Histoire des Protestants de France – Tome 1

Préface

La première esquisse de cet écrit est faite depuis plusieurs années. Des circonstances, particulières, auxquelles sont venues se joindre les préoccupations générales du pays, ont empêché l’auteur d’y mettre plus tôt la dernière main. Les mêmes causes expliquent pourquoi il a renfermé en un seul volume une histoire qui, pour être bien développée, en demanderait plusieurs.

Nous avions commencé à travailler sur un plan beaucoup plus étendu. Mais l’époque présente, avec ses incertitudes et ses appréhensions, n’est pas favorable aux longs ouvrages. Ecrivains et lecteurs manquent également de loisir. On ne trouvera donc ici qu’un simple abrégé des annales si riches et si variées de la Réforme française.

Pour gagner de l’espace, nous avons réduit à la moindre mesure possible l’indication des sources où nous avons puisé. Il aurait été facile de remplir des pages entières de ce que les Allemands nomment la littérature du sujet. Mais ces détails bibliographiques, tout en prenant une grande place, n’auraient servi qu’aux savants de profession, qui n’en ont guère besoin ; et c’est seulement lorsque nous avons emprunté à un auteur ses propres paroles, ou que nous avons rapporté des événements sujets à controverse, qu’il nous a paru nécessaire d’indiquer nos autorités.

Les histoires générales de France, que l’on peut supposer connues de la plupart des lecteurs, nous ont aussi offert un moyen d’abréger la nôtre. Ce qui se trouve partout, comme les guerres du protestantisme au seizième siècle, les intrigues de parti, les influences de cour mêlées aux luttes religieuses, nous ne l’avons rappelé qu’en peu de mots. Il fallait en dire quelque chose pour expliquer la suite des faits, mais on pouvait se renfermer là-dessus dans des bornes étroites. L’essentiel pour nous, c’était précisément ce que les autres historiens négligent de raconter : le développement, la vie, les succès et les revers intérieurs du peuple réformé. Au lieu de prendre notre point de vue au dehors, nous l’avons placé au dedans. Là est l’histoire spéciale du protestantisme qui manquait à notre littérature.

Chacune des périodes de la Réforme française a été exposée, il est vrai, dans des écrits anciens ou récents ; mais il n’existe dans notre langue aucun ouvrage qui ait résumé d’une manière suivie cette histoire tout entière. Il y avait donc un vide à combler. Nous l’avons entrepris, et nous espérons que ce livre, tout insuffisant qu’il est, donnera du moins quelques idées justes sur les choses et les hommes de la communion réformée de France.

Il est triste de penser que l’histoire des protestants soit si peu connue dans leur propre pays, et, s’il faut l’avouer, parmi les membres de leurs propres Églises. Elle offre pourtant des intelligences d’élite et de nobles âmes à contempler, de grands exemples à suivre, et de précieuses leçons à recueillir.

Le protestantisme a subi, devant l’opinion nationale, le sort des minorités et des minorités vaincues. Dès qu’on a cessé de le craindre, on n’a plus daigné le connaître, et, à la faveur de cette indifférence, des préventions de toute nature se sont accréditées et maintenues contre lui. C’est un déni de justice qu’il ne doit pas accepter et un malheur dont il doit s’affranchir. L’histoire est la commune propriété de tous.

Il ne s’agira ici, toutefois, que de l’une des deux branches du protestantisme français. Les luthériens de l’Alsace, ou chrétiens de la confession d’Augsbourg, annexés à notre pays depuis le règne de Louis XIV, et qui forment environ un tiers du nombre total des protestants, resteront complètement en dehors de ce livre[a]. Ils ont une origine, une langue, un culte, une organisation à part, et, quoique tous les prosélytes de la Réformation du seizième siècle soient unis par les liens les plus intimes, les disciples de Luther et ceux de Calvin ont des annales distinctes. Les premiers comptent déjà en Alsace plus d’un historien recommandable, et nous n’avions pas à refaire une œuvre qu’ils sont mieux en état que nous d’accomplir. C’est donc des réformés proprement dits, ou de ces huguenots dont le nom a tant de fois retenti dans l’ancienne France, que nous avons voulu nous occuper.

[a] Depuis que M. G. de Félice a écrit cette préface à laquelle nous avons cru devoir ne rien changer, l’Alsace a été annexée à l’empire d’Allemagne, ce qui a considérablement diminué le nombre des chrétiens de la confession d’Augsbourg en France.

On ne doit pas chercher dans cet ouvrage un esprit de secte ou de système. L’esprit de système est utile peut-être dans une histoire théologique ou philosophique ; il permet de mesurer tous les événements, toutes les opinions à une règle invariable, et de les subordonner à une haute et suprême unité ; mais tel n’a pas été notre dessein. Nous nous sommes proposé d’être narrateur plutôt que juge, et de faire connaître l’histoire plutôt que de la faire parler en faveur d’une théorie. On conçoit que, pour l’histoire ecclésiastique en général, qui a été tant de fois racontée, un auteur s’efforce de la ramener à un point de vue systématique : c’est le seul moyen de donner à son travail un caractère d’originalité et en quelque sorte sa raison d’existence. Quant à l’histoire des protestants français, qui n’a jamais été entièrement écrite, il fallait rapporter d’abord les faits d’une manière simple, claire, impartiale, sans adopter un type qui aurait pu les dénaturer. D’autres viendront ensuite qui, s’emparant de ces faits, les arrangeront autour d’une philosophie ou d’une théologie.

Il ne nous convenait pas davantage de prendre parti sur les questions qui divisent entre eux les protestants. C’eût été de la controverse et non de l’histoire. Nous n’avions point à décider qui a eu raison ou tort en ces matières, et notre plume aurait trahi notre volonté si, dans les pages qu’on va lire, aucune opinion croyait trouver une apologie ou une attaque. Vérité et justice pour tous, autant qu’il nous a été possible de discerner le vrai et le juste : nous ne pouvions aspirer à rien de moins, et l’on ne peut nous demander rien de plus.

Cette impartialité n’est pas une neutralité indifférente et inerte, ou ce qu’on a nommé quelquefois l’impersonnalité. Dans les grandes luttes du protestantisme, nous sommes du côté de l’opprimé contre l’oppression, des victimes contre les bourreaux, du droit contre la force brutale, de l’égalité contre le privilège et de la liberté contre le despotisme. Le principe de l’inviolabilité de la conscience humaine, que les peuples modernes ont puisé dans l’Évangile, est le nôtre ; et nous nous estimerons bien récompensé de nos efforts si la lecture de cet ouvrage inspire, avec le sentiment des heureux effets de la vie chrétienne, une aversion plus profonde contre toute persécution religieuse, de quelque nom, de quelque prétexte qu’elle essaie de se couvrir.

Liberté de la pensée, liberté de la foi, liberté des cultes sous la sauvegarde et dans les limites du droit commun, complète égalité des confessions religieuses, et, au-dessus de cette égalité même, la charité, l’amour fraternel, qui respecte l’errant tout en s’attachant à redresser l’erreur : voilà nos maximes. Elles nous ont constamment guidé dans ce travail, et plaise à Dieu que notre conviction passe tout entière dans l’esprit, dans la conscience du lecteur ! les générations contemporaines n’ont encore que trop besoin d’un pareil enseignement.

Il était impossible de faire ce livre sans raconter de période en période, la dernière exceptée, d’affreuses injustices et des cruautés effroyables ; car c’est là l’histoire même du protestantisme depuis son origine jusqu’à la veille de la révolution de 1789. Aucune population chrétienne n’a été plus longtemps persécutée que le peuple réformé de France. Il fallait remplir notre devoir d’historien ; mais nous avons tâché d’atténuer ce qu’il avait de pénible, en insistant sur la piété et la persévérance des proscrits beaucoup plus que sur les attentats des proscripteurs. Au milieu des massacres, en face des échafauds et des bûchers, dans les sanglantes expéditions contre les assemblées du désert, nous n’avons regardé les oppresseurs qu’en passant, et nos yeux se sont arrêtés sur les victimes. Cette réserve nous a été doublement bonne, et comme précepte de charité et comme règle de composition littéraire. Tout ouvrage qui irrite l’âme au lieu de la dilater et de l’élever est mauvais.

Les vieilles passions, d’ailleurs, doivent être éteintes, non seulement chez ceux dont les pères ont éprouvé tant de souffrances, mais encore dans le cœur des hommes qui tiennent aujourd’hui la place des plus obstinés adversaires du protestantisme. Bien que le clergé catholique se déclare immuable dans ses croyances et ses maximes, on peut espérer que cette immutabilité ne s’applique point au principe de la persécution. Les progrès de la morale publique ont plus ou moins pénétré partout, et le glaive de l’intolérance, qui s’est, hélas ! retourné contre le prêtre même, dans des jours funestes, ne trouverait plus, sans doute, une seule main pour le relever.

Les réformés de France n’ont jamais voulu devenir dans leur patrie une Irlande protestante. S’ils ont dû trop souvent rester à part de la grande famille nationale, ce fut leur malheur et non leur faute. Ils ne s’étaient point séparés : on les avait jetés dehors. Et chaque fois que la porte leur a été rouverte, ne le fût-elle qu’à demi ; chaque fois qu’ils ont pu, sans manquer à leurs saintes et inviolables obligations envers Dieu, rentrer dans le sein de la nation, ils l’ont fait avec joie et sans arrière pensée. Maintenant que la loi civile est égale pour tous, ils ne forment en aucun sens, ni de près ni de loin, un parti politique distinct et tiennent à honneur de se confondre dans cette vaste unité qui est la force et la gloire de notre pays.

Théodore de Bèze disait dans ses vieux jours au roi Henri IV : « Mon désir est que les Français s’aiment les uns les autres. Ce vœu du vénérable réformateur est celui de tous les protestants, et, certes, les circonstances actuelles en font plus que jamais un impérieux devoir ; non que nous partagions le découragement de beaucoup d’hommes honorables : nous avons confiance dans l’amour de Dieu, dans la puissance de son esprit, dans le progrès de l’humanité. Où d’autres signalent des germes de mort, nous voyons les commencements d’une vie nouvelle et plus haute. Mais la transition sera laborieuse, le succès difficile ; et pour atteindre à de meilleures destinées, ce n’est pas trop du concours persévérant de tous les chrétiens sincères et de tous les bons citoyens.

Guillaume de Félice

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