La foi évangélique

Chapitre 2
La croix du Christ

Si la première caractéristique essentielle du christianisme évangélique est la révélation de Dieu dans la Bible, la deuxième est la croix de Christ avec toutes les glorieuses bénédictions qui lui sont associées.

Dans ce chapitre, je vous invite à réfléchir avec moi sur l'une des déclarations les plus extraordinaires que l'apôtre Paul ait jamais prononcées, ce qui n'est pas peu dire, compte tenu de ses nombreuses affirmations surprenantes. Il s'agit de Galates 6.14 :

Quant à moi, certes non ! je ne me glorifierai de rien d'autre que de la croix de notre Seigneur Jésus-Christ, par qui le monde est crucifié pour moi, comme je le suis pour le monde !

Il n'existe pas d'équivalent exact en français, ni d'ailleurs dans aucune autre langue je suppose, du verbe grec kauchasthai. Il peut se traduire par « se vanter de », « tirer gloire de », « s'enorgueillir de », « se réjouir en », « se complaire en » et même « vivre pour ». Autrement dit, notre kauchema, l'objet de notre gloire, est notre obsession. Il accapare toute notre attention, remplit notre horizon, occupe toute notre pensée. Voilà ce qu'était la croix pour Paul. La croix du Christ était au centre de sa foi, de sa vie et de son ministère. Elle devrait également être au centre des nôtres. Que d'autres soient obsédés par l'argent, le succès, la célébrité, le sexe ou le pouvoir ! Ceux qui suivent le Christ devraient n'avoir qu'une pensée obsédante : Jésus-Christ et sa croix.

Ce n'était cependant pas là une idée particulière, voire originale de Paul. Loin de là ! Si la croix occupait une place centrale dans son esprit, c'est qu'elle occupait déjà une place de choix dans l'esprit du Christ. Jésus n'a-t-il pas sans cesse répété la nécessité de ses souffrances en disant : « il fallait que le Fils de l'homme souffre beaucoup, qu'il soit rejeté... qu'il soit mis à mort » ? (Marc 8.1 ; cf. 9.12, 31 ; 10.34, 45) N'a-t-il pas désigné sa mort comme l'« heure » pour laquelle il était venu dans le monde ? (Par exemple Jean 12.23, 27) N'a-t-il pas laissé à ses disciples des instructions pour sa commémoration en leur demandant de manger du pain et de boire de la coupe en mémoire de lui ? Comme il avait identifié le pain à son corps « donné » pour eux et le vin à son sang « versé » pour eux, il est évident qu'il voulait que ces éléments évoquent la mort et non la vie. Il voulait donc que l'on se souvienne avant tout de sa mort.

L'Église a donc eu raison de prendre la croix comme symbole du christianisme. Elle n'avait pourtant que l'embarras du choix ! Elle aurait pu prendre la représentation de la mangeoire dans laquelle Jésus avait été déposé à sa naissance (emblème de son incarnation), celle de l'établi du charpentier sur lequel Jésus avait travaillé à Nazareth (emblème de la dignité du travail manuel), celle de la barque d'où il avait enseigné les foules de Galilée (emblème de son ministère d'enseignement), celle du tablier qu'il avait revêtu lorsqu'il avait lavé les pieds de ses disciples (emblème d'humble service), celle du tombeau dans lequel son corps avait été déposé et d'où il sorti vivant (emblème de sa résurrection), celle du trône qu'il occupe actuellement à la droite du Père (emblème de sa souveraineté suprême), celle de la colombe, du vent ou du feu (emblèmes du Saint-Esprit). Chacun de ces symboles aurait pu convenir pour représenter la religion de Jésus-Christ.

Mais l'Église les a tous rejetés et leur a préféré la croix. Nous la voyons partout – dans les immenses cathédrales de l'Europe médiévale, dont la nef et le chœur sont résolument en forme de croix, sur les colliers des chrétiennes et sur le revers des vestons des chrétiens.

Car la foi chrétienne est la foi dans le Christ crucifié. C'est dans cette foi que nous avons été baptisés et dans certaines traditions marqués du signe de la croix avec de l'eau sur notre front. C'est dans cette foi que nous sommes appelés à vivre, à servir et à mourir. Et après notre mort, notre famille et nos amis érigeront une croix sur notre tombe.

Nous ne devons évidemment pas dissocier la crucifixion de l'incarnation et de la résurrection de Jésus. Sa mort n'aurait aucune efficacité si elle n'avait été précédée de sa naissance unique et suivie de sa résurrection unique. Seule le Dieu-homme pouvait mourir pour nos péchés, et seule la résurrection pouvait valider sa mort. Paul rend puissamment témoignage à ce fait en rapprochant les trois événements. « Car il y a un seul Dieu, écrit-il à Timothée, et aussi un seul médiateur entre Dieu et les hommes, le Christ-Jésus homme, qui s'est donné lui-même en rançon pour tous ». (1 Timothée 2.5-6) Dans cette phrase brève, Jésus est présenté comme « médiateur », « homme » et « rançon », lui qui s'est incarné en homme, est mort en rançon et a été élevé comme notre médiateur céleste. Ces trois aspects sont indissociablement liés.

Pourtant, si aucun n'est efficace sans les deux autres, c'est bien la mort qui est au centre. La naissance de Jésus pointe vers sa mort et la prépare, tandis que sa résurrection regarde en arrière vers elle et la valide.

Considérons quelques-unes des grandes déclarations apostoliques au sujet de la mort de Jésus-Christ :

Mais en ceci, Dieu prouve son amour envers nous : lorsque nous étions encore pécheurs, Christ est mort pour nous (Romains 5.8).

Je vous ai transmis, avant tout, ce que j'avais aussi reçu : Christ est mort pour nos péchés, selon les Écritures (1 Corinthiens 15.3).

[Il] s'est donné lui-même pour nos péchés, afin de nous arracher au présent siècle mauvais, selon la volonté de notre Dieu et Père (Galates 1.4).

En lui, nous avons la rédemption par son sang, le pardon des péchés selon la richesse de sa grâce (Éphésiens 1.7).

Ainsi donc, frères, nous avons l'assurance d'un libre accès au sanctuaire par le sang de Jésus... Approchons-nous donc... (Hébreux 10.19-22).

En effet, Christ aussi est mort une seule fois pour les péchés, lui juste pour les injustes, afin de vous amener à Dieu (1 Pierre 3.18).

Et cet amour consiste non pas en ce que nous avons aimé Dieu, mais en ce qu'il nous a aimés et qu'il a envoyé son Fils comme victime expiatoire pour nos péchés (1 Jean 4.10).

Tu es digne... car tu as été immolé et tu as racheté pour Dieu, par ton sang, des hommes de toute tribu, de toute langue, de tout peuple et de toute nation (Apocalypse 5.9)

Ce n'est là qu'une sélection de textes. Mais ils sont la plume des principaux auteurs du Nouveau Testament (Paul, Pierre, Jean, l'auteur de la lettre aux Hébreux et l'auteur de l'Apocalypse). Tous rendent témoignage à la même vérité à savoir que c'est par l'effusion du sang du Christ, c'est-à-dire par sa mort violente et sacrificielle sur la croix que le problème de notre péché a été réglé, et notre salut acquis.

Le caractère central de la croix a été largement reconnu au cours du siècle dernier. Je me permets de partager avec mes lecteurs quelques citations remarquables.

De J. C. Ryle, le grand évêque évangélique de Liverpool de 1880 à 1900 :

Si vous n'avez pas encore compris que le Christ crucifié est le fondement de toute la Bible, vous avez lu ce livre avec très peu de profit jusqu'à présent. Votre religion est un ciel sans soleil, une arche sans clef de voûte, une boussole sans aiguille, une horloge sans ressort ou contrepoids, une lampe sans huile... Je le répète, méfiez-vous d'une religion sans la croix...1

1 J. C. Ryle, Home Truths, Thynne, pp. 19-20.

P. T. Forsyth, le théologien congrégationaliste mort en 1921, a écrit trois ouvrages profonds sur la croix. Voici deux extraits, l'un en guise d'affirmation, l'autre d'avertissement :

Le Christ est pour nous le reflet exact de sa croix. Tout ce que Jésus-Christ était dans les cieux ou sur la terre s'est trouvé focalisé sur ce qu'il a accompli sur la croix... Vous ne pouvez comprendre la personne du Christ tant que vous n'avez pas compris sa croix.2

Toute l'Église est fondée sur cette interprétation de l'œuvre du Christ (c'est-à-dire la doctrine paulinienne de la réconciliation). Dès que vous déplacez un tant soit peu la foi de ce centre, vous enfoncez un clou dans le cercueil de l'Église. Celle-ci est alors vouée à la mort ; son agonie n'est qu'une affaire de temps.3

2 P. T. Forsyth, The Cruciality of the Cross, Holder & Stoughton, 1909, pp. 44-45.

3 P. T. Forsyth, The Work of Christ, Holder & Stoughton, 1910, p. 53.

Nous devons beaucoup au Dr Léon Morris, de Melbourne, Australie, pour ses trois ou quatre livres très complets sur divers aspects de la croix. Dans l'un, il livre sont point de vue bien réfléchi : « la croix domine le Nouveau Testament. »4

4 Leon Morris, The Cross in the New Testament, Paternoster, 1965, p. 365.

Mais pourquoi la croix occupe-t-elle une place centrale ? Et pourquoi Paul ne se glorifie-t-il que de la croix ? Le monde gréco-romain du premier siècle considérait la croix comme un objet répugnant, un objet de dégoût. Comment donc Paul pouvait-il tirer gloire du symbole de l'infamie ? Pouvons-nous vraiment savoir ce qu'il entendait par cette expression ? Bien sûr ! Le principe herméneutique de base veut que nous laissions au contexte le soin de préciser le sens d'un texte. Et comme Galates 6.14 appartient à la conclusion de l'épître aux Galates, tout son contenu, et notamment ses références à la croix, nous aideront à saisir la pensée de Paul.

Notre acceptation par Dieu

Premièrement, nous nous glorifions de la croix qui nous vaut d'être acceptés par Dieu. D'ailleurs, il n'y a aucun autre moyen en vertu duquel Dieu nous accepterait.

Il y a quelques années, alors que je me trouvais à Durham, au nord de l'Angleterre, je me rendis au culte un samedi matin dans l'imposante cathédrale normande qui domine la ville et l'université. La prédication était assurée par le professeur Turner, un spécialiste du Nouveau Testament bien connu. Je fus interpellé au milieu du sermon quand il posa une question personnelle (il n'est pas fréquent en Angleterre de voir des professeurs d'université se poser des questions embarrassantes en public !). Voici ce qu'il se demanda : « Comment puis-je, moi, un pécheur perdu et coupable, comparaître devant un Dieu juste et saint ? »

Bonne question ! C'est même indiscutablement la plus importante des questions que peuvent se poser les êtres humains. Si nous ne nous la sommes jamais posée, c'est que nous sommes très myopes ! Car une chose est certaine : il est hors de question que nous entrions dans la sainte présence de Dieu, dans cette vie ou dans la suivante, revêtus des loques de notre moralité. Nous ne sommes pas en état pour nous approcher de Dieu. Tous ceux qui ont eu un aperçu fugitif de sa majesté n'ont pu supporter son éclat. Ils se sont cachés de honte, comme Moïse devant le buisson ardent (Exode 3.6) ou sont tombés face contre terre comme Ézéchiel dans l'Ancien Testament ou Jean dans le Nouveau (Ézéchiel 1.28 ; Apocalypse 1.17). Si nous comparaissions en sa présence, sans y être invités et préparés, nous nous dessécherions et serions consumés.

Le sentiment de notre état de pécheur, de l'aveuglante sainteté de Dieu et de l'incompatibilité absolue entre les deux est une caractéristique évangélique essentielle. Sans elle, notre compréhension de la nécessité et de la nature de la croix est condamnée à se déformer. C'est pourquoi l'évêque Ryle a indiqué comme deuxième trait dominant de la religion évangélique (le premier étant la suprématie de l'Écriture) « la profondeur et l'ampleur qu'elle assigne à la doctrine du péché et de la corruption de l'homme ». Il ajoute : « Nous croyons qu'un mal spirituel aussi grave nécessite un remède spirituel puissant pour le combattre. »5

5 Op. cit., p. 4.

C'est pourtant sur ce terrain que nos détracteurs nous critiquent. En 1945, Geoffrey Fisher, archevêque de Canterbury, chargea un groupe d'anglicans catholiques d'examiner les causes du blocage des relations entre protestants et catholiques, et de voir s'il n'y avait pas moyen d'arriver à une synthèse des points de vue, ou du moins à une coexistence. Deux ans plus tard parut leur rapport intitulé Catholicité.6 Ils accusaient les évangéliques de commettre une « grave distortion », une « erreur radicale » et de nourrir une « pessimisme catastrophique au sujet des conséquences de la chute, telles qu'elles sont formulées dans leur doctrine de la “dépravation totale”, et au sujet de la destruction complète de l'imago Dei (image de Dieu) dans la nature humaine ».7

6 Catholicity : A Study in the Conflict of Christians Traditions in the West, Dacre Press, 1947.

7 Ibid., pp. 21-23.

Cette critique était foncièrement absurde et totalement fausse, comme un groupe d'anglicans évangéliques, mandatés par Geoffrey Fisher en 1947, le démontra facilement. Il est vrai, reconnurent-ils « qu'à cause du péché, toute la nature humaine est pervertie et entachée d'obstination et d'égoïsme », mais si l'image de Dieu en nous est défigurée, elle n'est certainement pas détruite (Voir Genèse 9.6-7 ; Jacques 3.9). D'ailleurs l'expression « “dépravation totale” ne signifie pas qu'il n'y a plus rien de bon en l'homme, mais que ses actions les plus nobles et ses caractéristiques les plus élevées sont subitement et profondément entachées d'orgueil ».8 Les évangéliques insistent sur ce fait, et il faut espérer que les catholiques aussi.

8 The Fullness of Christ : The Church's Growth in Catholicity, SPCK, 1950, pp. 17, 23.

Ce débat est de la plus haute importance. Je ne mâche pas mes mots. Prendre le péché à la légère, c'est également prendre le salut à la légère et donc aussi la croix. Ce sont les faux prophètes qui minimisent le juste jugement de Dieu. « “Paix, paix”, disent-ils ; et il n'y a pas de paix » Ils sont comme de mauvais bâtisseurs qui, pour empêcher un mur fragile de s'écrouler, proposent de lui appliquer une couche de chaux. Ou comme de mauvais médecins qui posent un pansement superficiel sur une plaie profonde. (Jérémie 6.14 ; 8.11 ; Ézéchiel 13.10ss)

Or, notre condition humaine sans le Christ est extrêmement sérieuse. Nous sommes « perdus et pécheurs coupables » comme le disait justement le Professeur Turner. C'est pourquoi nous nous érigeons fermement contre le mouvement qui prône le potentiel humain, qui s'est si largement répandu et a causé tellement de dommages, principalement aux États-Unis. Ses adeptes nous accusent d'être maladivement obsédés par l'idée de culpabilité. Quant à eux, ils regrettent toute mention de péché, de culpabilité, de jugement, d'expiation et de repentance qu'ils jugent malsaine pour notre santé mentale et spirituelle. Ils s'efforcent donc de réinterpréter le salut en termes de redécouverte de l'estime de soi.

Nous répondons que tout en reconnaissant qu'il n'y a pas pire chose que la fausse culpabilité et le complexe d'infériorité, et que nous ne devons jamais produire ces sentiments artificiellement, il n'en demeure pas moins que le mal objectif doit être reconnu comme une réalité, et confessé. Autrement, nous ne courrons jamais vers le Christ crucifié pour obtenir le pardon et repartir à zéro. Barboter dans la culpabilité est pathologique ; crier à Dieu pour obtenir miséricorde est le commencement de la guérison.

Ne vous laissez donc pas séduire par les faux docteurs qui minimisent la gravité du péché. La biographie et l'autobiographie des êtres humains révèlent souvent une corruption insoupçonnée sous la surface de la respectabilité. Nous pourrions donner de nombreux exemples. Je me contente de deux. Le premier est celui de Dag Hammarskjöld, un ancien secrétaire d'état des Nations Unies, homme profondément engagé au service des autres, décrit par W. H. Auden comme « un grand homme, bon et charitable ». Mais il avait de lui-même une tout autre opinion. Il déplorait ce qu'il appelait « le contre-centre du mal dans notre nature » et en particulier la perversité qui « fait de notre service altruiste le fondement de notre estime personnelle ».9

9 Dag Hammarskjöld, Markings, ET Faber, 1964, notamment les pp. 128-129.

Mon second exemple est celui de Cyril Garbett, qui fut archevêque d'York de 1942 à 1955. Le jour de ses quatre-vingts ans, il éprouva le besoin de faire une distinction entre la personne publique et l'homme privé. Il écrivit :

Les gens ont été extrêmement gentils avec moi, ils ont brossé un tableau idéal de ce que je suis – le dévoué pasteur, le vieillard débonnaire, et le prophète courageux ! Ils ne me voient pas tel que je suis, égoïste, égocentrique, recherchant la louange des hommes et m'y délectant, paresseux, possessif et timide.10

10 Charles Smyth, Cyril Forster Garbett, Archishop of York, Hodder & Stoughton, 1959, p. 424.

Lequel d'entre nous n'exprimerait pas le même paradoxe, s'il avait l'occasion d'écrire son autobiographie ? Le péché et moi sommes un. Luther a vu juste en décrivant l'homme déchu et non régénéré comme homi in se incurvatus (l'homme courbé sur lui-même). Dans ses exposés sur l'épître aux Romains, il écrit que « notre nature est tellement déformée qu'elle se sert même de Dieu pour parvenir à ses fins. » Et ailleurs : « Cette déformation nous est désormais naturelle ».11 Emil Brunner, le théologien suisse, n'exagérait pas en déclarant que celui qui « ne s'est pas rendu compte que le mal est entrelacé avec les racines de sa personnalité, celui-là est un être superficiel ».12 Comme Jésus l'a clairement révélé, le mal vient du cœur. (Marc 7.20-23)

11 Hilton C. Oswald, Luther's Works, vol 25, Concordia, 1972, pp. 291, 345.

12 Emil Brunner, The Mediator, ET Westminster Press, 1947, p. 141.

Nous n'avons cependant pas encore sondé les profondeurs de la méchanceté humaine. Le pire est à venir. Notre nature déchue n'est pas simplement faussée, tordue, égoïste et centrée sur elle-même. Comme l'ont fait remarqué des théologiens perspicace de la trempe d'Emil Brunner, nous avons grandi dans une révolte active contre Dieu. Nous ne l'avons certainement pas aimé de tout notre être. En revanche, comme l'a écrit Brunner dans son anthropologie Man in Revolt, « notre péché est un défi lancé à Dieu, le désir arrogant d'être l'égal de Dieu ».13

13 Emil Brunner, Man in Revolt, 1937, ET Lutterworth, 1939, p. 129.

La définition que Brunner donne du péché est encore plus étonnante : « C'est le désir de l'homme d'être autonome ; c'est pourquoi, en dernière analyse, c'est le déni de Dieu et la déification de l'homme... le désir humain de se débarrasser du Seigneur Dieu et la proclamation de la souveraineté de l'homme ».14

14 Emil Brunner, Dogmatics, vol II, pp. 92-93.

Lorsque le péché est dépouillé de ses parures et vu dans son horrible nudité comme une tentative de détrôner Dieu et de couronner l'homme a sa place, il est évident que nous ne pouvons absolument rien faire pour être acceptés par Dieu. Certes, les religions humaines affirment d'une seule et même voix le contraire, c'est-à-dire que nous pouvons plaire à Dieu, que nous pouvons accumuler des mérites et faire notre éloge devant Dieu. Dans une conférence donnée au premier Parlement des Religions, à Chicago en 1893, Swani Vivekananda, le réformateur hindou et fondateur de la Mission Ramakrisna déclare :

Les hindous refusent de vous considérer comme des pécheurs. Vous êtes les enfants de Dieu, des êtres saints et parfaits qui ont en partage une béatitude immortelle. Vous, divinités sur la terre, des pécheurs ? C'est un péché que d'appeler l'homme un pécheur. C'est diffamatoire pour la nature humaine.15

15 Swami Vivekananda, Speeches and Writings, 3ème édition, G. A. Natesan Madras, pp. 38-39.

A une autre occasion, il écrit : « des gens stupides vous disent que vous êtes pécheurs... Vous êtes tous Dieu. »16

16 Ibid., p. 125.

L'alternative est très contrastée. Ou nous sommes Dieu, ou nous sommes contre Dieu. De tous les livres sacrés du monde, seule la Bible insiste sur le faut que non seulement nous sommes des pécheurs, mais de plus que nous sommes sous le jugement de Dieu, que nous ne pouvons pas nous sauver nous-mêmes, et que notre unique espoir réside dans la croix.

Après cette longue mais nécessaire digression sur la réalité et l'horreur du péché, nous pouvons enfin revenir à l'épître aux Galates laquelle présente la croix comme le seul moyen pour l'homme d'être accepté par Dieu.

Christ nous a rachetés de la malédiction de la loi, étant devenu malédiction pour nous, car il est écrit : « Maudit soit quiconque est pendu au bois. » (Galates 3.13)

Quelqu'un a décrit ces mots comme « renversants, presque choquants ». Par eux, Paul affirme que la seule façon pour nous d'être rachetés de la malédiction de la loi (autrement dit du jugement que la loi divine prononce contre ceux qui la transgressent) était que le Christ la subisse à notre place, qu'il devienne malédiction à notre place, qu'il détourne sur sa personne innocente la condamnation que nous méritions. C'est ce que nous appelons la « substitution pénale ». Pour Packer, elle est « le signe distinctif de la fraternité évangélique mondiale ».17 C'est uniquement parce que Jésus-Christ a porté notre malédiction que nous pouvons hériter la bénédiction. (Galates 3.6-14)

17 Alister McGrath, To Know and Serve God : A Biography of J. I. Packer, Hodder & Stoughton, 1997, pp. 205.

Nous devons évidemment protéger cette doctrine de toute méprise et ériger autour d'elle un solide rempart. Nous ne devons jamais suggérer, par exemple, que Dieu le Père a été réticent pour venir à notre secours et que le Christ s'est interposé entre Dieu et nous en tant que tierce personne. Non, non et non ! C'est Dieu lui-même qui, dans son saint amour pour nous, a pris l'initiative de notre salut. « Car Dieu était en Christ, réconciliant le monde avec lui-même » (2 Corinthiens 5.19). Ce que Dieu a fait en Christ et par lui était justement de prendre notre place, de porter notre péché, de subir notre malédiction et d'endurer notre mort, pour que nous puissions être pardonnés.

De plus, la vie chrétienne se poursuit là où elle a commencé, au pied de la croix de Jésus. Celle-ci ne représente pas une classe élémentaire que nous quittons pour entrer à un niveau supérieur. Nous ne serons jamais diplômés et aptes à quitter l'école du Calvaire. La Cène nous y ramène constamment.

Nous avons ainsi consacré plusieurs pages à des réflexions concernant la dépravation humaine et la place centrale de la croix. Nous sommes des pécheurs qui méritons l'enfer. La formule est peut-être archaïque, mais elle a le mérite d'être exacte. Pensons-nous vraiment que, par nous-mêmes, nous soyons dignes de paraître dans la sainte présence de Dieu ? Certainement pas ! L'idée même est contraire au bon sens. Nous sommes tout juste bons à être chassés. Pourtant, malgré ce que nous sommes, Dieu nous aime. Il a même prouvé son amour unique dans le fait que, lorsque nous étions encore pécheurs, impies, sans force et ennemis de Dieu, le Christ est mort pour nous (Romains 5.6-10). C'est incroyable mais vrai. Le nier, c'est se dresser « en ennemis de la croix du Christ » (Philippiens 3.18) ; le confesser, c'est rejoindre la compagnie de tous ceux qui passeront l'éternité à adorer « l'Agneau qui a été immolé » (Apocalypse 5.12).

La justification par la foi

La croix a été un événement aux multiples facettes et elle est chargée de plusieurs significations. Elle est l'ultime révélation de l'amour et de la justice de Dieu. Elle marque le triomphe définitif sur le mal. Elle est le fondement de notre salut. Elle est l'exemple suprême du don de soi. Elle est l'aiguillon le plus puissant de la piété chrétienne. Le Nouveau Testament illustre le salut acquis à la croix par différentes métaphores comme la propitiation, la rédemption et la réconciliation. Mais les chrétiens évangéliques ont toujours insisté sur le fait que l'image la plus forte était celle de la justification.

La « justification par la foi » a été le mot d'ordre de la Réforme protestante. Pour Luther, elle était « le principal article de toute doctrine chrétienne, celui en vertu duquel l'homme devient vraiment chrétien. »18 Dans son éloquente homélie sur « le salut de l'humanité », Cranmer écrit :

18 Commentary on the Epistle of the Galatians, 1535, James Clarke, 1953, p. 143 ; cf. p. 101.

L'Écriture sainte enseigne cette doctrine ; elle est le roc sur lequel se fonde la religion chrétienne ; tous les auteurs anciens de l'Église du Christ l'approuvent ; cette doctrine met en exergue la gloire du Christ et rabaisse la vaine gloire de l'homme ; celui qui la nie ne peut se dire véritablement chrétien, ni promoteur de la gloire du Christ, mais il s'érige en adversaire du Christ et de son Évangile, et en promoteur de la vaine gloire des hommes.19

19 First Book of Homilies 1547, dans Homilies and Canons, SPCK, 1914, pp. 25-26.

A cette affirmation de la foi d'un auteur du seizième siècle, j'ajoute la déclaration de quelques anglicans évangéliques contemporains :

La justification par la foi nous apparaît, à nous comme à tous les évangéliques, être le cœur et le pivot, le paradigme et l'essence de toute l'économie de la grâce salvatrice de Dieu. Comme Atlas, elle porte un monde sur des épaules, celui de toute la connaissance évangélique de l'amour de Dieu en Christ envers les pécheurs.20

20 R. T. Beckwith, G. E. Duffield et J. I. Packer, Across the Divide, Marcham Manor Press, 1977, p. 58. Il est vrai que d'autres savants contemporains contestent le caractère central de la justification dans la théologie de Paul et son interprétation traditionnelle qui, selon eux, reflète davantage l'expérience spectaculaire de Luther que l'enseignement du Nouveau Testament. Voir par exemple What St Paul Really Said, de Tom Wright, Lion, 1997. Nous sommes effectivement d'accord pour dire que chez Paul, la justification n'est qu'une métaphore de l'expiation et du salut. Mais j'avoue n'avoir pas été convaincu par cette « nouvelle perspective sur Paul ». Nous devons maintenir la vérité que la justification est un don de grâce divine, qui, en vertu de l'œuvre accomplie à la croix, est gratuit et immérité (cf. Romains 3.24 ; 5.15-17 ; 6.23).

Qu'est-ce donc que la justification ? Il s'agit évidemment d'un terme du langage juridique entendu au palais de justice. Il est l'opposé de la condamnation. Quand Dieu justifie un pécheur, il prononce d'avance le verdict qui sera énoncé au dernier jour, à savoir que non seulement il a pardonné ses péchés, mais qu'il lui a de plus conféré un statut de juste à ses yeux.

Le Nouveau Testament présent cinq aspects de la justification. Passons-les brièvement en revue.

Premièrement, sa source. Nous sommes « gratuitement justifiés par sa grâce » (Romains 3.24). La grâce de Dieu est son amour gratuit, spontané, immérité, non désiré et non sollicité. C'est pourquoi ce que la grâce offre, elle le donne gratuitement « pour rien », comme Augustin aimait à le répéter. Les dons de la grâce sont des dons gratuits.

Deuxièmement, son fondement. Nous « sommes justifiés par son sang » (Romains 5.9), c'est-à-dire en vertu de sa mort en sacrifice. La raison pour laquelle « il n'y a maintenant aucune condamnation pour ceux qui sont en Christ-Jésus » (Romains 8.1) est que Dieu « a condamné le péché » en Jésus (Romains 8.3). Nous sommes justifiés parce que lui a été condamné. La loi ne nous impose plus ses exigences, car elles ont toutes été satisfaites à la croix.

Troisièmement, sa sphère d'action. Nous sommes « justifiés en Christ » (Galates 2.17, TOB). Nous ne prêtons généralement guère attention à cette expression. Elle signifie que nous sommes justifiés si, et seulement si, nous sommes unis au Christ. D'ailleurs, si nous sommes unis au Christ, nous faisons partie de sa nouvelle communauté et sommes engagés à mener une vie nouvelle.

Quatrièmement, son moyen. Nous sommes « justifiés par la foi ». C'est l'expression la plus souvent répétée par Paul dans ses lettres à propos de la justification (Cf. Romains 3.28 ; 5.1 ; Galates 2.16 ; Philippiens 3.9). Luther fut bien inspiré en ajoutant l'adjectif « seule » dans sa traduction du texte grec de Romains 3.28, comme plusieurs Pères de l'Église l'avaient fait avant lui. Puisque notre justification est obtenue « non par les œuvres de la loi », elle ne peut procéder que de la foi seule. Mais en affirmant cette vérité, gardons-nous de faire de notre foi une œuvre. En fait, nous sommes justifiés par la grâce de Dieu et le sang du Christ, mais seulement au moyen de la foi. L'expression « justifié par la foi seule » est donc synonyme de « justifié par Christ seul ». La foi n'a d'autre fonction que de recevoir ce qui est offert gratuitement. Comme l'a très justement fait remarquer Hooker, « Dieu justifie celui qui croit, non en raison de la valeur de sa foi, mais en raison de la valeur de celui sur qui elle repose. »21 La foi n'est que la main qui saisit le cadeau, l'œil qui contemple le donateur et la bouche qui boit l'eau de la vie.

21 De la « Definition of Justification », de Richard Hooker, chapitre XXXIII de son Ecclesiastical Polity, 1593-1597.

Cinquièmement, son fruit. Nous sommes sauvés pour des œuvres bonnes. « C'est par la grâce en effet que vous êtes sauvés, par le moyen de la foi... Ce n'est point par les œuvres, afin que personne ne se glorifie. Car nous sommes son ouvrage, nous avons été créés en Christ-Jésus pour des bonnes œuvres que Dieu a préparées d'avance, afin que nous les pratiquions » (Éphésiens 2.8-10). Ces versets soulignent clairement la place des bonnes œuvres dans la justification. Nous ne sommes pas justifiés par les œuvres accomplies, mais pour les accomplir. Autrement dit, le salut s'obtient par la foi, mais la foi est agissante par l'amour (Galates 5.6).

Telle est donc l'importante doctrine de la justification. Elle puise son origine dans la grâce de Dieu et s'enracine dans le sang de Christ. Elle ne s'apprécie qu'en Jésus-Christ, s'obtient par le moyen de la foi et produit de bonnes œuvres. Elle revêtait une importance si primordiale pour Paul que celui-ci n'hésita pas à mettre publiquement dans l'embarras Pierre, son collègue apôtre, plutôt que de compromettre ce qu'il appelait « la vérité de l'Évangile » et que nous qualifierons de « foi évangélique » (Galates 2.11-17).

Si le thème de la justification par la foi était l'un des mots d'ordre de la Réformation, il était également l'un des principaux points de divergence avec Rome. Les catholiques romains étaient (et sont toujours) troublés par l'enseignement de la Réformation. Ils sont notamment en désaccord avec les Réformateurs qui insistaient sur le fait que la justification résultait d'une déclaration juridique et non d'un changement moral. Pour eux, il s'agissait d'une fiction juridique qui n'opérait aucun changement dans le pécheur et qui, par conséquent, comportait une sorte de contradiction dans les termes : l'homme est déclaré juste, mais il ne mène pas une vie juste. C'est pourquoi le Concile de Trente, qui résume la Contre-Réforme, enseigna que la justification inclut aussi bien le pardon que la vie nouvelle, que le baptisé est purifié de tous ses péchés (le péché originel et ses péchés présents), et que simultanément une justice nouvelle et surnaturelle lui est imputée.

La controverse se poursuit. Les évangéliques insistent sur le fait que, loin d'encourager le pécheur à continuer dans ses mauvaises voies, leur doctrine produit en réalité l'effet contraire. La justification produit une vie juste. Tout en rappelant que « justifer », c'est « déclarer juste » et non « rendre juste », les évangéliques soulignent avec force que la justification s'accompagne toujours de la régénération. Dieu régénère aussitôt celui qu'il justifie. Et cette nouvelle naissance produit inévitablement une nouvelle vie, la justification entraîne la sanctification. Pour clarifier les idées sur ce sujet, il vaut la peine d'évoquer ici cinq différences fondamentales entre la justification et la sanctification.

Premièrement, la justification est un verdict juridique de Dieu par lequel il déclare juste le pécheur ; la sanctification est l'activité morale de Dieu par laquelle il rend juste le pécheur.

Deuxièmement, Dieu justifie le pécheur par la mort de son Fils, mais il le sanctifie par la régénération qu'opère l'Esprit qui demeure dans le pécheur.

Troisièmement, la justification est instantanée. Elle se produit aussitôt que Dieu a déclaré juste le pécheur. La sanctification, elle, est progressive. Elle commence au moment où le pécheur est justifié et se poursuit au fur et à mesure que le Saint-Esprit le transforme en l'image du Christ (2 Corinthiens 3.18).

Quatrièmement, la justification est complète. Elle ne comporte pas de degrés. Nous ne serons pas davantage justifiés le jour de notre mort que le jour de notre conversion. En revanche, la sanctification est incomplète. Elle commence au moment où nous nous convertissons et sommes régénérés, se poursuit toute notre vie sur terre et s'achèvera lorsque le Christ reviendra. Alors seulement, « nous serons semblables à lui, parce que nous le verrons tel qu'il est » (1 Jean 3.2).

Cinquièmement, la justification procède de la foi sans les œuvres. Elle est entièrement l'œuvre du Christ. Mais la sanctification procède de la foi et des œuvres. En plus de notre foi en Dieu, nous devons veiller, prier, nous sanctifier et nous purifier.

Résumons. Dieu nous déclare justes par la mort de son Fils, moyennant la foi, de sorte que notre justification est simultanément instantanée et complète. Mais Dieu nous rend justes par son Esprit qui demeure en nous, par la foi et les œuvres, de sorte que notre sanctification est simultanément progressive et incomplète.

Notre vie quotidienne de disciples

Revenons au texte de Galates 6.14 : « Quant à moi, certes non ! je ne me glorifierai de rien d'autre que de la croix de notre Seigneur Jésus-Christ, par qui le monde est crucifié pour moi, comme je le suis pour le monde ! »

Il est clair que nous pouvons nous glorifier de la croix non seulement parce qu'elle nous vaut d'être acceptés par Dieu, mais aussi en raison de notre vie quotidienne de disciples. En effet, la croix ouvre aussi bien le chemin de la sainteté que celui du pardon.

Remarquons que si Paul mentionne une seule croix, il parle de trois crucifixions. Il y a d'abord celle de Jésus. Ensuite Paul déclare que « le monde est crucifié » pour lui, et enfin, que lui-même est crucifié « pour le monde ». Sur la même croix ont donc été crucifiés Jésus-Christ, le monde impie et le chrétien.

L'apôtre avait déjà abordé cette notion plus tôt dans l'épître : « Je suis crucifié avec Christ, et ce n'est plus moi qui vit, c'est Christ qui vit en moi » (Galates 2.20) et encore : « Ceux qui sont au Christ-Jésus ont crucifié la chair avec ses passions et ses désirs » (Galates 5.24). Ces différentes affirmations présentent des nuances, mais elles expriment toutes la même vérité fondamentale. La voici : Christ est mort en tant que substitut, donc à notre place, de manière à ce que nous n'ayons pas à mourir pour nos péchés (ainsi que le Nouveau Testament nous oblige à l'affirmer), mais il est également mort en tant que représentant, de sorte que lorsqu'il est mort, nous sommes morts avec lui.

C'est l'interprétation de Paul relative à l'invitation que Jésus nous lance de nous charger de notre croix et de le suivre (Cf. Marc 8.34). Si nous avions vécu en Palestine à l'époque du Christ, au moment où le pays était occupé par les Romains, et si nous avions aperçu un homme marchant sur le chemin en portant sa croix, ou le patibulum, c'est-à-dire la poutre horizontale, nous n'aurions pas eu besoin de courir à sa rencontre pour lui demander : « Eh, l'ami, que faites-vous donc ? » Nous aurions immédiatement su que c'était un criminel condamné et conduit au lieu d'exécution. En effet, les Romains obligeaient tous les condamnés au crucifiement à porter eux-mêmes leur croix jusqu'au lieu du châtiment.

Le Christ nous appelle à renoncer à nous-mêmes, à nous charger de notre croix et à le suivre. Si nous portons une croix et suivons le Christ, il n'y a qu'un lieu où nous pouvons nous rendre, celui de notre mort. Dietrich Bonhoeffer, le pasteur luthérien qui mourut dans un camp de concentration en avril 1945, écrivit dans son ouvrage célèbre à juste titre Le Prix de la Grâce : « Quand le Christ appelle un homme, il l'invite à venir à lui pour mourir. »22

22 Dietrich Bonhoeffer, Le prix de la grâce, Delachaux et Niestlé.

D'abord en portant sa croix, puis en étant crucifié, Jésus a donné deux images saisissantes du renoncement à soi. Elle s'opposent violemment aux idées du Mouvement du potentiel humain auquel j'ai déjà fait allusion, qui enseigne que l'homme doit se réaliser lui-même, se valoriser en s'appuyant évidemment sur toutes les formes de l'égoïsme. Certes, Jésus a aussi affirmé qu'en fin de compte ses disciples y gagneraient sur tous les tableaux. Mais il précisa toutefois que le chemin de la découverte de soi et de l'épanouissement passait par le renoncement à soi, que pour se trouver il fallait d'abord se perdre, que la seule voie qui mène à la vie emprunte le passage de la mort à notre égoïsme.

Cet enseignement revêt aujourd'hui une très grande importance, car l'Église a la fâcheuse tendance à rabaisser les exigences de la vie de disciple. Pour les gens, la vie chrétienne se réduit souvent à devenir plus religieux, à ajouter une couche de vernis de piété sur une vie séculière inchangée. Grattez la surface, ôtez le vernis, et vous trouverez en-dessous le même personnage païen. Rien d'essentiel n'a changé.

Devenir chrétien implique un changement si radical qu'il n'existe pas de meilleure image pour l'illustrer que celle de la mort et de la résurrection avec Jésus-Christ, la mise à mort de l'ancienne façon de vivre caractérisée par la recherche des plaisirs égoïstes et la volonté orgueilleuse, pour renaître à la vie nouvelle de la maîtrise de soi et du don de soi, bref une vie dans laquelle le monde est crucifié pour nous, comme nous le sommes pour le monde.

Nous plaçons toute notre fierté dans la croix qui nous permet de mener une telle vie de disciple.

Notre mission et notre message

L'Église chrétienne s'est vue confier une mission, mais celle-ci ne saurait exister sans un message. Quel est notre message pour le monde ? Il est centré sur la croix, sur la vérité fantastique d'un Dieu qui nous aime et qui s'est donné lui-même pour nous en Jésus-Christ sur la croix.

Examinons ce que Paul a écrit auparavant aux Galates. Voici comment il décrit son ministère parmi eux : « Ô Galates... aux yeux de qui a été dépeint Jésus-Christ curcifié » (Galates 3.1). La croix était au centre de la prédication de l'apôtre. Il avait brossé devant les yeux de ces hommes le tableau du Christ crucifié. Les Galates n'avaient évidemment pas assisté à la mort de Jésus, car ils vivaient à des milliers de kilomètres de Jérusalem. D'ailleurs, autant que nous le sachions, Paul non plus n'était pas présent lorsque Jésus rendit l'âme. Mais par la prédication, l'apôtre avait actualisé un événement passé, et transformé un fait historique en une réalité contemporaine pour ses auditeurs. C'est encore ce qu'opère la commémoration de la Cène. Le terme technique d'anamnesis, le souvenir évoqué par la parole et le sacrement dépeint verbalement et visuellement l'événement unique de la croix.

Par sa façon de présenter l'Évangile, Paul avait rendu les Galates capables de se représenter la croix dans leur esprit, de comprendre que le Christ était mort pour leurs péchés, de se prosterner devant elle en toute humilité et de recevoir des mains du Sauveur crucifié le don de la vie éternelle, absolument gratuit et totalement immérité.

Mais, comme Paul le soulignera plus tard dans sa première lettre aux Corinthiens, la prédication de la croix était une pierre d'achoppement pour l'orgueil humain. Elle sape les fondements de notre propre justice. Elle déclare avec force que nous ne pouvons opérer notre salut, quoi que nous fassions. Nous ne pouvons même pas y contribuer. Pourtant, combien nous aimerions pouvoir le faire ! Combien nous aimerions nous pavaner dans le ciel comme des paons en faisant admirer notre splendide plumage ! Si seulement nous pouvions obtenir le salut comme le prix mérité de nos efforts ! Mais ce n'est pas le cas. Le salut est un cadeau totalement gratuit, sans la moindre participation de l'homme. Comme l'a déclaré William Temple : « Tout vient de Dieu, la seule chose que je puisse faire de moi-même, c'est le péché duquel je dois être racheté. »23 Nous trouvons la croix humiliante parce qu'elle nous met à nu devant Dieu et nous déclare en faillite.

23 William Temple, Nature, Man and God, Macmilla, 1934, p. 401.

A cet égard, Paul s'opposait formellement aux faux docteurs que nous appelons les judaïsants. Ceux-ci prêchaient « la circoncision » (une expression apostolique globale qui désignait le gain du salut par l'observance de la loi), ce qui leur évitait d'être persécutés à cause de la croix du Christ. Quant à Paul, il prêchait le Christ crucifié (une formule qui résume le salut par la croix seule), c'est pourquoi il était constamment en butte à des persécutions (Galates 5.11 ; 6.12).

Les prédicateurs chrétiens font face au même choix aujourd'hui. D'un côté, nous pouvons flatter les humains et leur dire ce qu'ils aiment entendre, à savoir que ce sont de braves gens, en mesure de gagner leur salut par leurs efforts personnels. Ce ministère consiste à caresser dans le sens du poil jusqu'à ce que l'auditeur, tel un chat, se mette à ronronner de contentement. De l'autre, nous pouvons dire la vérité que les hommes n'aiment pas entendre, concernant le péché, la culpabilité, le jugement et la croix, et ainsi provoquer leur hostilité. En d'autres mots, ou bien nous sommes infidèles en cherchant à être populaires, ou bien nous acceptons d'être impopulaires par notre détermination à demeurer fidèles. Je doute sincèrement qu'il soit possible d'être fidèle et populaire à la fois. Je crains qu'il nous faille choisir.

On ne peut qu'être frappé par l'hostilité que suscite l'Évangile de la croix. Citons simplement l'exemple de feu le professeur Sir Alfred Ayer, philosophe d'Oxford, défenseur du positivisme logique, auteur de Language, Truth and Logic et ennemi déclaré de la foi chrétienne. Il écrivit, en 1979, qu'il avait toutes les raisons de considérer le christianisme comme la pire de toutes les religions d'importance historique. Pourquoi ? Parce qu'elle s'appuie « sur les doctrines associées du péché originel et de l'expiation vicariale (substitutive), des doctrines qui sont intellectuellement méprisables et moralement scandaleuses. »24

24 The Guardian Weekly, du 30 août 1979.

Je rappelle la thèse que j'ai défendue dans ce chapitre. Pour être acceptés de Dieu et vivre journellement en disciples, pour notre mission et notre message au monde, nous ne devons, comme Paul, placer toute notre gloire que dans la croix seule.

Nous autres humains sommes nés vantards. Il semble que quelque chose dans notre patrimoine génétique nous incite à l'orgueil. C'est comme si, pour flatter notre ego, nous avions besoin de nous glorifier de quelque chose. C'est pourquoi nous tirons fierté de notre éducation, de nos biens, de nos succès, de notre réputation et même de notre piété. Nous avons du mal à mettre en pratique le dicton de Spurgeon : « Ne vous enorgueillissez pas de votre race, de votre face, de votre place ni de la grâce. »

En fin de compte, l'alternative qui s'offre à nous est la suivante : ou nous nous glorifions en nous-mêmes et dans nos performances, ou nous nous glorifions en Jésus-Christ et dans ce qu'il a accompli sur la croix. Aucun compromis n'est possible. Si nous voulons porter la marque distinctive du christianisme authentiquement évangélique, plaçons notre gloire seulement dans la croix.

Bibliographie

John Stott, La croix de Jésus-Christ, Éditions Grâce et Vérité / EBV, 1988.
James Packer, Les mots en question, Éditions Grâce et Vérité.
C. S. Lewis, Les fondements du christianisme, Éditions Ligue pour la Lecture de la Bible, 1966.
Roger Ellsworth, Objectif Golgotha, Europresse, 1998.

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