Christiana et ses enfants

Chapitre XVIII

Entretien sur le combat. – Rencontre de M. Franc. – Son réveil. – Son origine. – Il salue et interroge les pèlerins. – Histoire de Je-Crains.

Puis, ils cheminèrent jusqu’au pied du coteau qui se trouve un peu plus loin, et d’où ils pouvaient étendre leur vue à une distance considérable. C’est de là que Chrétien jeta les yeux pour la première fois sur son frère Fidèle. Ils s’assirent pour prendre un peu de repos. Ils prirent aussi un peu de nourriture et d’un breuvage excellent ; enfin, ils firent bonne chère, se félicitant d’avoir échappé à un ennemi si dangereux. Comme ils étaient ainsi à se reposer et se rassasier, Christiana demanda au guide s’il n’avait reçu aucun dommage dans cette rude bataille.

— Aucun, lui répondit M. Grand-Cœur, si ce n’est une faible contusion dans la chair ; mais ceci, bien loin d’être à mon préjudice, est au contraire une preuve certaine de mon dévouement pour mon Maître et pour vous, et doit tourner en définitive à ma louange, selon la grâce qui m’est accordée. (2Cor. 4.10-11 : Portant toujours dans notre corps la mort de Jésus, afin que la vie de Jésus soit aussi manifestée dans notre corps.)

Christiana : – Mais n’aviez-vous point peur, cher Monsieur, quand vous l’avez vu paraître avec une massue ?

Grand-Cœur : – Il est de mon devoir de me défier de moi-même, afin que je puisse mettre entièrement ma confiance en Celui dont la force surpasse celle de tous les autres ensemble.

Christiana : – Mais que pensiez-vous lorsqu’il vous a terrassé la première fois ?

Grand-Cœur : – Eh bien, je me suis rappelé qu’il en avait agi ainsi envers mon Maître, et que, au bout du compte, il a été lui-même vaincu par ce moyen-là. (Rom. 8.37 : Au contraire, dans toutes ces choses, nous sommes plus que vainqueurs par Celui qui nous a aimés.)

Matthieu : – Si vous avez tous dit votre façon de penser là-dessus, laissez-moi dire aussi la mienne : c’est que Dieu a été singulièrement bon à notre égard, soit en nous faisant sortir de cette sombre vallée, soit en nous délivrant des mains de notre adversaire. Pour ma part, je ne vois pas pourquoi nous refuserions de compter sur Dieu, puisqu’il vient de nous donner encore aujourd’hui un si éclatant témoignage de son amour.

Sur cela, ils se levèrent et passèrent outre. Or, il y avait, à quelques pas de là ; un chêne sous lequel ils trouvèrent un vieux pèlerin plongé dans un profond sommeil. Ils reconnurent à ses habits, à son bâton et à sa ceinture, qu’il était pèlerin. Le guide, autrement dit M. Grand-Cœur, s’approcha de lui pour le réveiller. À la première secousse qu’il reçut, le vieillard ouvrit les yeux en s’écriant : Hé ! Qu’est-ce que c’est ? Qui êtes-vous ? Et que venez-vous faire ici ?

— Allons, mon ami, lui dit M. Grand-Cœur, ne vous fâchez pas. Les gens qui sont ici, ne vous apportent que l’expression de leur sincère amitié.


Monsieur Franc

Cependant, le brave homme se relève tout en portant un regard furtif sur les alentours, et répète sur le ton de la méfiance qu’il veut savoir avec qui il a affaire. Là-dessus, le guide lui donne son nom en disant : Je suis le conducteur de ces pèlerins qui voyagent vers la bienheureuse éternité.

— Je vous demande pardon, s’écria M. Franc ; je craignais que vous ne fissiez partie de cette bande de voleurs qui, il y a quelque temps, ont enlevé la bourse de Petite-Foi ; mais à présent que je vous considère avec un peu plus d’attention, je m’aperçois que vous êtes des honnêtes gens.

Grand-Cœur : – Mais qu’auriez-vous fait ou que seriez-vous devenu si nous eussions été de ce monde-là ?

Franc : – Ce que j’aurais fait ! Certes, je me serais battu comme un désespéré jusqu’au dernier souffle de vie, et j’espère bien que vous auriez eu occasion de vous féliciter de la manière dont je parviens à me tirer d’affaire en pareil cas ; car un chrétien ne se laisse jamais vaincre, à moins qu’il ne se conduise lâchement.

Grand-Cœur : – Fort bien, père Franc, je m’assure par là que tu es un de ces hommes d’heureuse rencontre, car tu as parlé avec vérité.

Franc : – Je reconnais aussi que tu t’entends dans la vraie méthode, tandis qu’il en est une multitude d’autres qui se font des idées étranges des pèlerins, s’imaginant que nous sommes faciles à vaincre.

Grand-Cœur : – Maintenant que nous sommes ici heureusement ensemble, permettez que je mette votre nom par écrit, et que je prenne connaissance du pays que vous avez habité.

Franc : – Je ne puis vous donner mon nom ; mais je viens du pays de l’Insensibilité qui est assez voisin de la ville de Perdition.

Grand-Cœur : – Ah ! Vous êtes donc de cet endroit-là. Je suppose déjà qui vous êtes : n’est-ce pas vous que l’on désigne sous le nom de Franchise ? – Ici, on vit le rouge monter au visage du vieillard qui répliqua aussitôt : Je ne suis pas Franchise, dans le sens abstrait du mot, mais Franc est mon nom, et je voudrais l’être par ma nature comme je le suis par mon caractère.

Mais, Monsieur, ajouta-t-il, comment avez-vous pu deviner que je suis cet homme-là, vu que, par mon origine, je suis citoyen du triste pays que vous connaissez ?

Grand-Cœur : – J’avais déjà entendu mon Maître parler de vous, car il sait tout ce qui se passe sur la terre. Mais j’ai souvent été étonné qu’il pût venir quelque chose de bon de ces côtés-là, attendu que chez vous tout y est pire que dans la ville de Perdition.

Franc : – En effet, notre quartier est situé sur un point extrême, du côté où le soleil se couche ; nous sommes par conséquent, plus froids et plus engourdis.

Cependant, quoique ce que vous dites soit vrai d’un homme qui a passé la plus grande partie de son existence sur une montagne de glace, il est vrai de dire aussi que si le soleil de justice vient à luire sur cet homme, il sentira la glace de son cœur fondre au dedans de lui. C’est le fait de ma propre expérience.

Grand-Cœur : – Je le crois, père Franc, parce que je sais que la chose est véritable.

Ce fut alors que le vieillard salua les pèlerins par un saint baiser de charité. Puis, voulant connaître leur nom et les aventures de leur voyage, il les interrogea successivement en commençant par Christiana.

Christiana : – Quant à mon nom, je pense que vous en avez entendu parler. Le bon Chrétien était mon mari, et ceux-ci sont ses enfants. – Ici, il vous serait impossible de dire la surprise et la joie qu’éprouva le vieillard en apprenant qui elle était. Il ne put s’empêcher de sauter et de sourire en la comblant de mille souhaits.

— J’ai beaucoup entendu parler de votre mari, dit-il, ainsi que de ses voyages, et des combats qu’il a eu à soutenir en son temps. Ce qui soit dit pour votre consolation, le nom de votre mari a eu du retentissement dans toutes les contrées du monde ; la foi, le courage, la patience et la fidélité qu’il déploya en toutes circonstances, ont rendu son nom célèbre.

Il s’adressa ensuite aux enfants dont il prit d’abord le nom, et leur parla de la manière suivante : Matthieu, puisses-tu être comme Matthieu le péager, non pas dans le vice, mais quant à la vertu ! – (Matt. 10.3 : Philippe et Barthélemi ; Thomas et Matthieu le péager ; Jacques, fils d’Alphée, et Lebbée ;) Samuel, puisses-tu ressembler à Samuel le prophète, un homme de foi et de prière ! (Psa. 99.6 : Moïse et Aaron furent parmi ses sacrificateurs Et Samuel parmi ceux qui invoquaient son nom. Ils invoquaient l’Eternel, et il leur répondait.) Joseph, que tu sois comme Joseph dans la maison de Potiphar, ayant une conduite chaste et fuyant la tentation ! Et toi, Jacques, puisses-tu être comme Jacques, surnommé juste, et comme Jacques, le frère de notre Seigneur ! (Act. 1.13-14 : Et quand ils furent arrivés, ils montèrent dans la chambre haute, où ils se tenaient habituellement : c’était Pierre et Jean et Jacques et André, Philippe et Thomas, Barthélemi et Matthieu, Jacques, fils d’Alphée, et Simon le zélote, et Jude, fils de Jacques.)

Après cela, il s’informa de Miséricorde pour savoir comment elle avait quitté son pays et sa parenté, et comment elle était venue en compagnie de Christiana et de ses fils. Puis ; il ajouta : Miséricorde est ton nom ; la miséricorde te soutiendra au milieu de tes peines, et te fera surmonter toutes les difficultés qui se rencontreront sur le chemin, jusqu’à ce que tu sois arrivée au lieu où, à ta grande satisfaction, tu contempleras la face de Celui qui est « le Père des miséricordes. »

Pendant tout ce temps-là, M. Grand-Cœur était resté saisi d’admiration. Il avait le sourire sur les lèvres tandis que ses yeux étaient fixés sur son nouveau compagnon.

Or, ils marchaient tous ensemble, et chemin faisant, le guide demanda au bon vieillard s’il n’avait pas connu un nommé M. Je-Crains qui quitta aussi sa terre natale pour venir en pèlerinage.

Franc : – Oui, je l’ai très bien connu. C’était un homme sincère au fond ; mais il était un de ces pèlerins les plus ennuyeux que j’aie jamais rencontrés.

Grand-Cœur : – Je m’aperçois que vous en avez eu connaissance, car vous indiquez fort bien son caractère.

Franc : – Je puis vous le certifier. J’étais même une fois intimement lié avec lui. Nous allions ensemble de compagnie lorsqu’il commença à se préoccuper, et à s’alarmer des choses qui devaient nous arriver par la suite.

Grand-Cœur : – Je lui ai servi de guide depuis la maison de mon Maître jusqu’aux portes de la cité céleste.

Franc : – Vous avez donc pu voir qu’il était passablement ennuyeux.

Grand-Cœur : – Oui, vraiment ; mais je pouvais très bien le supporter ; car les hommes de ma profession sont souvent chargés de la conduite de ceux qui lui ressemblent.

Franc : – Voyons donc, racontez-moi un peu comment il s’est comporté sous votre direction.

Grand-Cœur : – Voici ce qu’il en est. Il avait toujours peur de ne pouvoir atteindre le but qu’il s’était proposé. Le moindre bruit remplissait son âme de frayeur. Une chose qui aurait eu la plus légère apparence d’opposition, eût suffi pour l’anéantir. J’ai ouï dire qu’une fois, s’étant arrêté au bourbier du Découragement, il y gémit pendant plus d’un mois. Il n’osait point sortir de cette position, quoiqu’il pût trouver moyen de se rassurer par la rencontre de braves gens qui, ayant à faire le même chemin, lui avaient offert, même plusieurs fois, de lui donner la main. Il ne voulait cependant pas revenir en arrière. La cité céleste, c’était là son point de mire et l’objet de ses désirs. Il serait mort plutôt que de ne pas y arriver ; mais il se laissait abattre à chaque difficulté. Il avait si peu de fermeté et de courage qu’une paille jetée sur son chemin l’eût fait broncher. Un jour pourtant qu’il faisait un temps calme et serein, il s’enhardit et passa outre après avoir attendu longtemps près du bourbier du Découragement ; mais il ne fut pas plus tôt de l’autre côté qu’il avait peine à en croire ses yeux. Vous eussiez dit à le voir, qu’il portait dans son cœur le bourbier du Découragement, ou qu’il en était poursuivi de tous côtés. Il s’est montré trop pusillanime pour qu’on puisse en parler autrement. C’est ainsi qu’étant arrivé à la porte (vous comprenez ce que je veux dire) qui se trouve à l’entrée de ce chemin, il y demeura longtemps n’osant pas même heurter. Lorsque la porte lui fut ouverte, il aurait voulu se retirer et céder la place à d’autres, sous prétexte qu’il n’en était pas assez digne. Aussi, fut-il devancé par beaucoup d’autres qui entrèrent les premiers, bien que, pour une cause ou pour une autre, ils ne fussent partis que longtemps après lui. Le pauvre homme en restait là tout tremblant et plein d’hésitation. Il y avait de quoi faire fondre le cœur de quiconque venait à l’observer dans cette attitude. Je le répète, il n’était pas du tout disposé à rebrousser chemin. Il finit cependant par donner un coup ou deux en poussant légèrement le marteau qui était suspendu à la porte. Mais à l’instant même où quelqu’un se présente pour lui ouvrir, il se met à reculer comme il avait fait précédemment. Le Portier se lance aussitôt sur ses traces et lui crie : « Eh bien ! Peureux, que souhaites-tu ? » – A ces mots, il tombe par terre. Le Portier s’étonne lui-même de le voir dans cet état de défaillance, et lui dit : « Paix te soit ! Prends courage, car je suis venu seulement pour t’ouvrir la porte. Entre, et la bénédiction reposera sur toi. » – Sur cela, il se relève et s’avance en tremblant. Il entra donc, mais la honte était peinte sur son visage, tellement qu’il cherchait à se cacher. Quoi qu’il en soit, il put jouir là pendant quelque temps d’une bonne hospitalité (et vous savez comment on y est traité), et reçut ensuite l’ordre de continuer son voyage avec des instructions sur la route qu’il devait tenir.

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