Histoire de la Théologie Protestante

1.3.1. La France

L’Église réformée de France[a] avait presque succombé sous les coups redoublés de la terrible persécution, qui suivit la révocation de l’édit de Nantes. Elle recouvra en 1787 ses droits politiques et civils, et reparut à la lumière, après avoir rendu témoignage au désert, aux galères, dans la tour de Constance et sur l’échafaud par ses ministres et ses martyrs, Antoine Court, Paul Rabaut, Durand et tant d’autres témoins fidèles, pauvres de science, mais riches de fidélité dans la foi. Sa vie religieuse subit le contre-coup des agitations sociales, politiques et antichrétiennes de la révolution, et elle conserva longtemps une attitude défensive, et même souvent purement passive, en face des tendances athées, matérialistes et pseudolibérales de l’époque. Il est vrai que les attaques dirigées en 1812 par le professeur Gasc, de Montauban, contre la Trinité furent l’objet d’une censure énergique, et que la France évangélique trouva en Daniel Encontre un défenseur aussi savant que convaincu.

[a] G. de Félice, Histoire des protestants de France. Guizot, Méditations sur l’état actuel de la religion chrétienne. Paris, 1866. Polenz, Geschichte des französischen Calvinismus. 5 v. Die reformirte Kirche Frankreichs vom 1787 bis 1846. Leipzig, 1848.

Toutefois les dispositions générales des esprits furent plus favorables à Samuel Vincent, de Nîmes, qui plaçait l’essence du protestantisme dans le libre examen, et à Athanase Coquerel père, qui ne put jamais s’élever à l’idée d’une foi commune nécessaire pour le principe et l’existence même de l’Église. Cet ascendant du vieux libéralisme tenait à deux causes, l’influence du rationalisme vulgaire allemand, et la situation religieuse de l’Église de Genève, qui fut avec Lausanne au dix-huitième siècle la métropole des Églises de France. L’Église de Genève, en effet, appartenait depuis longtemps au rationalisme (J. Vernet, 1754). A l’ancien état de choses avait bientôt succédé une émancipation rapide des esprits, et, après l’abolition des confessions de foi, un socinianisme déguisé. Des idées nouvelles allaient toutefois se faire jour.

Vers 1816 les efforts d’un pieux marin écossais, Robert Haldane, dont Encontre, de Montauban, était l’ami, et qui avait pour collaborateur à Paris le pasteur dissident anglais Marc Wilks, firent naître à Genève un réveil religieux, profondément empreint d’idées et de formes méthodistes, auquel se rattachèrent Malan, Bost père, Gonthier, Merle d’Aubigné et Gaussen, réveil, qui se propagea rapidement en France, et qui au début se rattacha étroitement aux formes du méthodisme genevois. Les plus ardents défenseurs de cette tendance à Genève, ayant à leur tête Malan et Bost, rompirent ouvertement avec l’Église nationale, parce qu’il leur était défendu par la vénérable compagnie de discuter le mode d’union des deux natures en Christ, le mode d’action de la grâce, et le péché originel, ainsi que d’attaquer les opinions opposées.

Ces discussions, en se prolongeant, donnèrent naissance vers 1832 à l’Église libre de l’Oratoire ; dont l’école de théologie compta parmi ses professeurs Merle, Gaussen, Steiger, Hœyernick, etc. Le mouvement, introduit avec ardeur en France, y rencontra les mêmes obstacles qu’à Genève et dans le canton de Vaud, et ne put réussir à obtenir la promulgation d’une nouvelle confession de foi.

Cet échec amena en 1848 la séparation d’hommes honorables, qui se distinguèrent par leur zèle pour le salut des âmes et par leur témoignage énergique en faveur de l’origine surnaturelle du christianisme, et qui y mêlèrent leur conception particulière de l’indépendance absolue de l’Église en face de l’État. Des hommes du caractère de Félix Neff, Pyt, Gonthier, Audebez, Cook, Wilks et Haldane, exercèrent sur la jeunesse théologique et sur la masse une influence profonde et bénie, qui doit graver leurs noms dans la mémoire reconnaissante de l’Église. Toutefois Haldane et Gaussen (pour ne nommer que les principaux), mêlèrent bientôt au réveil des éléments de légalité dogmatique et d’esprit tranchant et étroit, qui contribuèrent pour une large mesure à la naissance de l’Église libre, à laquelle se rattachèrent le comte Agénor de Gasparin et Frédéric Monod.

Toutefois cet esprit étroit de légalité dogmatique, qui alla chez quelques-uns jusqu’aux excès d’une prédestination dualiste et d’une théorie extrême de l’inspiration, trouva au sein de l’Église des adversaires sérieux, aussi remarquables par la profondeur de leur piété que par leur tact ecclésiastique ; contentons-nous de nommer dans l’Église établie Encontre et Adolphe Monod, qui publia en 1849 dans l’ouvrage intitulé : Pourquoi je demeure dans l’Église établie, une apologie éloquente de sa conduite, et dans l’Église libre des penseurs de l’importance d’Alexandre Vinet et d’Edmond de Pressensé.

Adolphe Monod, en particulier, n’attendait aucun résultat décisif de la proclamation légale des symboles obligatoires, et comptait pour le triomphe progressif de la vérité évangélique sur les travaux patients et continus des théologiens et des chrétiens pratiques ; il ne croyait pas devoir entraver le libre développement de l’Église par des formules empruntées au seizième et au dix-septième siècle, telles que la prédestination absolue ou l’inspiration plénière. Les éléments étrangers, introduits brusquement et sans préparation au sein de l’Église réformée par les hommes du réveil, disparurent insensiblement sous l’action du développement intérieur et national de la vie religieuse, et, tout en se séparant profondément sur la question des rapports entre l’Église et l’Etat, les divers partis furent insensiblement amenés à proclamer en commun la nécessité d’une grande largeur sur le terrain du dogme, en n’exigeant que le maintien des principes fondamentaux de l’enseignement évangélique.

A partir de ce moment commença dans les esprits un nouveau travail intellectuel et religieux, et l’on chercha à remettre en lumière le double principe matériel et formel de la Réforme, pour assurer une direction positive au mouvement de la science théologique. Il était avant tout nécessaire de transformer l’antique formule du dogme de l’inspiration, qui ne reposait en dernière analyse que sur l’autorité de l’Église, pour pouvoir rétablir l’harmonie nécessaire entre le principe formel et le principe matériel de la Réforme. En fait l’évolution la plus récente de la pensée théologique en France a pris naissance, non pas au sein des écoles rationalistes, mais de l’Église libre elle-même, qui reconnut l’impossibilité de faire reposer avec le règlement ecclésiastique genevois de 1847 l’Église évangélique sur la seule base du principe formel.

En procédant ainsi, en effet, on s’exposait à affaiblir et à obscurcir tout à la fois le principe évangélique, en faisant reposer la certitude de la foi et l’autorité des Écritures saintes sur la base fragile et humaine des seuls arguments historiques et rationnels, et en méconnaissant les droits du principe matériel, qu’on avait soi-même proclamés autrefois, quand on avait fait appel à l’expérience personnelle du chrétien et à la puissance divine, que possède l’Évangile de révéler son évidence aux yeux de l’esprit. Il était, dès lors, impossible que cette tendance n’entrât point en conflit avec la vieille théorie de l’inspiration, défendue par Haldane et Gaussen sous sa forme la plus absolue, tant à cause des prétentions de ce dogme purement ecclésiastique à l’infaillibilité, que du rôle considérable, que le principe matériel avait joué dès le début au sein des Églises dissidentes.

Or la théorie de l’inspiration absolue, ou théopneustie plénière, par le fait qu’elle méconnaît entièrement les droits de la conscience et de l’âme humaines, demeure étrangère à l’évolution de la foi dans le cœur. Aussi était-il nécessaire que des chrétiens sérieux vinssent affirmer, en opposition arec Gaussen et ses amis, les droits et les privilèges de la foi évangélique. Adolphe Monod, parlant, dans ses Adieux, de l’Écriture sainte avec autant d’éloquence que de profondeur chrétienne, a montré combien les fidèles auraient à perdre, si nous ne pouvions voir en l’Écriture qu’une parole absolue de Dieu, il a relevé combien son caractère à la fois humain et divin nous révélait les battements d’un cœur et d’un esprit vraiment humains.

L’Église réformée de langue française a trouvé, dans une assez large mesure, son Schleiermacher dans la personne d’Alexandre Vinet, personnalité puissante, qui possédait les dons les plus heureux et les plus divers : piété profonde, instruction immense et variée, éloquence ardente, style sévère et coloré digne de Pascal. Vinet a cherché à combler la lacune laissée dans la théologie par le système de Gaussen, et à élever à la hauteur du principe formel le principe matériel, présenté par lui sous l’expression, en tout cas peu heureuse, de l’individualisme.

Nous retrouvons à l’origine les mêmes tendances intellectuelles et religieuses chez Edmond Scherer, esprit remarquablement doué, et défenseur énergique du principe matériel. Malheureusement l’ardeur de sa polémique avec Gaussen le fit tomber dans l’extrême opposé. Ayant échoué dans sa tentative de synthèse du principe formel objectif avec la liberté de l’âme individuelle, il devint de plus en plus hostile à tout ce qui se rattachait de près ou de loin à la révélation objective, sans laquelle la conscience individuelle ne peut ni progresser, ni se développer, ni même vivre, faute d’aliment. Scherer a descendu si rapidement la pente du scepticisme, qu’il ne possède maintenant d’autre appui contre le nihilisme spirituel que l’énergie de sa conscience morale[b]. Par contre Alexandre Vinet est devenu le chef théologique des Églises libres de Suisse et de France, qui avaient d’abord adopté le point de vue de Gaussen et du comte de Gasparin, et a provoqué dans leur sein des discussions aussi intéressantes que passionnées. Nous pouvons, en dehors même de son génie, assigner à cette influence exceptionnelle deux causes principales, l’intérêt excité dans tous les pays de langue française par les épreuves auxquelles l’Église évangélique du canton de Vaud se vit exposée, et l’attitude prise par Vinet en face de l’État.

[b] Colani de Strasbourg défend avec une louable énergie les droits imprescriptibles de la morale, mais, comme il sépare arbitrairement la morale de la métaphysique, il en est venu à refuser toute valeur métaphysique à la personne de Jésus. La cause de cette erreur grave doit être cherchée dans une lacune de sa conception morale de Dieu.

Edmond Scherer est la démonstration éloquente des résultats, auxquels aboutit une intelligence, dont la foi ne repose que sur le principe matériel. Il nous montre une fois de plus que l’individualité spirituelle, dans sa tendance à s’affranchir de toutes les puissances objectives, qui entravent son essor, tombe infailliblement dans le mouvement fatal et incessant d’une activité sans but, d’un travail sans progrès et d’aspirations jamais satisfaites. Nous ne pouvons que déplorer pour la cause de l’Évangile la chute si profonde d’une intelligence si admirablement douée, chute, que l’on peut sans doute lui imputer dans une certaine mesure, mais que l’on doit aussi faire remonter jusqu’à la rigueur et à l’obstination étroites de ses adversaires théologiques, qui ne craignirent pas de méconnaître et de froisser les libres droits de la foi en face de la critique du canon des Écritures.

Nous pouvons envisager aussi l’individualisme de Vinet comme une réaction énergique contre un dogmatisme légal, vraiment étranger et contraire à la piété évangélique, et dont le schibboleth est un littéralisme outré dans l’exégèse. Vinet a su jeter une vive lumière sur les dangers d’un faux objectivisme, dont l’hostilité à outrance contre les droits de la conscience individuelle aboutit logiquement au panthéisme. Vinet démontre avec éloquence que l’État et l’Église ne possèdent virtuellement comme personnalités collectives ni vertu, ni piété, que la religion et la vertu n’ont leur véritable point d’appui que dans les âmes individuelles, mais, moins prudent et moins sage que Schleiermacher, il ne sait pas comprendre que c’est la véritable notion évangélique d’association ou d’Église, qui s’épanouit dans les âmes individuelles, pénétrées de l’esprit d’association et soumises volontairement à ses lois, et que de plus les âmes réalisent la véritable loi de leur être dans la communion de leur esprit avec l’esprit de l’Église, dont elles sont les organes libres et volontaires.

Nous voyons surgir en France, sous l’influence de la théologie allemande contemporaine, entre le scepticisme de Scherer et le supranaturalisme biblique des Églises nationales de Genève et de France, une tendance intermédiaire, dont le représentant le plus remarquable est sans contredit Edmond de Pressensé. Comme il s’appuie plus solidement que ses adversaires sur le principe réformateur de la foi, il est aussi plus libre dans son attitude vis-à-vis des vieilles théories sur l’inspiration et sur le canon des Écritures, et sait défendre avec autant de talent que de succès les droits de la véritable théologie et la nécessité de relever le drapeau de la science chrétienne au sein des Églises de France. Son Histoire des trois premiers siècles de l’Église chrétienne nous révèle en lui l’un des meilleurs disciples de Neander.

Sa critique du roman de Renan et sa grande Vie de Jésus ont exercé sur les esprits une influence légitime et méritée. La Revue chrétienne et le Bulletin théologique[c] ont groupé autour de lui une phalange de théologiens appartenant aux diverses Églises, Rognon, Hollard, Sabatier, Wabnitz, Bois, Le Savoureux, Chavannes, L. Thomas, Babut, Bonifas, Bersier, Ch. Waddington, Schmidt, etc., et a dirigé contre le parti rationaliste une polémique aussi ardente qu’heureuse[d].

[c] Transformé en Revue théologique, depuis 1870. (A. P.)
[d] Signalons du côté de la gauche Michel Nicolas (Opinions religieuses des Juifs), Reuss (Histoire de la théologie chrétienne), les deux Coquerel, Goy, Albert Héville, Th. Bost, Steeg, et Chastel à Genève, etc.

Cette école nous montre combien le véritable esprit scientifique est efficace pour résoudre les questions les plus délicates, et combien aussi il permet à un petit cénacle d’éviter l’esprit de secte et de rester fidèle au véritable esprit ecclésiastique. On est en droit d’attendre des hommes de cette tendance la création d’une science théologique nouvelle dans les pays de langue française. Il est un fait réjouissant, que nous devons relever en terminant, c’est l’adhésion d’un homme du mérite de Guizot, et le concours, qu’il a prêté aux défenseurs du surnaturel et d’une saine conception de l’inspiration des Écritures.

L’Église libre de France, après avoir pris à l’origine une attitude hostile, ou tout au moins négative en face de l’Église nationale, s’est heureusement rapprochée d’elle pour la défense de la cause commune. En Suisse, ce sont les membres de l’Église nationale eux-mêmes qui ont pris en main la cause de l’Évangile. Le talent et la piété d’hommes tels que Godet et Frédéric de Rougemont, à Neuchâtel, Chappuis, Astié, à Lausanne, E. Naville et Bungener, à Genève, pour ne nommer que les principaux, ont enlevé tout prétexte à la dissidence. On doit espérer que l’attitude de plus en plus hostile du parti radical contribuera au rapprochement et à l’union de toutes les forces vives du christianisme évangélique.

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