vingt ans et qui était venue à Londres exprès pour nous voir. L’éternité nous révèlera tout ce que nous devons aux prières de cette fidèle amie. C’est un de ces canaux que nous ignorions, par lesquels nous avons reçu de grandes bénédictions.

A peine les réunions de Mildmay terminées, commençaient celles du jubilé des Écoles du dimanche. Nous assistâmes, entre autres, à la grande démonstration, au Palais de Cristal. Un tel événement est une date dans la vie d’un homme. Il me semble encore entendre ce chœur de cinq mille voix choisies, dans l’enceinte du palais même, puis celui de trente mille dans le jardin du palais, exécuter non pas des morceaux de musique pour faire de l’effet, mais des cantiques louant le Seigneur. Il y a dans de telles démonstrations et dans leur popularité quelque chose qui impressionne profondément, et qui révèle le secret de la puissance de cette nation. A chaque pas, ce secret se trahit ; les monuments publics le proclament. Chez nous, vous voyez partout : « Liberté, égalité, fraternité ! » Ici des inscriptions de ce genre : « Toute gloire est due à Dieu seul, » ou bien encore sur le frontispice de la Bourse : « La terre appartient à l’Éternel avec tout ce qu’elle contient. »

Après les réunions dont je viens de parler, je trouvai qu’on m’avait taillé du travail. Aussi, accompagné de notre ami dévoué, le major Malan, je me mis courageusement en campagne et plaidai pour l’Afrique et le Zambèze, partout où l’on m’en donna l’occasion. Nous débutâmes par le palais de la Chambre des communes ; le capitaine Gossett y avait convoqué, dans ses salons, des amis chrétiens, des personnages distingués qui prennent un grand intérêt à l’évangélisation de l’Afrique. Des réunions de salons eurent lieu ici et là ; puis nous fîmes un tour dans la province.

Partout nous eûmes des réunions intéressantes, chacune ayant son cachet particulier. Ici, c’était un colonel qui présidait en vrai style britannique, et la réunion avait un cachet martial ; là, c’était le maire de la ville, dans une salle publique ou à la mairie même ; ailleurs, encore, c’était un pasteur de l’église anglicane qui s’était mis en frais pour l’occasion, avait élevé une grande tente sur la pelouse de son jardin et convoqué l’élite de la ville ; ailleurs, c’était un évêque même, M. Moule, qui a travaillé de longues années en Chine, comme missionnaire, et va y retourner comme évêque. Pensez un peu : la Chine plaidant pour l’Afrique et l’église anglicane donnant un témoignage d’affection aux églises réformées de France et de Suisse.

Aller ainsi de lieu en lieu, faire chaque jour de nouvelles connaissances et voir de nouveaux visages, il y a là quelque chose de pénible et qui demande plus de courage qu’on ne le croit. Mais près d’un brave, qui se sentirait lâche ?

Le moment de notre visite en Angleterre était des plus mal choisis. C’était la fin de la saison ; tout le monde était fatigué de meetings et de collectes, et je suppose qu’en voyant les affiches annonçant le Rév. F. C. et le major Malan, plus d’une personne s’est dit : « Eh quoi ! encore un meeting ! encore une collecte ! »

Nous avons un mauvais renom en Angleterre comme en Suisse ; on croit que nous ne voyageons que pour mendier. Un lord, pour qui j’avais une lettre de recommandation, m’invita chez lui, s’excusa de n’avoir pu assister à telle réunion que j’avais tenue, puis me dit brusquement : « Je suppose, Monsieur, que vous êtes venu collecter pour votre mission ? » Le rouge me monta au visage. « Non, Monsieur ; mon Maître ne m’a pas donné cette mission. Faire connaître l’œuvre qu’il nous a confiée, c’est notre seul but. Quant aux fonds dont nous avons besoin, si le Maître veut que nous fassions son œuvre, il saura nous les fournir. Nous aurons atteint notre but si nous réussissons à intéresser les chrétiens à cette œuvre. Ils donneront de bon cœur, et sans que nous les sollicitions, pour une œuvre pour laquelle ils prient. » Avec de tels principes vous étonnerez-vous si nos collectes sont peu fructueuses ? Mais que nous servirait-il de collecter l’argent qu’il nous faut, et puis, une fois l’œuvre entreprise, de nous sentir seuls et délaissés ? L’argent se trouvera ; le principal, c’est un intérêt vivant qui nous soutienne, une fois que nous serons à la brèche.

Il ne m’est pas possible de dire jusqu’à quel point nous avons réussi, ma femme de son côté et moi du mien, dans cette sérieuse mission. Nous ne l’avons nullement cherchée et nous ne l’avons entreprise qu’à notre corps défendant. Car, permettez que je le dise, je suis jaloux pour les chères églises de ma patrie. La mission du Zambèze, si nous l’entreprenons, ne doit pas être anglaise, mais française, franco-suisse, si possible. Que les églises de France et de Suisse nous disent qu’elles reculent devant la tâche, alors d’autres pourront l’entreprendre. Mais j’aurais de la douleur au cœur de voir que nos chères églises se laissent ravir leur gloire et leur couronne. Je pose la question sur la conscience des pasteurs évangéliques de ma patrie. O frères bien-aimés, ne faisons pas l’œuvre du Seigneur lâchement et à demi. Elle est trop grande pour cela ! Lorsque les Juifs relevaient les murs de Jérusalem, les chefs prirent l’initiative et le peuple eut à cœur ce travail.

C’est sur ces entrefaites qu’un télégramme vint un jour m’annoncer l’arrivée de mon ami Mabille à Southampton. J’allai, entre deux réunions, lui souhaiter la bienvenue, et passer quelques instants avec lui. Il m’apportait de tristes nouvelles. D’abord, celle du désarmement des Bassoutos. Et les télégrammes sont venus, dès lors, nous causer les plus vives inquiétudes. Maintenant, paraît-il, l’excitation diminue, les Bassoutos ne se révolteront pas, Dieu soit béni ! L’injustice dont ils sont les victimes en est d’autant plus criante, et rien ne saurait l’atténuer, si ce n’est, comme ils disent eux-mêmes, les pauvres gens, qu’ils ont la peau noire. « Et cependant, ajoutent-ils dans leurs prières, c’est toi, Seigneur, qui nous a faits noirs. »

Une autre nouvelle qui nous est allée droit au cœur, c’est celle de la mort d’Azaël. « Azaël mort ! Quelle perte ! » nous écrions-nous. Il était l’aîné de la bande. Converti tard dans la vie par le ministère d’Éléazar Marathane, il était intellectuellement peu développé. Mais, par contre, c’était un des hommes les plus pieux que j’aie connus en Afrique. Asser peint en deux mots dans sa lettre le caractère de notre cher frère Azaël : « C’était un homme doux, débonnaire, qui ne savait pas se quereller. » C’est bien là l’homme, en effet, l’ami de tous, au caractère toujours égal, se nourrissant de la parole de Dieu et de la prière. Il avait une foi simple. Et Dieu l’a pris ! Hélas ! nous tremblons toujours pour l’arche du Seigneur et nous sommes toujours prêts à nous écrier et à étendre les mains pour l’empêcher de tomber ! Le Seigneur sait ce qu’il fait. Est-ce un recommencement de nos deuils ? Allons-nous nous décourager ? Alors, renonçons à l’entreprise avant de la commencer ; mais si nous la commençons, que notre aide soit au nom de Dieu qui a fait les cieux et la terre !

L’autre jour, à une station du chemin de fer souterrain de Londres, je prends nonchalamment un journal et je lis : « Le chef Molapo, du pays des Bassoutos, est mort ! » Je ne vis plus rien, ma vue se troubla. Quoi, Molapo mort ! … O mon Dieu ! que tes voies sont mystérieuses, insondables ! Il faudrait savoir ce que Molapo a été pour moi et aussi peut-être ce que j’ai été pour lui, pendant ma carrière de missionnaire, pour comprendre ce que j’éprouvai. Hélas ! j’étais son Michée ! Il trouvait que, dans le domaine de la religion, je ne lui prophétisais jamais rien de bon ! Lui, comme homme, avait de belles qualités. Il avait de l’intelligence et de la bravoure dans sa jeunesse, ce qui lui avait gagné la prédilection de Moshesh, son père, et lui avait valu une grande influence dans le pays. Il était né pour commander et ne souffrait pas d’opposition. Il faisait trembler tout le monde devant lui. Le prestige de son nom pesait comme du plomb sur tout son district, et le hameau le plus isolé n’y échappait pas. Immensément riche en bétail, comme plus tard en espèces, il se servait de ses richesses pour s’assujettir toutes les volontés. Comme tous les tyrans, il voulait primer en toutes choses et régler par ses caprices les progrès de la civilisation et de l’Évangile.

Sa riche nature avait pourtant de beaux mouvements de générosité qui le mettaient en heureuse contradiction avec lui-même. Mais, jaloux de son autorité et enivré par son prestige et par les adulations de ses petits courtisans, il était devenu méfiant, ombrageux, injuste, cruel et extraordinairement superstitieux. Quiconque a lu le récit touchant de sa conversion ne saurait douter de sa réalité. Chrétien, il eût été le sauveur de la tribu. Malheureusement, il retourna au paganisme et devint l’ennemi le plus acharné et aussi le plus redoutable de l’Évangile. Un peu avant mon arrivée au Lesotho, il persécuta, autant que cela fut en son pouvoir, les chrétiens de son pays, dépouilla les principaux d’entre eux de leur bétail, d’autres de leurs champs ; il était toujours aux aguets pour arrêter si possible un pécheur sur le chemin de la conversion. Et pourtant, sa conscience parlait encore, en dépit de tous les efforts qu’il faisait pour l’étouffer. On assure que, pendant longtemps, il ne s’endormait jamais sans lire la Parole de Dieu et prier, tout en vivant dans le péché. Par moments, ses combats étaient tels que sa raison en était même obscurcie. Il fuyait dans la montagne et se retirait avec quelques serviteurs dans une grotte. J’eus souvent des entretiens sérieusement intimes avec lui. Je lui demandai un jour, dans un de nos tête-à-tête : « Dis-moi franchement, Molapo, qu’éprouvais-tu quand tu t’es converti ? Crois-tu que tu n’étais alors chrétien que de nom, ou bien s’était-il passé quelque chose de réel en toi ? » Il me regarda fixement : « Mon pasteur, dit-il enfin en soupirant, ce n’était pas de l’imagination. Il y avait là dedans — en montrant sa poitrine — un feu qui me dévorait et que je ne pouvais contenir ; mais maintenant, ajoutait-il avec un accent de tristesse amère, tout est éteint et ce n’est plus qu’un tas de cendres. Les choses de Dieu, je ne les comprends plus, c’est comme le bruit d’une voiture qui disparaît dans le lointain. » Une autre fois que j’étais allé solliciter auprès de lui la libération de six de ses femmes, qui devaient être baptisées, il me dit, après une longue discussion : « Je libérerai quatre de ces femmes, mais pas les deux autres. Je sais ce que c’est que d’être converti, mon nom est Jérémie ; ces quatre femmes sont vraiment converties, les autres ne le sont pas, et, si vous les baptisez, vous verrez un jour que j’ai dit vrai. » L’une de ces dernières, en effet, après quelques années de profession, tomba dans le péché et retourna au paganisme.

A mon retour du Zambèze, je le trouvai atteint d’une paralysie partielle qui l’avait défiguré. Mais nos prières n’étaient pas exaucées, son cœur n’était pas amolli. Nos chrétiens étaient toujours en butte à ses vexations. M. Dormoy m’écrivait encore, il y a quelque temps, qu’un autre de nos fidèles se verrait lui aussi obligé, non seulement de quitter la station, mais d’émigrer du pays, à cause des persécutions dont il était l’objet. Et la nouvelle suivante, ce fut celle de sa mort (28 juin). Malgré toutes nos exhortations, toutes nos prières, toutes celles de l’église, malgré ses combats et les cris de sa conscience, il est donc mort renégat, ne vomissant, m’écrivait-on peu auparavant, que « des blasphèmes contre les chrétiens et contre l’Évangile ». Oui, mais qui peut pénétrer les secrets d’une âme avec son Dieu, et qui peut dire qu’à la dernière heure, cet enfant égaré du Seigneur n’est pas tombé entre les bras de son Père ? Ma position vis-à-vis de lui, mon ardente affection pour lui me font éprouver la douleur de David à la mort d’Absalom ! »

Peu après, Coillard apprit, en effet, par la lettre d’un collègue — et avec quelle émotion, on le comprend — que les chrétiens avaient été tenus à l’écart du lit de mort de Molapo, mais que deux femmes de ce chef, converties par Coillard, Lydia et Rahab, « furent appelées, et, par leur moyen, la grande voix de Dieu a pu se faire entendre au moribond. Ces deux femmes ont lu la parole de Dieu à Molapo et prié avec lui. Une nuit, il fondit en larmes, demanda qu’on le sortît d’où il était et qu’on le conduisît chez le missionnaire. Que s’est-il passé dans cette âme autrefois le temple du Saint-Esprit et devenue la demeure de Satan ? »

Coillard, après un nouveau séjour à Paris, revint en Angleterre où il eut la joie de revoir Robert Moffat qu’il n’avait pas vu depuis son séjour à Kourouman. L’état de sa santé exigeait un repos absolu et il alla prendre quelque temps de vacances en Écosse, à Taynuilt, près d’Oban, avec la famille de sa femme. Mme Coillard écrit le 13 août 1880 : « Enfin ce sont les vacances. Maintenant nous sommes tout à fait installés, nous sommes at home, après un jour ou deux de remue-ménage, pour trouver chacun nos places. Une promenade de cinq minutes nous conduit au Loch Étive, nous nous promenons en bateau ou sur le rivage. Mercredi, nous sommes allés goûter dans une forêt sur la rive opposée, mon mari et moi et nos trois neveux, avec un batelier ; tous les autres étaient allés à Oban. Hier aussi, nous sommes tous allés à la pêche sur le lac qui était calme et clair comme de la glace ; c’était si beau de voir dans ce miroir la réflexion de tout le paysage. Mon mari est toujours très occupé de réunions, ce n’est que depuis ces jours derniers qu’il n’en a plus, et maintenant, il a des écritures qui ne finissent pas. Néanmoins, il essaie de s’échapper de temps en temps ; aujourd’hui, il est allé à la pêche du saumon dans une rivière, à quelque distance, et il ne reviendra que ce soir, très tard. »

Coillard, à son tour, écrit le 24 août :

« Nous sommes arrivés ici le 7. Nous n’avons passé que quatre ou cinq heures à Édimbourg, cette belle « Athènes du Nord ». Nous sommes sur les bords du Loch Étive, près du Loch Awe. Mon beau-frère est décidé à me faire apprécier les beautés de son pays d’origine et chaque jour nous faisons une course. Je suis devenu maintenant un vrai touriste.

Dans une quinzaine de jours il nous faudra aller à Perth, à Dundee, etc., reprendre le bâton de pèlerin et circuler. Néanmoins nous jouissons du moment présent. Le Seigneur est bon de nous avoir amenés dans cette solitude pour nous y reposer ; nous en avions besoin, nous sommes reconnaissants.

Je ne peux pas vous dire combien j’admire votre pays. J’ai vu quelques pauvres gens et je les aime beaucoup aussi. Si je pouvais employer six mois à mon gré, je chercherais quelque coin tranquille dans les Highlands.

Les bonnes gens de Paris pensent qu’un missionnaire qui est allé au Zambèze est une éponge à serrer tant qu’on peut. Quand ils ont appris que je venais en Écosse : « Oh ! avant tout reposez-vous, me disaient-ils, et puis écrivez votre livre de telle sorte qu’il puisse être prêt pour Noël ! » Cinq semaines pour écrire un livre ! Quelque ridicule que cela puisse paraître, je me suis mis à l’œuvre, et voilà ! J’ai déjà douze pages écrites ; de ce train-là, cela promet une œuvre posthumed. »

d – Coillard avait commencé alors une rédaction de son journal de voyage que nous avons retrouvée dans ses papiers.

Au milieu d’octobre, Coillard regagnait, par Paris, l’Alsace où il séjournait durant la seconde moitié du mois ; puis il allait à Lyon, d’où il écrivait à M. Casalis (30 octobre 1880) :

« Vous savez que nous n’avons pas perdu un jour depuis notre départ de Paris. Décidément cela devient effrayant. On risque de devenir une machine. Il faut faire l’Alsace en tant de jours, Lyon en tant, Genève en tant, Montbéliard en tant… Je ne sais pas ce que le public pense de nos réunions. A Strasbourg, Niederbronn, Sainte-Marie et Colmar elles ont été bien suivies. »

Coillard a discerné très clairement le danger et il réagit ; il veut à chaque auditoire donner du sien, il sent toute la responsabilité qui pèse sur lui ; il sent que des intérêts supérieurs à ceux de la mission du Zambèze sont engagés. « Chaque fois que nous disons adieu à un endroit, c’est avec un serrement de cœur, écrit Mme Coillard. Mon mari dit toujours qu’il voudrait recommencer pour mieux faire, pour mieux parler et pour mieux témoigner, et cependant cela ne se peut pas, il faut passer outre, et nous le faisons en demandant au Seigneur de bénir lui-même ces paroles qui ont été prononcées avec un sentiment de si grande faiblesse et de les rendre puissantes et fortes par son Saint-Esprit. » Au milieu de cette course rapide, Coillard n’oublie pas ceux jusqu’à l’âme desquels il a pénétré ; ainsi de Lyon (5 novembre), il écrit à un jeune garçon rencontré peu auparavant :

« Mon cher X…, j’aime les gens qui tiennent parole. Vous m’aviez promis de m’écrire, vous l’avez fait, vous m’avez causé un bien grand plaisir. Cela m’a ramené à N… par la pensée. Je vous en remercie.

Mais quel est donc, dites-moi, ce mauvais chien qui s’est permis de vous mordre ? J’espère que vous ne l’agaciez pas. Chez les Banyaïs, où on n’avait jamais vu de visages blancs, la curiosité nous amenait tous les jours des foules d’hommes, de femmes et de petits enfants qui passaient toute la journée à nous regarder. Quelquefois ils venaient si près de nos tentes que nous ne pouvions plus bouger. J’eus alors l’idée d’attacher mon gros chien noir, Bruce, au timon de la voiture pour faire sentinelle. Il comprit, et ses aboiements continuels tinrent en respect les Banyaïs qui en avaient très peur. Mais, un jour, le chef vint nous visiter. Bruce ne voyait en lui rien qui le distinguât du reste des Banyaïs, car il était absolument nu ; il est vrai qu’il avait sur la tête une couronne que j’admire beaucoup, des cheveux tout blancs. Bruce n’y regardait pas de si près ; il ne voyait, dans ce vieillard, qu’un Banyaï qui violait la consigne et il lui planta ses dents dans la cuisse. Le sang coulait. Jugez de notre tristesse. Je grondai Bruce et le pauvre animal prit un air tout triste, mais le mal était fait. Le chef Mayankobé fut immédiatement entouré de ses fils ; et, comme il nous voyait très affligés de l’aventure, il nous tranquillisa, prit un morceau de pain, cracha dessus à profusion, le donna à Bruce, et le mal était ainsi conjuré. Vous comprenez que les médecins banyaïs n’ont pas fait de grandes études, et cependant ils se croient très savants et très sages. C’est du reste le cas de bien des personnes, en France aussi. Ce n’est pas de l’humilité ; chez les sauvages c’est une profonde ignorance.

Cela me fait grand plaisir de vous entendre exprimer le désir de devenir un jour missionnaire pour les enseigner. Moi-même, mon jeune ami, je ne voudrais pour rien au monde être autre chose que missionnaire. Jésus est un très grand roi. Aussi il ne reçoit pas le premier venu à son service ; car c’est une grande chose que de servir un roi et surtout un roi qui est au-dessus de tous les rois du monde. La première condition qu’il exige de quelqu’un qui veut le servir, c’est qu’il renonce à lui-même, qu’il se charge de sa croix et qu’il le suive ; c’est aussi qu’il l’aime tellement, que même son amour pour son père et sa mère paraîtra n’être rien à côté de son amour pour Jésus, comme les étoiles qui brillent la nuit au firmament, et qui disparaissent du moment que le soleil luit ; bien qu’elles soient toujours là, on ne les voit pas. Si vous ne comprenez pas bien aujourd’hui, votre maman vous expliquera tout cela et, un jour, vous me comprendrez.

Adieu, mon cher X…, vous voyez quelle longue lettre je vous ai écrite. Je n’en écris à personne d’aussi longues ; c’est que je vous aime. »

Quelque temps après (24 janvier 1881), Coillard écrit encore à cet enfant, il l’associe à ses préoccupations ; au milieu du tourbillon de ses tournées, il donne ses soins à cette vocation naissante :

« Je n’ai pas oublié l’aimable lettre que tu m’as écrite il y a quelque temps ; aussi, en voyant Mme Coillard écrire à ta maman, je ne puis résister au désir de t’envoyer aussi un mot. Nous sommes très affligés de la guerre qui sévit au Lesotho. Nous ne parlons que de cela et nous ne pouvons pour le moment penser à rien d’autre. Il y a des milliers de femmes et d’enfants dont les villages et les vivres ont été incendiés, qui errent dans les montagnes en proie à la famine et à la maladie. Les Maloutis sont de hautes montagnes très escarpées. Pas de buissons, pas de cavernes où ces pauvres fugitifs puissent s’abriter contre les pluies torrentielles de la saison. Notre station de Léribé est tout à fait abandonnée, paraît-il. Tout le monde a fui et les insurgés se sont emparés de tout le bétail et du nôtre aussi, bien entendu.

Nous prions beaucoup pour que Dieu soutienne et console nos chers Bassoutos chrétiens que nous aimons comme des frères et des sœurs. Nous voudrions être près d’eux et partager leurs dangers. Nous ne sommes pas heureux en France quand nous pensons à eux. Jamais nous n’avons autant senti combien nous les aimons. Mais Dieu les aime plus encore, et nous sommes persuadés qu’il prendra soin de ceux qui l’aiment.

En 1866, il y avait une guerre pareille. Toute la population s’était enfuie dans les montagnes et nous étions tout seuls sur la station avec de vieilles femmes, des malades et des impotents ; parmi les fuyards se trouvait une femme appartenant au harem d’un chef. Son petit enfant était malade et mourant. Mais le chef, ses cinquante femmes et sa suite, traqués par les Boers, abandonnèrent la malheureuse femme. Elle coucha son petit moribond sur le bord d’un ruisseau, à l’ombre de quelques broussailles, au fond d’une profonde vallée et se mit à pleurer. Elle avait autrefois entendu parler de Jésus et avait enseigné à son petit enfant tout ce qu’elle savait de lui. Pendant qu’elle sanglotait, ainsi abandonnée de tout le monde, l’enfant mourant la regarda et lui dit : « Ma mère, pourquoi pleurer puisque je vais près de ce bon Jésus dont tu m’as tant parlé ? » L’enfant mourut et, à l’aide d’un chrétien qui se trouvait là, sa petite fosse fut creusée sur le bord du torrent. Mais dans la douleur de la pauvre mère, les paroles de son cher enfant avaient fait briller un arc-en-ciel d’espérance et de joie. Elle sécha ses larmes et se dit avec David : « J’irai vers lui, mais il ne viendra pas vers moi. » Cette digne femme, qui a pris à son baptême le nom de Rahab, s’était chargée de l’école enfantine de la station. Voilà comment Dieu travaille dans les cœurs. »

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