Christiana et ses enfants

Chapitre III

L’impie se moque de ceux qui cherchent le salut. – Le chrétien s’apitoie sur le sort de ceux qui périssent. – Au début de leur carrière, les pèlerins rencontrent le découragement. – Ils sont appelés à marcher par la foi.

De retour chez elle, madame Timide envoya aussitôt appeler quelques-unes de ses voisines, savoir : madame Chauve-Souris, madame l’Inconsidérée, madame Légèreté et madame l’Ignorante. Elle se hâta, à leur arrivée, de les entretenir de Christiana ; c’est ainsi qu’elle commença par leur faire le récit de ce qui s’était passé : Mes chères voisines, n’ayant presque rien à faire ce matin, je suis sortie pour rendre visite à Christiana. Étant arrivée à sa porte, j’ai frappé, comme vous savez que c’est notre habitude. Sur cela, elle m’a répondu : Si vous venez au nom de Dieu, entrez. Je suis donc entrée pensant que tout allait bien ; mais quelle n’a pas été ma surprise lorsque je l’ai vue occupée à faire des préparatifs pour quitter la ville, elle, ainsi que ses enfants. Je lui ai aussitôt demandé ce que signifiaient tous ces arrangements. Elle m’a enfin répondu qu’elle se disposait à aller en pèlerinage, à l’exemple de son mari. Elle m’a parlé ensuite d’un songe qu’elle avait eu, et comment le Roi de la contrée qu’habite son mari lui avait envoyé une lettre touchante pour l’engager à s’y rendre.

— Mais que pensez-vous qu’elle veuille faire, demanda madame l’Ignorante ?

Christiana : – Oh ! Pour aller, elle ira, quoi qu’il arrive, c’est là ma conviction ; car lorsque j’ai essayé de la persuader à rester chez elle, en lui faisant entrevoir les fatigues et les périls qu’elle aurait à rencontrer sur son chemin, mes arguments n’ont servi qu’à la décider davantage au départ. Elle m’a dit en tout autant de mots qu’il faut que l’amertume vienne avant la douceur, et que par ce moyen la douceur soit rendue plus douce encore.

Chauve-souris : – Faut-il que cette femme soit aveugle et insensée ! N’est-elle donc pas suffisamment avertie par les afflictions de son mari ? Pour ma part, je crois, et cela est bien visible, que s’il pouvait revenir, il chercherait volontiers à mettre sa vie à l’abri de mille dangers qu’il courut pour le néant.

Inconsidérée prenant à son tour la parole : – Chassez donc de la ville ces sortes de gens fantastiques pour mon compte, je souhaite fort qu’elle et tous ses adhérents s’en aillent d’ici. Le pays en sera plus tôt débarrassé ; car si en continuant à rester dans son habitation elle venait à entretenir de tels sentiments, qui est-ce qui pourrait vivre paisiblement avec elle ? Il faudrait toujours avoir l’air inquiet, ou bien se conduire en mauvais voisins, à cause des choses dont elle aime tant à parler, mais que les personnes de bon sens ne pourront jamais supporter. Je ne suis donc pas fâchée qu’elle parte, et que quelque chose de mieux vienne prendre sa place : ce n’a jamais été pour nous un monde agréable, depuis que ces visionnaires imbéciles y sont venus.

Tenez, ajouta madame Légèreté, laissons de côté ce genre de conversation, et parlons de ce qui nous touche de plus près. J’étais hier chez madame la Volupté où nous nous sommes passablement amusées. On y goûtait toutes sortes de divertissements. En vérité, il y avait là de quoi enivrer le cœur d’une jeunesse. Car, qui auriez-vous pensé trouver chez elle, si ce n’est moi et madame Sensualité en compagnie de M. Libertin, de madame Impureté et de quelques autres encore ? Nous avons eu de la musique, des danses, et tout ce qui pouvait rendre la séance extrêmement agréable. Quant à la dame qui nous a si bien servis, il faut avouer que c’est une personne distinguée. Elle est généralement admirée de tous. À mon avis, elle est bien faite pour contenter son monde ; toutefois M. Libertin est bien à sa hauteur par ses manières élégantes.


Les voisines de Madame Timide : Chauve-souris, Inconsidérée, Légèreté et Ignorante

En attendant, Christiana était déjà entrée dans sa nouvelle voie, et Miséricorde l’avait suivie. Les enfants marchaient aussi à côté d’elles, et comme ils cheminaient tous ensemble, Christiana lia conversation avec Miséricorde :

— Je regarde, lui dit-elle, comme une faveur inattendue, que tu aies bien voulu sortir pour m’accompagner un bout de chemin.

— Certainement, dit la jeune Miséricorde (car elle était à la fleur de son âge), que si je croyais pouvoir réussir en allant avec toi, je ne retournerais jamais dans notre ville.

Christiana : – Eh bien ! Ma chère, il faut que tu partages notre sort. Je sais bien ce qui nous attend au terme du voyage. Mon mari est là où il ne voudrait pas, pour tout l’or du monde, ne pas se trouver ; et tu n’as pas à craindre d’être rejetée, quoique ce ne soit que sur mon invitation que tu t’y rendes. Le Roi qui a envoyé un message pour moi et mes enfants, est Celui qui prend plaisir en la miséricorde.

D’ailleurs, si tu veux entrer en condition, je te prendrai à mon service, et tu auras place à côté de moi. Cependant, tu peux compter que nous aurons toutes choses en commun ; il faut donc que tu te décides à me suivre.

Miséricorde : – Mais comment puis-je être assurée que je serai aussi reçue dans les bonnes grâces du Roi ? S’il y avait quelqu’un qui pût me donner cette espérance, je n’aurais pas la moindre hésitation ; j’irais, étant aidée par Celui duquel vient tout secours, quelles que soient du reste la longueur et la fatigue du chemin.

Christiana : – Puisqu’il en est ainsi, bonne Miséricorde, je vais t’indiquer la marche qu’il y a à suivre : Viens avec moi d’abord jusqu’à la Porte-Étroite, et là je prendrai de plus amples informations pour ce qui te concerne. Si, une fois que nous serons en ce lieu, il arrivait que tu n’eusses aucun encouragement, tu pourrais retourner chez toi, et il faudrait bien, dans ce cas, me soumettre à cette épreuve avec résignation. De plus, je te récompenserai pour ta bienveillance envers moi et envers mes enfants, et de ce que tu t’es montrée si bien disposée à nous tenir compagnie une partie du chemin.

Miséricorde : – J’irai donc jusque-là sans trop m’inquiéter de tout ce qui peut s’en suivre, et fasse le Seigneur qu’un lot me soit échu dans des lieux agréables, selon que le Roi du Ciel mettra sa bonne affection en moi.

Christiana se réjouissait dans son cœur, non seulement parce qu’elle avait une compagne, mais aussi par le fait qu’elle avait prévalu sur cette jeune personne en excitant chez elle un intérêt réel pour son propre salut. Ainsi, elles s’acheminèrent ensemble. Mais Miséricorde, qui était tendre de sa nature, eut bientôt les larmes aux yeux. Christiana s’en étant aperçue, se prit à dire : Pourquoi donc ma sœur pleure-t-elle de cette manière ?

Miséricorde : – L’on ne peut que se lamenter, quand on considère la déplorable condition où se trouvent mes pauvres amies qui persistent à rester dans notre ville corrompue ; et ce qui me chagrine le plus, c’est qu’elles n’ont aucune instruction, ni personne qui puisse leur annoncer les choses à venir.

Christiana : – La compassion est ce qui sied à un pèlerin, et tu éprouves pour tes amies ce que mon bon Chrétien éprouvait pour moi lorsqu’il vint à me quitter ; il s’apitoyait sur mon état parce que je n’avais aucun égard ni pour ses exhortations, ni pour lui-même ; mais son Seigneur et le nôtre recueillait ses pleurs et les mettait dans son vaisseau. Ainsi donc, toi et moi, de même que mes chers petits enfants, nous en recueillons les fruits et les bienfaits. J’espère que les larmes de Miséricorde ne seront pas perdues ; car la vérité est que « ceux qui sèment avec larmes, moissonneront avec chant de triomphe. » Et « celui qui porte la semence pour la mettre en terre, ira son chemin en pleurant, mais il reviendra avec chant de triomphe, quand il portera ses gerbes. » (Psa. 126.5-6 : Ceux qui sèment avec larmes Moissonneront avec chant de triomphe.)

Alors Miséricorde se prit à dire :

Que le Seigneur soit mon guide :
Conduite par ce bon berger,
Mon âme encore timide
Ne redoute plus le danger.

Oh ! Que par ta grâce infinie,
Je vive, fidèle à ta loi ;
Que jamais je ne te renie ;
Je ne puis qu’errer, loin de toi.

Les miens sont restés en arrière ;
Seule j’espère en ta bonté :
Fais descendre en eux la lumière
Qui conduit à la vérité.

Puis mon vieil ami poursuivant son histoire, continua ainsi :

Mais lorsque Christiana fut arrivée au bourbier du Découragement, elle commença par frémir. Voici, dit-elle, l’endroit où mon mari manqua d’être étouffé dans la boue. Elle s’aperçut en outre que le passage, qui aurait dû être plus commode pour les voyageurs, vu que le Roi avait depuis longtemps ordonné de le réparer, était devenu au contraire beaucoup plus mauvais qu’autrefois.

Là-dessus, je demandai si c’était bien vrai.

— Oui, dit le vieillard, que trop vrai ; car il y en a beaucoup qui prétendent être les serviteurs du Très-Haut et se disent être employés à entretenir les chemins du Roi, tandis qu’ils ne font qu’y ramasser de la boue et du fumier, au lieu de pierres ; et ainsi, ils les dégradent plutôt qu’ils ne les réparent. C’est pour cela que Christiana et ses enfants ont éprouvé ici une pénible surprise. Mais, voyons, disait Miséricorde, si par hasard nous pourrions passer ? Tenons-nous seulement sur nos gardes. Elles marchèrent donc avec beaucoup de précaution, et s’y prirent de telle manière qu’elles parvinrent à leur but sans accident. Malgré toute leur vigilance, il s’en fallut peu que Christiana ne fît une chute, même à plusieurs reprises.

Elles ne furent pas plus tôt de l’autre côté, qu’il leur sembla entendre quelqu’un leur adresser ces paroles : « Bienheureuse est celle qui a cru ; car les choses qui lui ont été dites par le Seigneur auront leur accomplissement. » (Luc. 1.45 : Et heureuse celle qui a cru ! parce que les choses qui lui ont été dites de la part du Seigneur auront leur accomplissement.) Et pendant qu’elles continuaient leur chemin, Miséricorde se prit à dire à Christiana : si j’avais autant que vous sujet d’espérer de trouver une bonne réception à la Porte-Étroite, je ne me laisserais point abattre par un bourbier de découragement.

— C’est bien, dit l’autre, vous connaissez vos faiblesses et je connais les miennes ; mais, chère amie, nous aurons toujours assez de mal avant d’arriver au terme de notre voyage. Que peut-on penser, je vous le demande, des gens qui se proposent d’atteindre à des gloires aussi excellentes que celles que nous recherchons, et dont le bonheur est si digne d’envie, sinon qu’ils sont exposés à toutes les craintes, à tous les pièges, à toutes les peines et les afflictions qu’il soit possible de rencontrer ici-bas.

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