Hudson Taylor

DEUXIÈME PARTIE
Les années de préparation (Barnsley et Hull)
1850-1852
(de dix-sept à vingt ans)

CHAPITRE 10
De foi en foi
janvier-mars 1852

« Je n'ai jamais fait un sacrifice », disait Hudson Taylor dans ses dernières années, considérant sa vie dont le sacrifice avait été l'élément dominant. Mais il disait vrai, car ce premier sacrifice fait pour la Chine fut suivi de compensations si réelles et si durables qu'il comprit que, donner soi-même, c'est recevoir lorsqu'on traite loyalement avec Dieu.

Ce fut le cas, d'une manière très manifeste, cet hiver-là. À l'heure de l'épreuve, il avait fait un acte de foi et remporté une victoire qui permettait au Saint-Esprit de le diriger. Il avait accepté intérieurement la volonté de Dieu, renoncé à ce qu'il avait de plus cher, à l'amour qui était devenu une part de sa propre vie, tout cela pour pouvoir servir et suivre Christ sans entraves. Le sacrifice était grand, mais la récompense fut beaucoup plus grande encore.

Je fis l'expérience d'une joie indicible, tout le jour et tous les jours. Dieu, mon Dieu, était une réalité vivante et lumineuse et tout ce que je devais faire était un joyeux service.

Le ton de ses lettres changea ; il s'analysait moins et donnait plus de place à ses projets missionnaires. La Chine était de nouveau au premier plan dans ses pensées, et il aspirait à ressembler à Christ et à être en communion constante avec Lui. Jésus Lui-même remplissait la place vide dans son cœur et amenait Son serviteur à L'aimer plus profondément et à Le suivre de plus près.

Je sens le besoin de plus de sainteté, écrivait-il à sa sœur après le Nouvel-An, et veux ressembler à Celui qui nous a aimés et nous a lavés dans son sang. Un tel amour devrait nous amener à Lui offrir notre corps et notre esprit en sacrifice vivant... je voudrais être prêt !

Il me tarde d'être à l'œuvre. Prie pour moi afin que je puisse être plus utile ici et capable d'une activité plus grande dans la suite.

Et encore, quelques semaines plus tard :

Je souhaiterais presque avoir cent vies. Elles seraient toutes consacrées à mon Sauveur pour la cause missionnaire. Mais c'est folie. Ma vie est si terre à terre, si charnelle. Constamment, j'attriste mon bien-aimé Sauveur qui a versé son sang pour moi et je L'oublie, Lui qui n'a jamais cessé, depuis mes premiers jours, de veiller sur moi avec soin. Je suis confus de voir comme je suis peu reconnaissant et combien peu je L'aime, et confondu par Sa patience et Sa grâce. Prie pour moi, afin que je puisse vivre de plus en plus à Sa louange, que je Lui sois plus consacré, infatigable dans son œuvre, qualifié pour la Chine, mûri pour la gloire.

Quoiqu'il fût heureux et béni, sa mère était très inquiète. Elle savait dans quel milieu il vivait à Drainside et lisait entre les lignes de ses lettres joyeuses. Elle s'affligeait en particulier de ses privations qui lui semblaient inutiles, surtout quand on lui rapporta qu'il était pâle et maigre. Il lui écrivait en janvier :

Je suis peiné que tu te fasses des soucis à mon sujet. Je pense que c'est à cause de mon nouveau pardessus, qui est si grand que tout le monde me dit que je suis maigre et que j'ai mauvaise mine. Pourtant, puisque tu veux tout savoir, j'ai eu un fort refroidissement, qui a duré une semaine. Mais depuis, je n'ai jamais été aussi bien de ma vie. Je mange comme un cheval, dors comme un loir et suis gai comme un pinson. Je ne me connais pas d'autre souci que celui d'être plus saint et plus utile.

Mais celle qu'il cherchait ainsi à rassurer ne pouvait s'empêcher de s'inquiéter. Tout allait bien pour le moment, mais que serait l'avenir? En songeant à ses privations présentes, elle songeait à ce que serait sa vie en Chine. Et c'était son seul fils! Quelle souffrance dans son cœur maternel ! Dieu qui, Lui non plus, « n'a pas épargné son Fils unique », a souffert, Lui aussi, pour le péché du monde et peut comprendre cette angoisse. Il sait ce qu'il en coûte de laisser sa maison et ceux que l'on aime, et de s'en aller seul dans les lieux ténébreux de la terre, pour donner même sa vie, s'il le faut, en cherchant les âmes pour lesquelles mourut le Sauveur. Il comprend aussi le sacrifice de ceux qui ne peuvent partir eux-mêmes, mais qui envoient ce qu'ils ont de plus cher — la vie de leur vie et l'âme de leur âme — et, le cœur meurtri, mais reconnaissant, tournent leurs regards vers Sa face et disent avec sincérité : Je n'ai rien de trop précieux pour Jésus.

Hudson Taylor ne blâmait pas sa mère pour ses hésitations d'un instant, qui nous ont valu néanmoins la lettre suivante :

Ne te laisse troubler par rien au monde, ma chère maman. L'œuvre missionnaire est en vérité la plus noble que puisse faire l'homme, et les anges seraient heureux, si j'ose parler ainsi, de pouvoir prendre part à un travail aussi glorieux. Nous ne pouvons pas ne pas sentir les liens de la nature, mais ne devrions-nous pas être heureux lorsque nous avons quelque chose à offrir au Seigneur ? Tu serais bien plus inquiète si je me détournais de cette œuvre, si le Seigneur cessait de me garder dans Sa grâce et si je tombais dans le péché. C'est uniquement par Sa miséricorde que je suis préservé des pièges dans lesquels tombent d'autres jeunes gens.

Quant à ma santé, je pense que jamais de ma vie je n'ai été aussi bien et plein d'entrain. Le vent est très froid ici; mais comme je me couvre bien, je n'ai rien à craindre. Le temps froid me donne beaucoup d'appétit; je prends une nourriture aussi substantielle qu'il le faut, mais sans aucune dépense inutile...

J'ai trouvé des biscuits bruns qui sont aussi bon marché que le pain et bien meilleurs. Le matin, je prends du biscuit et du hareng (qui est moins cher que le beurre), avec du café. À midi, je mange du gâteau aux pommes et aux prunes... Quelquefois je mange des pommes de terre, et de la langue, qui n'est pas plus chère qu'une autre viande. Au thé, j'ai des biscuits et des pommes. Le soir, je ne prends rien, mais quelquefois je mange un gâteau au riz, des pois bouillis au lieu de pommes de terre, et, de loin en loin, un peu de poisson... Tu vois que j'ai à peu de frais une vie confortable. Ajoutes-y une maison où l'on prévient tous mes désirs, « la paix de Dieu qui surpasse toute intelligence » ; vraiment, si je n'étais pas heureux et content, je mériterais d'être misérable.

Je m'étends sur ces détails, parce que je sais qu'ils t'intéresseront et te rassureront peut-être à mon sujet. Sinon, dis-le moi et je ne continuerai pas à vivre ainsi...

Continue à prier pour moi, chère maman. Quoique ma vie matérielle soit confortable, et que je sois heureux et reconnaissant, je sens que j'ai besoin de tes prières je ne saurais t'exprimer à quel point il me tarde d'être missionnaire, d'apporter la Bonne Nouvelle aux pécheurs qui périssent, de me dépenser pour Celui qui est mort pour moi. Comment ne pas abandonner pour cela toute idole, si chère soit-elle.

Pense aux douze millions — un nombre que l'on ne peut se représenter — douze millions d'âmes en Chine qui, chaque année, entrent dans l'éternité, sans Dieu et sans espérance. Ne mériterions-nous pas, par notre esprit mondain, notre paresse, notre apathie, notre ingratitude et notre désobéissance à l'égard du commandement divin : « Allez et instruisez toutes les nations », ne mériterions-nous pas d'être privés de l'amour et de la paix de Dieu ?

Quelle vocation noble et honorable ! Je sens combien j'en suis indigne et quelle est mon incapacité. J'ai besoin de plus de vie divine, de plus d'Esprit de Dieu pour faire de moi un serviteur et un témoin fidèle. Puissé-je avoir plus de grâce, d'amour, de foi, de zèle, de sainteté !

Dis à papa, je te prie, que j'ai été plusieurs fois sur le point de lui écrire cette semaine, pour lui dire que s'il voulait aller en Chine prêcher l'Évangile, je travaillerais comme un esclave, vivrais de rien et lui enverrais moi-même vingt-cinq ou trente livres sterling par an... Ou s'il préfère, j'abandonnerais ma situation ici, reviendrais à la maison et tiendrai la pharmacie pendant cinq ou six ans. Dis-lui que ce voyage allongerait probablement sa vie. Il est très doué pour les langues. Le Révérend Williams Burns put prêcher en chinois six mois après son arrivée. Ne lui semble-t-il pas qu'il y a beaucoup de chrétiens à Barnsley ? Mais qui songe à la Chine ? Il meurt là-bas deux cent cinquante mille personnes par semaine, sans la connaissance de Dieu, de Christ, du salut ! Ayons compassion de cette multitude ! Dieu a été miséricordieux à notre égard ; soyons comme Lui ! Nous entendons l'appel : « Au secours ! au secours ! Personne ne veut-il s'occuper de nos âmes ? » Pouvons-nous refuser de répondre ?... Je dois conclure. Ne donnerais-tu pas tout pour Jésus qui est mort pour toi ? Je sais que tu le ferais. Que Dieu soit avec toi et te soutienne !

Dois-je partir dès que j'aurai mis de côté l'argent du voyage ? Il me semble que je ne peux pas vivre si l'on ne fait rien pour la Chine.

Ce n'était pas là une émotion passagère ou un intérêt superficiel destiné à céder devant une considération d'intérêt personnel. Il n'avait pas choisi l'œuvre missionnaire comme l'activité chrétienne la plus conforme à ses goûts, mais l'appel de ceux qui périssent en pays païens s'était emparé de lui pour toujours : je dois leur porter l'Évangile. Il croyait que les païens périssent et que, ne connaissant pas le Sauveur, ils sont éternellement perdus. Il croyait que c'est pour cela et à cause de Son amour infini que Dieu a donné Son Fils unique, « afin que quiconque croit en Lui ne périsse pas mais ait la vie éternelle ». Il sentait que, dès lors, la seule vie vie possible était une vie entièrement consacrée à faire connaître le salut, surtout à ceux qui n'en ont jamais entendu parler.

Cependant, malgré son désir de partir, et de partir tout de suite, il y avait encore des considérations qui le retenaient :

C'était pour moi un sujet de bien graves réflexions que de songer à partir pour la Chine, loin de tout secours humain, n'ayant à compter que sur le Dieu vivant pour me protéger, m'entretenir et m'aider de toute manière. Je sentais qu'il fallait pour cela beaucoup de force spirituelle. Je ne doutais pas que, tant que la foi ne me manquerait pas, Dieu ne manquerait pas non plus. Mais qu'arriverait-il si ma foi était insuffisante ? Je n'avais pas encore appris, à cette époque, que « même si nous sommes infidèles, Il demeure fidèle, Il ne peut se renier lui-même ». C'était donc une question très sérieuse pour moi de savoir, non si Dieu serait fidèle, mais si j'aurais une foi assez forte pour justifier mon engagement dans l'entreprise qui était placée devant moi.

Lorsque je partirai pour la Chine, me disais-je, je ne dois rien demander à personne. C'est à Dieu seul que je dois demander. Comme il est important d'apprendre, avant de quitter l'Angleterre, à toucher l'homme au moyen de la prière seule !

Il savait que la foi est la seule puissance capable de transporter des montagnes, de surmonter toute difficulté et de réaliser l'impossible. Mais avait-il la vraie foi ? Il désirait beaucoup être missionnaire, mais sa foi suffirait-elle pour lui faire traverser toutes les difficultés qu'il fallait envisager ? Quels résultats avait-elle eus, ici, dans son pays ?

Il réalisait avec reconnaissance que la foi, la foi après laquelle il soupirait, était un « don de Dieu » et qu'elle pouvait croître sans limites. Mais pour grandir, elle devait s'exercer, et l'exercice n'était possible que par l'épreuve. Aussi, bienvenue soit l'épreuve, se disait-il, bienvenu soit tout ce qui peut augmenter et fortifier ce précieux don, tout ce qui peut prouver que l'on possède à tout le moins une foi capable de résister et de grandir.

En prenant cette attitude devant le Seigneur, Hudson Taylor était absolument sérieux et sincère. Il apportait « les dîmes à la maison du trésor », chose de la plus haute importance. Il vivait d'une façon qui lui permettait d'exercer sa foi, et Dieu pouvait y répondre par Ses bénédictions. Il n'y avait rien en lui qui pût faire obstacle à l'exaucement de ses prières : aussi vinrent des expériences qui ont encouragé des milliers de chrétiens dans le monde entier.

Cette histoire est bien connue, mais il faut la rappeler ici, car elle illustre le principe du progrès spirituel : « de foi en foi », la loi énoncée à plusieurs reprises par le Seigneur : « On donne à celui qui a. »

« Apprendre, avant de quitter l'Angleterre, à toucher l'homme par la prière seule », tel était maintenant le but d'Hudson Taylor. Il eut bientôt l'occasion de trouver un moyen fort simple et naturel de s'y exercer.

Le Dr Hardey, très occupé, voulait que je le prévienne lorsque mon traitement était échu. Je décidai de ne pas le faire directement, mais de prier Dieu de le lui rappeler et de m'encourager ainsi en répondant à ma prière.

Comme l'échéance approchait où il devait me payer un trimestre, je priai beaucoup à ce sujet. Le jour vint, mais le Dr Hardey ne fit aucune allusion à mon traitement. Je continuai de prier. Les jours passèrent, et il ne s'en souvenait toujours pas, si bien qu'en faisant mes comptes de la semaine, le samedi soir, je m'aperçus qu'il ne me restait plus qu'une seule pièce, une demi-couronne1. Cependant, jusqu'ici je n'avais manqué de rien et je continuai de prier. Le dimanche fut très heureux. Mon cœur était comme d'ordinaire rempli, débordant de bénédictions. Après avoir assisté au culte le matin, mon après-midi et ma soirée furent occupés à l'évangélisation dans différents garnis où j'avais l'habitude de faire des visites, dans la partie basse de la ville. Il me semblait presque, à ces moments-là, que le ciel commençait sur la terre, et que tout ce que je pouvais espérer était de jouir davantage de ma joie, non d'avoir une joie plus grande.

Lorsque j'eus terminé mon dernier service, vers dix heures du soir, un pauvre homme me demanda d'aller prier avec sa femme qui, disait-il, se mourait. J'acceptai tout de suite, et, en route, m'apercevant à son accent qu'il était Irlandais, je lui demandai pourquoi il n'était pas allé chercher le prêtre. Il me répondit qu'il l'avait fait, mais que le prêtre avait refusé de venir s'il ne lui payait pas dix-huit pence ; or il ne les possédait pas et sa famille était dans le dénûment. Je me souvins aussitôt que je ne possédais plus qu'une demi-couronne, en une seule pièce; la soupe de gruau que je mangeais d'ordinaire le soir m'attendait à la maison, j'avais de quoi préparer le petit déjeuner du lendemain, mais je n'aurais certainement plus rien pour le dîner.

Pour cette raison probablement, la joie qui m'inondait disparut soudain. Mais, au lieu de m'en prendre à moi-même, je me mis à faire des reproches au pauvre homme, lui disant qu'il avait eu bien tort de laisser les choses en arriver là et qu'il aurait dû s'adresser au bureau de bienfaisance. Il me répondit qu'il l'avait fait, qu'il devait y retourner le lendemain matin, mais qu'il craignait que sa femme ne passât point la nuit.

Ah ! pensai-je, si seulement j'avais deux shillings et six pence au lieu de cette demi-couronne, avec quel plaisir je donnerais un shilling à ces pauvres gens ! Mais l'idée de me séparer de la demi-couronne ne me venait pas... Mon guide me conduisit dans une cour où je le suivis avec quelque nervosité. J'étais déjà venu dans ces lieux et, lors de ma dernière visite, on m'avait fort mal reçu, on avait déchiré mes traités et m'avait averti de ne pas revenir. Aussi je me sentis un peu inquiet. Mais c'était mon devoir; je suivis l'homme et il me conduisit par de pauvres escaliers jusqu'à une chambre misérable. Alors, quel spectacle ! Quatre ou cinq enfants étaient debout, et, à leurs joues creuses, on voyait bien qu'ils mouraient lentement de faim; sur une paillasse, une pauvre mère mourante avait à côté d'elle un petit enfant d'un jour et demi, qui gémissait plutôt qu'il ne criait, car il semblait lui aussi près de trépasser.

Ah ! pensais-je, si seulement j'avais deux shillings et six pence, au lieu de cette demi-couronne, avec quel plaisir je donnerais un shilling à ces pauvres gens ! Mais, toujours, une lamentable incrédulité m'empêchait de céder à l'impulsion de venir en aide à leur misère au prix de tout ce que je possédais.

On ne s'étonnera pas que je fusse incapable de leur donner beaucoup de réconfort. J'en avais besoin moi-même. Je me mis à leur dire, cependant, qu'ils ne devaient pas se désespérer ; que, malgré leur détresse présente, il y avait au ciel un Père bon et aimant. Mais quelque chose en moi me criait : « Hypocrite que tu es ! Tu dis à ces inconvertis qu'il y a au ciel un Père bon et aimant, et tu n'es pas prêt à te confier en Lui, si tu n'as pas une demi-couronne. » Que j'aurais volontiers fait un compromis avec ma conscience, si j'avais eu un florin1 et une pièce de six pence ? J'aurais donné le florin avec reconnaissance et gardé le reste. Mais je n'étais pas encore prêt à me confier en Dieu, si je n'avais pas six pence.

Il m'était impossible de parler, et pourtant, chose étrange, je pensais que je n'éprouverais pas de difficulté à prier. Jamais, en effet, jamais la prière ne me semblait ennuyeuse, et il ne m'arrivait pas de manquer de paroles. Il me semblait donc que la seule chose à faire était de m'agenouiller et de prier, et qu'il en résulterait du soulagement pour eux et pour moi-même.

Vous m'avez demandé de venir prier avec votre femme, dis-je à l'homme, prions ensemble ; et je m'agenouillai. Mais je n'avais pas commencé à dire : « Notre Père qui es aux Cieux » que ma conscience me reprit : « Oses-tu te moquer de Dieu ? Oses-tu t'agenouiller et L'appeler Père, avec cette demi-couronne dans ta poche ? »

J'eus alors un moment de lutte telle que je n'en ai jamais éprouvé de pareille, ni avant, ni après. Je ne sais comment je terminai ma prière et si les paroles que j'émettais avaient un sens ou non. je me relevai dans une grande détresse intérieure.

Le pauvre père se tourna vers moi et me dit : « Vous voyez dans quelle terrible situation nous sommes, Monsieur. Si vous pouvez nous aider, faites-le pour l'amour de Dieu ! » À ce moment étincela dans mon esprit cette parole : « Donne à celui qui te demande. » Et la parole d'un Roi a de la puissance. Je plongeai la main dans ma poche, tirai doucement la demi-couronne et la donnai à l'homme en lui disant que cela pouvait sembler un faible secours, étant donné que j'étais relativement bien mis, mais qu'en, me défaisant de cette pièce, je lui donnais tout ce que je possédais; que Dieu était réellement un Père, comme j'avais essayé de le leur dire. La joie revint dans mon cœur comme une vague. Je pouvais parler maintenant et comprendre ce que je disais; l'obstacle à la bénédiction était enlevé, je crois, pour toujours.

Non seulement la vie de la pauvre femme fut sauvée, mais ma vie, je l'ai pleinement réalisé, le fut aussi. Elle aurait pu être perdue — et elle l'aurait probablement été en tant que vie chrétienne — si à ce moment la grâce ne l'avait emporté, et si je n'avais obéi aux injonctions de l'Esprit de Dieu.

Je me rappelle mon retour chez moi, ce soir-là ; mon cœur était aussi léger que mon porte-monnaie. Les rues désertes retentissaient d'un hymne d'actions de grâces que je ne pouvais contenir. Je mangeai ma soupe de gruau avant d'aller me coucher ; je ne l'aurais pas échangée contre le festin d'un prince. Et, m'agenouillant au pied, de mon lit, je rappelai au Seigneur Sa propre parole : « Celui qui donne au pauvre prête à Dieu », et je Le priai de faire que ce prêt ne fut pas long, sans quoi je n'aurais rien pour mon déjeuner du lendemain. Puis, avec la paix autour de moi et en moi, je passai une nuit heureuse et reposante.

Le lendemain matin, il me restait mon plat de gruau ; je ne l'avais pas fini qu'on entendit le facteur frapper à la porte. D'ordinaire, je ne recevais pas de lettres le lundi, mes parents et beaucoup de mes amis évitant d'en expédier le samedi ; je fus un peu surpris quand mon hôtesse entra, tenant une lettre ou un paquet dans sa main mouillée qu'elle avait recouverte de son tablier. Je regardai la lettre, mais ne pus reconnaître l'écriture qui était inconnue ou contrefaite; et le cachet était brouillé. Je ne savais d'où elle venait. En l'ouvrant je n'y trouvai rien d'écrit, mais il y avait, enveloppée dans une feuille de papier blanc, une paire de gants de chevreau dont s'échappa, lorsque je les dépliai, un demi-souverain2 qui alla rouler à terre.

« Gloire au Seigneur ! » m'écriai-je. « Quatre cents pour cent, en douze heures, c'est un bel intérêt. Les marchands de Hull seraient heureux s'ils pouvaient placer leur argent à ce taux. » Et je décidai de confier à cette banque, qui ne pouvait pas faire faillite, mes économies ou mes gains, suivant les cas. C'est une résolution que je n'ai encore jamais eu à regretter jusqu'ici.

Je ne peux vous dire combien souvent, par la suite, je me suis rappelé cet incident, et de quel secours ce souvenir m'a été dans les circonstances difficiles de ma Vie.

Mais ce ne fut pas la fin de l'histoire, et ce ne fut pas la seule réponse à ses prières. Car la principale difficulté subsistait : le Dr Hardey n'avait toujours pas pensé à le payer. Hudson Taylor priait sans cesse, mais le Docteur semblait entièrement accaparé par d'autres questions. C'eût été bien facile de lui rappeler la chose. Mais qu'en serait-il advenu alors de la leçon qu'il voulait apprendre et dont dépendait, il le sentait bien, son activité future, à savoir : « Toucher l'homme, par le moyen de Dieu, par la prière seule » ?

Cette remarquable délivrance, continuait-il, fut pour moi une grande joie et un grand encouragement pour ma foi. Mais naturellement, dix shillings, même en les utilisant avec parcimonie, ne mènent pas très loin, et il était plus nécessaire que jamais de persévérer dans la prière et de demander que la somme qui était échue revînt à l'esprit du docteur et me fût payée. Cependant, toutes mes requêtes semblaient rester sans réponse. Quinze jours ne s'étaient pas écoulés que je me trouvai à peu près dans la même situation que ce mémorable samedi soir. Mais je continuai de supplier le Seigneur avec une ardeur toujours plus grande, en Lui demandant de rappeler au Dr Hardey que mon salaire était échu.

Ce n'était pas le manque d'argent qui m'angoissait ; je pouvais en avoir n'importe quand en le demandant. La question qui dominait dans mon esprit était : Puis-je aller en Chine, ou bien mon manque de foi et de puissance sera-t-il un obstacle assez grave pour m'empêcher de me consacrer à cette œuvre tant désirée ?

Comme la semaine se terminait, je me sentais extrêmement embarrassé car je n'étais plus seul en cause. Le samedi soir, j'avais à payer ma pension à mon hôtesse, qui était chrétienne. Je savais qu'elle ne pouvait guère se passer de cet argent. Ne devais-je pas, à cause d'elle, parler de cette question de salaire ? Mais si j'agissais ainsi, je me donnais en quelque sorte la preuve que je n'étais pas qualifié pour une œuvre missionnaire.

J'employai tout mon temps libre du jeudi et du vendredi à lutter avec Dieu en prière. Mais, le samedi matin, j'étais dans la même situation qu'auparavant. Alors je demandai à mon Père de m'indiquer si je devais continuer d'attendre Son heure. Je reçus l'assurance que le mieux était, en effet, de persévérer dans l'attente car, d'une manière ou d'une autre, Dieu interviendrait en ma faveur. Aussi j'attendis ; mon cœur était maintenant en repos et le fardeau était ôté.

Ce même samedi, vers cinq heures de l'après-midi, lorsque le Dr Hardey eut fini d'écrire ses ordonnances, il se rejeta en arrière dans son fauteuil, comme il en avait l'habitude, et commença à parler des choses de Dieu. C'était un vrai chrétien et nous avions eu ensemble bien des heures de communion spirituelle. J'étais occupé à surveiller une casserole dans laquelle cuisait une décoction qui demandait beaucoup d'attention. Ce fut heureux car, sans aucun rapport avec ce qui avait précédé, le docteur me dit tout à coup : « A propos, Taylor, est-ce que votre trimestre n'est pas échu de nouveau ? »

On peut imaginer mon émotion. Je ne pus répondre tout de suite. L'œil fixé sur la casserole et tournant le dos au docteur, je lui dis aussi calmement que possible qu'il était échu depuis quelque temps. Quelle reconnaissance j'éprouvai alors ! Certainement, Dieu avait entendu ma prière, et au moment où j'étais dans le plus grand besoin, avait amené le Dr Hardey à se souvenir de mon traitement sans que j'eusse à lui en parler ou à le lui suggérer. Il répondit : « Je suis fâché que vous ne m'y ayez fait penser. Vous savez comme je suis occupé. Je regrette de ne pas y avoir pensé plus tôt car, cet après-midi, j'ai envoyé à la banque tout l'argent disponible. Autrement, je vous paierais tout de suite. »

Il m'est impossible de décrire le choc que me causèrent ces paroles inattendues. Je ne savais que faire. Heureusement, mon liquide bouillait et j'avais une bonne raison pour m'enfuir de la chambre avec la casserole. J'avais hâte de m'en aller et ne voulais pas reparaître avant que le Dr Hardey fût rentré chez lui. J'étais reconnaissant qu'il ne se fût pas aperçu de mon émotion.

Dès qu'il fut parti, je gagnai mon petit sanctuaire et répandis mon cœur devant le Seigneur, jusqu'à ce que j'eusse retrouvé le calme, et avec le calme, la reconnaissance et la joie. Je sentais que Dieu avait Ses voies à Lui et qu'Il ne me ferait pas défaut. J'avais cherché, le matin, à connaître Sa volonté, et autant que j'en pouvais juger, j'avais reçu l'indication d'attendre patiemment. Maintenant, Dieu travaillerait pour moi d'une autre manière.

Je passai la soirée, comme d'ordinaire le samedi, à lire la Parole de Dieu et à préparer le sujet sur lequel je pensais parler dans mes diverses visites du lendemain. Je m'attardai peut-être un peu plus longtemps que d'habitude. Puis, vers dix heures, rien n'étant venu m'interrompre, je pris mon pardessus et me préparai à rentrer chez moi, content de savoir qu'à cette heure-là j'ouvrirais la porte tout seul avec ma clef de sûreté, car mon hôtesse se couchait de bonne heure. Il n'y avait certainement pas d'espoir pour cette nuit-là. Mais peut-être Dieu interviendrait-il lundi : je pourrais donner à mon hôtesse, dès le début de la semaine, l'argent que je lui aurais versé plus tôt si cela m'avait été possible.

Juste au moment où j'allais éteindre le gaz, j'entendis le pas du docteur dans le jardin. Il riait tout seul de grand cœur. En entrant dans la clinique, il demanda le livre de comptes et me dit que, fait étrange, un de ses riches clients était venu à l'instant lui payer sa note. N'était-ce pas une singulière idée ! Je n'eus pas la pensée que cela pût avoir un rapport avec mon cas, sinon j'eus éprouvé de l'embarras. Mais, considérant le fait en spectateur désintéressé. Je m'amusai aussi beaucoup à l'idée qu'un homme très fortuné vînt après dix heures du soir payer une note qu'il eût pu régler n'importe quand, le plus facilement du monde, au moyen d'un chèque. Il semblait qu'il n'eût plus de repos tant que subsistait cette dette et fût obligé de venir à cette heure inaccoutumée pour se libérer.

Le montant fut inscrit dans le livre, et le Dr Hardey allait se retirer, lorsqu'il se retourna tout à coup, et, à ma surprise et à ma reconnaissance, me tendit quelques-uns des billets qu'il venait de recevoir, en disant :

« Au fait, Taylor, vous feriez aussi bien de prendre ces billets. Je n'ai pas de monnaie, mais nous finirons de régler la semaine prochaine. » Il me laissa de nouveau, sans avoir découvert mes sentiments, et je me retirai pour louer le Seigneur, le cœur tout joyeux de ce qu'après tout, je pouvais aller en Chine. Pour moi, ce ne fut pas un incident quelconque, et j'ai souvent trouvé beaucoup de réconfort et de force au souvenir de cette expérience, dans des moments de grandes difficultés, en Chine ou ailleurs.


1 Pièce valant deux shillings et six pence.

2 Pièce d'or de dix shillings.

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