Hudson Taylor

SEPTIÈME PARTIE
La préparation de l'ouvrier et de l'œuvre
1860-1866

CHAPITRE 45
Un homme lutta avec lui
1865

Parmi les habitués de la réunion de prières de la rue de Beaumont, nul ne portait à la Mission de Ningpo un plus vif intérêt que le négociant silencieux et de haute stature qui venait, avec sa femme, de sa belle demeure du Sussex. Propriétaire d'une grande fabrique d'amidon, M. Berger était un homme fort occupé, mais l'extension du Royaume de Dieu était sa principale affaire. Élevé dans l'Église anglicane, il s'était converti très tôt d'une manière peu ordinaire. Lors d'une soirée mondaine, il s'entretenait avec une jeune fille de son âge qui, à sa grande surprise, se mit à lui parler de religion. Il y avait en elle une sincérité évidente et elle manifestait une telle joie d'avoir trouvé en Christ son Ami et son Sauveur, que le jeune homme en fut remué. Au milieu de la compagnie frivole qui les entourait, il comprit le néant de tout ce que le monde peut donner en regard de la seule chose nécessaire. Sur l'heure, il accepta Jésus comme son Sauveur et se retira derrière la porte du salon pour cacher ses larmes de reconnaissance.

Il n'avait pas encore quarante ans quand il rencontra pour la première fois Hudson Taylor, à la veille de son premier départ pour la Chine. Il éprouva tout de suite un vif attrait pour ce jeune homme, âgé alors de vingt-et-un ans seulement. Une correspondance régulière s'ensuivit et, quand le missionnaire malade dut rentrer en Angleterre au bout de sept ans, il ne reçut nulle part un accueil plus cordial que dans la maison de M. et Mme Berger, à Saint-Hill, qui fut toujours largement ouverte pour lui et les siens.

M. Berger, plus expérimenté que son jeune ami, était précisément le conseiller dont il avait besoin, et Mme Taylor trouva en Mme Berger une sympathie quasi maternelle. Saint-Hill, dans un admirable site champêtre, devint une oasis pour toute la famille de la rue de Beaumont. Les enfants l'estimaient un vrai paradis, et M. et Mme Berger ouvrirent leur cœur tout grand pour la Mission.

À mesure que croissait en Hudson Taylor le sentiment de sa responsabilité envers l'intérieur de la Chine, un travail analogue s'accomplissait dans l'âme de M. Berger. Il accompagna un jour son ami à la réunion d'adieux d'un jeune homme sur le point de partir pour rejoindre M. Meadows. Grande fut alors sa surprise de trouver une petite église qui n'avait pas un seul membre riche, et qui entreprenait de soutenir, à elle seule, le nouveau missionnaire. La joie avec laquelle ces pauvres gens faisaient ce sacrifice lui fit sentir plus vivement le privilège de donner et de souffrir pour l'amour de Jésus, et le message d'Hudson Taylor fut si poignant qu'il prit sur l'heure une résolution définitive. Il se leva à la fin de la réunion et déclara que tout ce qu'il venait de voir et d'entendre le couvrait de honte, car il avait fait si peu pour la cause de Christ. Il dit aussi sa joie parce qu'il venait de décider qu'il ferait désormais, avec l'aide de Dieu, non pas dix fois, mais cent fois plus qu'il n'avait fait jusqu'alors1.

On peut comprendre le bonheur et la reconnaissance d'Hudson Taylor ; mais ni lui, ni M. Berger, ne soupçonnaient le développement qu'allait prendre l'œuvre pour laquelle des ressources nouvelles étaient ainsi préparées. Chaque jour cette pensée pesait davantage sur le cœur de l'un et de l'autre : « Ils périssent là-bas, — mille par heure, de jour et de nuit — et cependant, à moi comme à chaque croyant, le Seigneur dit que tout ce que nous demanderons, tout sans aucune limite, nous sera donné au nom de Jésus. » Quoi d'étonnant qu'un tel fardeau devînt intolérable !

À cette époque, un changement de domicile fut imposé par l'extension des travaux et le nombre croissant de candidats qui se présentaient. La famille missionnaire se transporta de la rue de Beaumont au n° 30 de la rue de Coborn, à environ trois kilomètres plus à l'est.

Fort modeste encore était le nouveau domicile, bien qu'il coûtât un peu plus que le précédent. M. Gough s'était chargé de fournir la différence ; mais le mobilier à transporter ne devait pas être bien considérable puisque le déménagement se fit pour la somme totale de dix-huit shillings. Tout cela fut bientôt terminé et Hudson Taylor, peu d'heures après avoir pris possession de sa maison, donnait une conférence sur la Chine, et reprenait sans autre interruption son travail de révision, comme le montre son journal. On voit, par ces simples détails, combien était profonde son humilité et infatigable son zèle.

Vers la fin de l'année 1864, la situation se présentait sous un aspect plus favorable. Les réunions de prières hebdomadaires étaient mieux fréquentées ; les candidats allaient et venaient, et de nouvelles perspectives s'ouvraient :

Nous avons grand besoin de vos prières, écrivait-il à sa mère, car la responsabilité qui pèse sur nous s'est beaucoup accrue. J'ai besoin d'une plus grande grâce et de plus de sagesse d'En-haut, ou je cours au devant d'un échec complet. Puisse Celui qui donne « plus de grâce » m'accorder de vivre toujours plus dans Sa lumière. Nous avons reçu cent livres pour les dépenses d'équipement. Demandez pour nous ce qu'il faut encore, peut-être neuf cents ou mille livres.

Il espérait, en effet, emmener avec lui six ou sept nouveaux missionnaires. Et, précisément, alors que tout semblait prêt pour ce pas en avant, un événement imprévu changea le cours des choses et barra de nouveau le chemin pour une période indéterminée.

Un beau steamer neuf était sur le point de partir pour la Chine, et son propriétaire, ayant entendu parler d'Hudson Taylor, offrit le passage gratuit pour deux missionnaires. Deux de ces jeunes hommes furent prêts à temps et s'embarquèrent à Glasgow. Mais, dans la mer d'Irlande, une furieuse tempête bouleversa tellement l'un d'eux qu'il revint de Plymouth, craignant de s'être trompé quant à sa vocation. Ce fut un grand désappointement pour Hudson Taylor, affligé aussi de perdre le passage gratuit et l'équipement d'un homme. Très noblement, un jeune fermier du comté d'Aberdeen, qui était sur le point de se marier, ajourna son projet et se présenta pour prendre la place du défaillant. Il fut entend que sa fiancée, qui avait aussi été acceptée comme missionnaire, le suivrait le plus tôt possible. Les fonds ayant été trouvés en réponse aux prières, elle s'embarqua deux semaines plus tard. Quant aux autres candidats, l'un demanda plus de temps pour se préparer ; un second ne put se libérer de ses devoirs domestiques ; le troisième hésitait à partir. De telle sorte qu'il ne restait plus qu'une chose à faire : prier, et attendre que la voie fût ouverte.

Sur ces entrefaites, une nouvelle entreprise vint absorber Hudson Taylor. Un pasteur de ses amis, éditeur du Baptist Magazine, lui demanda une série d'articles sur la Chine, en vue de stimuler l'intérêt de ses lecteurs pour la Mission de Ningpo. Le premier de ces articles fut publié ; mais le second parut à M. Lewis d'une éloquence si décisive qu'il renvoya le manuscrit à son auteur, en lui disant de le compléter pour le publier à part, et répandre largement cet appel en faveur de l'intérieur de la Chine.

Voyant son départ ajourné, Hudson Taylor entra dans les vues de son ami et se mit à compiler des faits relatifs à l'étendue et à la population de toutes les provinces de la Chine. Il fit des diagrammes destinés à rendre sensible leur état d'abandon spirituel et, à mesure qu'avançait ce travail, il éprouvait lui-même, de plus en plus, un sentiment de culpabilité et de honte à voir une telle situation se prolonger. Le nombre des missionnaires protestants à l'œuvre était en diminution. De cent quinze, il était descendu en un an à quatre-vingt-onze. C'était ce que montraient les plus récentes statistiques, et cette constatation rendit plus violent encore le feu qui le consumait. Il avait fait cependant tout ce qui était humainement possible pour émouvoir ceux qui s'intéressaient aux missions. Mais en vain. Il fallait donc abandonner la tâche jusqu'à ce que le Seigneur...

Abandonner, quand il savait que lui, si petit, si faible, le néant même, pouvait demander avec foi au Seigneur d'envoyer des ouvriers et que ces ouvriers lui seraient donnés ? Abandonner, quand, dans sa Bible, il lisait cet avertissement solennel : « Quand je dirai au méchant : Tu mourras certainement ! si tu ne l'avertis et ne lui parle pour le détourner de sa mauvaise voie, ce méchant mourra dans son iniquité, mais je redemanderai son sang de ta main ! »

Je savais que Dieu parlait, écrivait-il au sujet de cette heure critique, je savais qu'en réponse à la prière Dieu pouvait donner des évangélistes et les moyens de les soutenir, mais une pensée d'incrédulité survenait : Supposons que les évangélistes se présentent et aillent en Chine. Les épreuves viendront, leur foi pourra faiblir. Ne te reprocheront-ils pas alors de les avoir mis dans un tel embarras ? As-tu les moyens de surmonter une si pénible situation ? — Évidemment non. Mais c'était encore le Moi qui apparaissait au travers de l'incrédulité... Je ne voyais pas que la puissance capable de donner les hommes et les ressources était capable aussi de les garder, même au cœur de la Chine.

En attendant, un million par mois mouraient dans ce pays, mouraient sans Dieu ! Cette pensée me brûlait, m'empêchait de dormir, risquait de faire chavirer ma raison. Je ne pouvais parler librement de cela à personne, pas même à ma femme ! À quoi bon la charger d'un fardeau si écrasant ! Ces âmes ! Et ce que l'éternité signifiait pour elles ! Et ce que l'Évangile ferait d'elles si seulement quelqu'un le leur apportait !

Ici le journal d'Hudson Taylor s'arrête. Pendant près de deux mois il n'écrivit rien, et ce silence laisse supposer ce que furent ces semaines pendant lesquelles il fut mis en face du dessein de Dieu. L'accepter ? Il n'osait. S'y dérober ? Il ne le pouvait. Ainsi, comme jadis, « un homme lutta avec lui jusqu'au lever du jour ».


C'était le dimanche 25 juin, par une belle matinée d'été. Épuisé et malade, Hudson Taylor était en visite chez des amis à Brighton. Ne pouvant supporter la vue des multitudes se réjouissant dans la maison de Dieu, il errait seul au bord de la mer, sur le sable du rivage. Autour de lui tout était paix, mais son esprit était dans une vraie agonie. L'heure de la décision était arrivée, il le sentait, car il était impossible que le combat se prolongeât en lui.

Eh bien, pensa-t-il enfin, si Dieu nous donne une troupe d'ouvriers pour l'intérieur de la Chine, qu'ils partent et viennent à mourir de faim, après tout, ils seront transportés tout droit au ciel ; et si une seule âme de païen est sauvée, ne vaudrait-il pas la peine de faire un tel sacrifice ?

C'était une étrange manière de poser la question et de rentrer dans le chemin de la foi. Mais le sentiment de la présence de Dieu commençait à triompher de l'incrédulité. Une pensée nouvelle le saisit alors et ce fut comme l'aurore dissipant la nuit.

Oui, si nous obéissons au Seigneur, la responsabilité repose sur Lui, et non sur nous !

Cette pensée, fixée et enracinée dans son cœur par le Saint-Esprit, le transforma une fois pour toutes.

Toi, Seigneur, cria-t-il, avec un sentiment d'indicible soulagement. Toi, Tu auras tout le fardeau ! À Ton ordre, moi, Ton serviteur, j'irai de l'avant, en T'abandonnant les résultats.

Depuis longtemps la conviction s'était formée en lui qu'il devait demander au moins deux hommes pour chacune des onze provinces inoccupées de la Chine, et deux pour la Tartarie chinoise et le Tibet. Il prit son crayon et, ouvrant sa Bible, en face de l'océan sans limite, il y inscrivit ces simples et mémorables paroles :

« Prié pour vingt-quatre ouvriers résolus et qualifiés, à Brighton, le 25 juin 1865. »

Avec quelle paix, dit-il, je rentrai à la maison ! Le combat était fini, tout était paix et joie. Il me semblait que je pourrais voler jusqu'au sommet de la colline où habitait M. Pearse. Et comme je dormis bien cette nuit-là ! Ma femme estimait que Brighton m'avait fait un bien merveilleux. Elle ne se trompait pas.


FACE A L'OCÉAN SANS LIMITE,
HUDSON TAYLOR
INSCRIVIT DANS SA BIBLE CES SIMPLES
MAIS MÉMORABLES PAROLES :

PRIE POUR 24 OUVRIERS RÉSOLUS ET QUALIFIÉS,
BRIGHTON, 25 JUIN 1865

(Prayed for 24 willing skilfuul laborers at Brighton, June 25/65)


1 Il est intéressant de relever que cette expérience date du 13 mars 1865, un peu plus de trois mois avant qu'Hudson Taylor lui-même passât par sa crise décisive à Brighton.

chapitre précédent retour à la page d'index chapitre suivant