L’épître de Jacques en 25 sermons

Les plaintes et leurs conséquences

Mes frères, ne vous plaignez point les uns des autres de peur que vous ne soyez condamnés. Voilà le Juge est à la porte.

Jacques 5.9

    Mes bien-aimés frères,

Attendez patiemment vient de dire l’apôtre à ceux qui souffrent injustement, à ceux qui sont méprisés, opprimés, persécutés et qui cherchent un soulagement à leurs maux. Attendez patiemment : ne cherchez pas à devancer les temps ; de même que vous ne pouvez récolter avant le temps fixé pour la moisson, de même vous ne pouvez obtenir la manifestation de la justice divine avant le temps fixé pour cela.

Cette attente est pénible cependant à tous ceux qui n’ont pas saisi toute la portée des promesses du Seigneur, qui ne se sont pas intimement pénétrés de son Esprit ; elle est pénible à tous ceux qui ne se sont pas purifiés au contact de l’amour sublime d’un Père, qui n’ont pas mis en lui toute leur espérance ; elle est pénible à tous ceux qui, dans les diverses circonstances de leur vie, ne sont pas parvenus à s’oublier, mais ont continué à se faire le centre d’un monde à part.

Et cette attente était d’autant plus pénible dans les premiers siècles, que l’Église chrétienne croyait au retour pour ainsi dire immédiat du Seigneur. Certaines traditions qui se transmettaient dans l’Église, certaines expressions que l’on avait retenues sans bien les comprendre, semblaient légitimer cette croyance. Et cela nous aide à comprendre comment quelques-uns négligeaient des devoirs importants de la vie pour ne penser qu’à cette venue.

Mais le Seigneur tardait. Les injustices se multipliaient, et l’avènement du Christ dans sa gloire tardait d’avoir lieu. Ce retard, qui produisait chez les oppresseurs une hardiesse d’autant plus grande qu’ils se croyaient assurés de l’impunité, produisait chez les opprimés, au contraire, une fièvre, une agitation malsaines, qui ne pouvaient avoir que de fâcheux résultats pour la vie en commun et pour le maintien des bonnes relations que chacun doit entretenir avec son frère.

C’est contre ces mauvais résultats que Saint-Jacques veut mettre en garde ses lecteurs en les rendant attentifs à un écueil contre lequel ils menacent de se heurter, et les conséquences fatales qui en résulteront.

L’écueil, ce sont les plaintes qui risquaient de se faire entendre, qui se faisaient entendre déjà, et qui rendaient plus pénible pour chacun un état de choses déjà assez pénible par lui-même ; c’étaient des soupirs, signes d’une impatience mal déguisée, des réclamations incessantes ; c’étaient des paroles blessantes qui devaient engendrer des querelles, des haines toujours fatales, des jalousies toujours à redouter dans une société quelconque. C’étaient des appels à la justice divine pour qu’elle se manifestât au plus tôt sur tous ces riches injustes, sur tous ces oppresseurs, sur tous ceux qui vivaient aux dépens des pauvres et des misérables.

La souffrance, en effet, alors qu’on attend un soulagement qui tarde à apparaître, semble, par l’attente, se faire plus aiguë ; et cette acuité se manifeste par des plaintes. Il n’est pas même nécessaire que cette souffrance soit bien forte… un espoir déçu, un obstacle quelconque qui s’oppose à la réalisation d’un désir, la pauvreté, un travail pénible et peu productif, et, — pourquoi ne le dirions-nous pas ? — le simple désir de ne pas passer inaperçu sur cette terre, cela suffit pour donner naissance à des plaintes.

Ces plaintes atteignent tout le monde : amis et ennemis, frères et étrangers. Elles sont dirigées contre ceux qui nous approchent et contre ceux qui se tiennent éloignés. Tout le monde semble, d’après notre impression maladive et surexcitée par les obstacles, être notre ennemi. Celui qui agit, agit mal ; celui qui, plus patient, attend que la situation se dessine, s’appuie sur l’Éternel et met en lui sa confiance, nous paraît oisif, tiède, indifférent ; celui qui, animé d’une profonde charité, s’approche de nous pour partager nos peines, panser nos plaies, nous consoler dans nos afflictions, nous paraît importun ; celui qui suit une voie, qui d’après nos vues étroites et bornées, nous paraît en désaccord avec l’Évangile tel que nous le comprenons, nous le traitons d’incrédule, de perverti, de corrompu.

Et l’amertume se glisse dans les cœurs, les liens fraternels se relâchent, la société se désagrège, car de ces plaintes répétées qui surgissent de toutes parts, ne peut manquer de naître, d’un côté, la plaie de la société humaine : la médisance et la calomnie, et de l’autre une méfiance toujours plus grande, à mesure que les plaintes sont plus fortes.

Ces plaintes ne sont pas encore la médisance, mais elles risquent de le devenir ; elles sont justes peut-être, mais elles risquent de devenir injustes, car quand l’amour vrai et désintéressé, quand l’affection sincère sont battus en brèche, il n’y a pas de raison pour qu’ils ne disparaissent tout à fait ; il n’y a pas de raison pour que le support mutuel ne cède la place aux tracasseries de l’amour-propre blessé.

Les plaintes, les gémissements, les murmures des uns contre les autres, sont les fissures imperceptibles par où s’infiltre l’élément destructeur dans le roc le plus solide, et qui déterminent à brève échéance la ruine du géant. Ce sont des vers rongeurs qui accomplissent dans l’ombre, mais d’une manière continue, leur œuvre de destruction et amènent immanquablement la chute de l’édifice construit à grands frais.

Ces vers rongeurs, nous les trouvons à chaque instant sur notre route. Ils ont amené la ruine d’églises florissantes, de familles qui, par le support et la bienveillance, auraient pu devenir prospères. Ces plaintes, nous les entendons se produire chaque jour entre pasteur et troupeau, entre le père et la mère de famille, entre parents et enfants, entre patrons et ouvriers, entre gouvernants et gouvernés. Nous les entendons s’élever de toutes parts, et de nos jours plus fort que jamais. C’est d’abord une impatience mal déguisée, puis une plainte qu’on n’entend qu’à peine, puis des imprécations, et enfin la révolte ouverte avec toutes ses horreurs.

Si les lois ne sont pas respectées, si la division se glisse dans les familles, si des revendications terribles se préparent, à quoi le devons-nous si ce n’est à un manque de support, à un désir malsain de hâter les temps, à une plainte que l’on a méprisée d’abord mais qui a trouvé un écho.

« Mes frères, ne vous plaignez point les uns des autres de peur que vous ne soyez condamnés. » Ces plaintes portent en effet la condamnation avec elles par les résultats désastreux auxquels elles aboutissent.

Elles sont désastreuses d’abord pour ceux qui en sont l’objet. Leurs efforts se trouvent paralysés par ce mécontentement souvent injuste ; leur liberté se trouve liée, leurs aspirations rabaissées ; et eux, dont l’esprit cherchait dans des voies nouvelles notre bonheur et le leur, se trouvent retenus dans le terre à terre de la routine. Qui dira combien d’élans généreux ont ainsi été étouffés, combien d’actions charitables ont été détruites dans leur germe, combien de vies ont été rendues malheureuses par ceux qui, jamais contents de rien, trouvent à redire à tout, se plaignent de tout et de tous ?

Nous en avons connu qui, en présence d’une telle hostilité injustifiée et injustifiable, en présence de cette jalousie cachée, en présence de cette rivalité qui n’ose se déclarer que par des plaintes sans cesse renouvelées, se sont vus obligés de se replier sur eux-mêmes et de laisser enfouis des trésors d’intelligence et d’amour ! Et quelle perte pour une Église, pour une société quelconque que celle de telles forces qui ne demandaient qu’à alimenter la flamme et donner une nouvelle impulsion à la vie religieuse et sociale ! Quelle perte que la défection d’un frère, d’un enfant obligés de se séparer d’une famille, précisément à cause des plaintes dont ils étaient sans cesse l’objet ! Quelle perte que celle de ces hommes qui auraient pu devenir pour nous des soutiens, des amis, et que nous avons éloignés par notre mauvaise humeur ! Méconnus, abreuvés de mépris, ils traînent peut-être dans la solitude une vie qui ne demandait qu’à se dépenser utilement et qui leur est devenue à charge. Ils sont malheureux !

Oui, ils sont malheureux comme sont malheureuses toutes les victimes de l’injustice humaine. Mais les plus malheureux, nous ne craignons pas de l’affirmer, sont ceux dont les murmures constants ont occasionné ce grand mal. Ils ont voulu affirmer leur supériorité, en n’étant jamais contents de rien, en se plaignant de tout. Ils l’ont affirmée peut-être ! Ils vont sans doute être heureux, et jouir en paix de leur triomphe ! Des débris sanglants jonchent la terre ; les palais des oppresseurs sont dévastés, tout est nivelé ; des chants de victoire vont se faire entendre sans doute ! — Les mécontents heureux ? Et comment pourraient-ils l’être ? Les plaintes sont devenues pour eux une habitude qu’ils ne perdront jamais, et ils trouvent déjà ici-bas, en eux-mêmes, la punition de leur manque de support. Leur vie sera toujours une vie accompagnée de remords, une vie désolée où croîtront des épines, sans une seule rose pour embaumer leur sentier, pour réjouir leur cœur.

Car, s’il y en a qui prennent un âpre plaisir à faire des malheureux en se plaignant sans cesse, et souvent à la seule fin de se rendre intéressant, cela ne veut pas dire qu’ils jouissent longtemps de leur victoire, et qu’ils ne reçoivent pas la récompense qu’ils méritent. La condamnation pèse déjà sur eux. Ils ont fait des malheureux ! Le bonheur vrai, réel, leur est enlevé. Sans amis, mais non sans complices, ils ne trouvent pas même la force de reconnaître leurs torts. Ils gémissent encore et plus fort sur l’injustice humaine, et en rejetant l’amour dû à leurs frères, ils ont rejeté Dieu lui-même. Ils sont ici-bas sans guide et sans lumières autres que celles de leurs passions. Ou s’il y en a qui pensent à Dieu, à l’Écriture, ce n’est que pour en détourner à leur profit une parole prédisant à tout le monde des tourments éternels, et à eux, mais à eux seuls, un bonheur durable. Mais leur conscience n’en est pas convaincue, ils flottent dans le doute cruel ; ils craignent de s’être fourvoyés… « Voilà, le juge est à la porte. » Il a prononcé son jugement.

Ce Juge nous le connaissons : c’est Celui qui a reçu du Père le pouvoir de juger et de rendre à chacun selon ses œuvres. Ce Juge que l’on oublie trop souvent ; ce Juge qu’on aime à se figurer dans le ciel intercédant pour les pécheurs, et cherchant à détourner d’au-dessus d’eux le jugement qui les menace, ce Juge ne peut laisser impunie la perversité de ceux qui, usurpant son autorité, se sont cru permis de condamner les autres et d’attirer sur eux des calamités et des angoisses.

Ce Juge viendra, cela est certain, mais pour condamner celui qui invoque son jugement sur autrui. Il vient ; il est déjà venu. Il est là près, tellement près, qu’à l’instant où s’échappent nos plaintes, nous pourrions, si nous n’étions pas plus aveuglés que le prophète Balaam, l’apercevoir à la porte. Que dis-je à la porte ? N’est-il pas plus près de nous encore, nous retirant la paix de l’âme et y mettant à la place les remords qui rongent le cœur ?

Vous me direz : « Mais si ces plaintes échappent, sans qu’on ait eu l’intention de les laisser échapper, et seulement parce que la coupe a débordé ; si ces plaintes se font entendre dans un état maladif, je n’en suis pas responsable. » — En es-tu bien sûr, mon frère, de n’en être pas responsable ? Ces plaintes les aurait-on entendues si elles n’avaient pas existé au fond de ce cœur que tu crois si bon ? Les aurait-on entendues ces imprécations, si elles n’avaient pas existé en germe au dedans de toi ?

Et, du reste, comment pouvons-nous chercher à excuser notre impatience en présence de Celui qui nous recommande de posséder nos âmes par notre patience ? en présence de Celui qui lorsqu’on lui disait des injures n’en rendait point, mais au contraire bénissait ? en présence de Celui qui par la bouche d’un apôtre nous recommande de nous supporter les uns les autres ?

Vous êtes impatients de voir la justice de Dieu se manifester… et vous oubliez la réponse du Christ aux deux fils de Zébédée, qui, à l’exemple d’Elie, voulaient faire descendre le feu du ciel sur une ville des Samaritains qui ne les recevait pas : « Vous ne savez de quel esprit vous êtes animés ! »

L’Esprit de l’Évangile est un esprit de support. C’est pour l’avoir oublié que nombre d’Églises florissantes autrefois ont disparu, et c’est à peine si leur nom est parvenu jusqu’à nous. C’est pour l’avoir oublié que nombre de familles vivent dans les querelles et les divisions : leur intérieur qui pourrait être agréable et paisible est devenu un lieu de tourment. C’est pour l’avoir oublié que notre société humaine vacille sur sa base et voit de nos jours se produire tant de voies de fait. C’est pour l’avoir oublié que nombre de personnes végètent misérablement sans un sourire pour égayer leur cœur ulcéré.

Et c’est une plainte qui a fait cela ! Les plaintes ! Elles n’ont jamais profité à personne. Elles n’ont jamais été et ne seront jamais un stimulant pour pousser au bien. Elles ne conduisent jamais qu’à de fâcheux résultats : au trouble, aux divisions, aux haines sanglantes, à la réprobation.

Ne l’oublie pas, mon frère qui souffres injustement, peut-être. Tu es méconnu, méprisé, opprimé ; ton travail n’est pas rémunérateur ; ta famille souffre de la faim, et la plainte est prête à jaillir de ton cœur ulcéré. Ton honneur est foulé aux pieds, déchiré : tourne tes regards vers Celui qui pour prix de ses bienfaits ne reçoit que l’ignominie, et apprends de lui à souffrir avec patience. Courbe la tête sous l’injure et le mépris, et n’oublie pas que le Juge rendra à chacun ce qui lui est dû au temps convenable. N’oublie surtout pas de mettre ton espoir en Dieu qui voit tout, et cet espoir ne sera pas déçu ; la confiance renaîtra, l’espérance reviendra, car Dieu a dit : « Je ne te laisserai point et je ne t’abandonnerai point. »

Mais ta souffrance est plus forte que tu ne peux la supporter… ouvre donc ta bouche, laisse parler ton cœur, mais que le cri qui en sortira soit le cri du Psalmiste : « Et maintenant, qu’ai-je attendu, Seigneur ? Mon attente est en toi. Amen. »

Jean-David Stalé

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