Le Culte du Dimanche : 52 simples discours

17.
Mon Père, pardonne-leur

Mais Jésus disait : Père, pardonne-leur, car ils ne savent ce qu’ils font.

(Luc 23.34)

Nous avons bien des fois parcouru avec ravissement la vaste galerie des preuves établissant la divinité du Christianisme ; ces prophéties prononcées par d’obscurs Israélites il y a quelques mille ans sur un coin du globe et accomplies depuis lors sur tous les points de la terre par les peuples et les rois ; ces miracles racontés par les hommes témoins et martyrs ; ces progrès du Christianisme tombant du ciel sur la terre, où, semblable à l’étincelle imperceptible, il allume un incendie immense, atteint successivement la Palestine, la Grèce, l’Asie, l’empire romain, l’ancien et le nouveau monde, et finit par embraser l’univers. Eh bien, dans cette longue série de preuves, nous n’avons rien trouvé de plus propre à nous gagner à l’Évangile que le récit de la vie et des paroles de Jésus-Christ. Il y a dans la contemplation de ce caractère un effet merveilleux pour celui qui l’étudie avec candeur ; c’est un calme, une grandeur, une noblesse, une simplicité qui gagnent le cœur et fortifient la foi. Tel est, par exemple, cet élan de Jésus à Dieu en face de ses bourreaux : « Mon Père, pardonne-leur, car ils ne savent ce qu’ils font. » Mais dans notre impuissance de tout dépeindre dans une existence si belle et si pleine, c’est à développer cette seule parole que nous donnerons nos quelques instants de méditations.

Pour nous éloigner le moins possible de la pensée de Jésus, prenons ses paroles une à une et laissons-en découler le sens qu’elles renferment. Et d’abord jetons un coup d’œil sur leur ensemble.

« Mon Père, pardonne-leur, car ils ne savent ce qu’ils font. » Ces paroles implorent un pardon. Les sages de tous les siècles ont donné d’excellents préceptes, mais ne les ont guère suivis. C’est qu’en effet nous avons tous une conscience pour nous apprendre à connaître le bien, mais tous un cœur qui nous pousse vers le mal. Où sont les philosophes qui ont fait ce qu’ils ont dit ? où sont même les hommes de Dieu dont la conduite ait toujours été en accord avec les leçons ? Est-ce un Salomon dont la réputation de sagesse va retentir en Orient, amène des rois pour disciples à sa cour, et qui passe ensuite sa vieillesse au milieu d’une foule impure de femmes étrangères et idolâtres ? Est-ce un Socrate qui prêche la vertu, proclame l’existence d’un seul Dieu, combat les divinités païennes, et qui en même temps vit dans le désordre, et une heure avant sa mort offre un sacrifice au fabuleux Esculape ? Est-ce un Rousseau qui parle avec tant de sensibilité et d’éloquence sur les devoirs d’un père envers ses enfants, tandis qu’il abandonne les siens dans un hospice de charité ? Non, partout je trouve de belles paroles et de tristes actions, de beaux préceptes et de mauvais exemples. Voilà l’homme. Mais à côté de ces illustres philosophes le fils d’un obscur charpentier s’élève, et sur la montagne dit au peuple qui l’entoure : « Aimez vos ennemis, bénissez ceux qui vous maudissent, priez pour ceux qui vous persécutent. » Trois années s’écoulent, et sur une autre montagne je retrouve ce même homme devant la même foule ; aujourd’hui il a des ennemis : ils sont là qui le suspendent à une croix ; aujourd’hui il a des hommes pour le maudire : ils sont là, qui lui crient des injures et des moqueries ; aujourd’hui il a des hommes qui le persécutent ; après l’avoir saisi à Gethsémané, traduit devant Pilate, condamné avec Caïphe, ils sont là surveillant son exécution. Eh bien, comme ces philosophes, ce Jésus, après avoir donné le précepte, va-t-il aussi le démentir par sa vie ? Torturé sur la croix par les Juifs, oubliera-t-il le conseil qu’il donnait, en santé, de pardonner à ses ennemis ? Non ; celui qui donna jadis le précepte, donne aujourd’hui l’exemple : des hommes implacables déchirent son corps, répandent son sang, et lui s’écrie ; « Mon Père, pardonne-leur, car ils ne savent ce qu’ils font. » Et quel sentiment dicte ces paroles ? On a bien vu des guerriers répandre leur sang pour leur patrie, et s’écrier en mourant : « Je meurs et ne me rends pas ; » on a bien vu des sauvages mis à la torture par leurs ennemis supporter sans murmure les plus cruels tourments, et quand ceux-ci épiaient leurs lèvres pour y surprendre le souffle d’une plainte, on a bien vu ces hommes conserver un air calme pour priver leurs ennemis de la satisfaction de les avoir fait fléchir. Voilà des actes de courage ; mais regardez au motif qui les inspire, et vous y verrez l’orgueil et la haine. Si ces guerriers mourants avaient pu se relever et enfoncer leur glaive dans le sein de leurs adversaires, ils l’auraient fait avec joie ; si ces sauvages torturés avaient pu s’arracher à la flamme et au fer de leurs ennemis et les étendre à leur place, ils l’auraient accompli avec délices ; et tous auraient fait cela sans changer de sentiment ; la même force qui les soutenait dans leur mort les aurait soutenus dans leur vengeance, en sorte que leur magnanimité apparente n’est que de la vanité. Mais si Jésus était descendu de la croix, pensez-vous qu’il eût désiré y suspendre ses ennemis ? Croyez-vous qu’avec joie et délices il eût fait pour eux ce qu’eux-mêmes faisaient pour lui ? Non ; il me semble lui entendre répéter les paroles prononcées par lui-même quelques jours auparavant à son entrée dans la ville déicide : « Jérusalem, Jérusalem, combien de fois n’ai-je pas voulu rassembler tes enfants comme une poule rassemble ses petits, et vous ne l’avez pas voulu ! » Et pour prononcer ces paroles, Jésus non plus n’aurait pas changé de sentiment ; son amour pour le peuple qu’il avait instruit et guéri résistait aux tortures de la croix ; en sorte que, si Jésus s’écrie : Pardonne-leur, c’est que le pardon est dans son cœur, c’est qu’il aime ces hommes malgré leur folie, leur cruauté ; c’est qu’il fait, lui, ce qu’il a recommandé dans ses préceptes de morale ; ce n’est plus ici le philosophe, c’est le Fils de Dieu.

Mais ne nous contentons pas d’une vue générale de ce passage, descendons dans l’examen de chacun de ses mots.

« Mon Père, » dit Jésus en commençant ; oui, c’est bien l’amour de ses ennemis, la compassion pour de pauvres pécheurs aveuglés qui inspire ces paroles, Jésus sent toute l’énormité de leur crime ; il n’oserait jamais en demander le pardon à un tribunal humain ; il semble craindre même de l’implorer d’un Dieu juste, et, comme pour mieux obtenir ce qu’il sollicite du souverain juge, il l’appelle du tendre nom de père ; il use de ses propres titres pour sauver ses ennemis ; il veut que ce nom aille émouvoir à compassion Celui qui n’aura rien à refuser au fils unique qui possède toute son affection. Mon Père ! mon Père ! il sait qu’à l’ouïe de ce mot prononcé avec amour il est impossible de résister à un enfant. – Le fils unique d’un roi de ce monde parcourt, sous l’humble apparence d’un homme obscur, son royaume pour connaître les besoins de ses sujets. Ce fils est méconnu, pris par la populace qui l’insulte, le couvre de boue et veut le mettre à mort ; le glaive est déjà levé, le peuple en furie crie au bourreau : Frappe ! frappe !… Le père arrive, reconnaît son enfant et tourne à l’instant son visage irrité contre la foule ameutée. La force est en sa main ; le peuple qui reconnaît sa voix tremble et s’humilie ; le roi furieux ordonne de saisir les coupables : déjà ils sont montés sur l’échafaud, c’est sur leur tête que porte le glaive détourné de la tête de l’enfant bien-aimé ; mais ce fils court, embrasse les genoux du monarque, et, pour mieux en obtenir clémence et émouvoir son cœur, il lui crie : Mon père ! mon père ! – Eh bien, cette image est pâle comparée à la réalité de Jésus. Enfant, non d’un roi, mais d’un Dieu, il est mis à mort, non par des inconnus, mais par ceux qu’hier il guérissait et nourrissait. A la vue de son supplice, Dieu irrité ébranle la terre, Golgota tremble et semble vouloir engloutir le peuple cruel qui a dit à Pilate, comme au bourreau : Crucifie-le ! crucifie-le ! Le Dieu-Roi est là, il va frapper ses indignes sujets ; Jésus sur la croix voit sa colère embrasée, son bras levé, ses anges prêts à obéir ; et Lui, touché de compassion pour ce peuple insensé, lève ses yeux mourants vers le ciel, trône de Dieu, et s’écrie : Mon Père ! mon Père ! et ce mot émouvant dans la bouche d’un fils bien-aimé désarme la colère et fait place à l’amour.

« Pardonne-leur. » Pardonne-leur, à eux ; à qui ? à qui Jésus veut-il que Dieu accorde ce pardon ? Est-ce à sa pauvre mère Marie, qui pleure au pied de sa croix ? Non, mais à d’autres. – Est-ce à Jean son disciple bien-aimé, qui l’a suivi jusqu’en Golgota pour lui rendre témoignage ? Non, mais à d’autres. – Est-ce à cette foule stupide que la curiosité attire ou qui vient chercher les émotions d’un supplice ? – Non, mais à d’autres. A qui donc Jésus veut-il que Dieu pardonne ? A ses bourreaux !… à ceux qui ont suscité contre lui des faux témoins ; à ceux qui l’ont condamné contre leur conscience, à ceux qui l’ont frappé au visage, à ceux qui enfoncent des clous dans ses chairs palpitantes, à ceux qui l’abreuvent de vinaigre, lui percent le côté, lui tressent sur la tête une couronne d’épines, à ceux qui lui crient par moquerie : « Toi, fils de Dieu, descends donc de la croix. » C’est à ceux-là ; ce n’est pas à Marie, ce n’est pas à Jean, ce n’est pas à la foule curieuse, c’est à ses bourreaux que Jésus souhaite le pardon de son Père. « Mon Père, pardonne-leur. » Est-ce un Dieu ou un homme qui parle ? Cœurs nobles et généreux, dites-le nous : avez-vous jamais éprouvé rien de semblable ? Si vous n’osez l’affirmer de vous, je n’ose pas mieux le dire de moi-même, et à l’ouïe de ces sublimes paroles : Mon père, pardonne-leur, je me dis avec confiance : paroles d’un Dieu, et non d’un homme.

« Car. » Il semble qu’après avoir demandé le pardon pur et simple pour ses ennemis Jésus n’avait plus rien à ajouter. En effet, c’est ainsi que nous, faibles créatures, comprenons l’exercice des vertus ; nous nous en acquittons comme d’une tâche ; et, satisfaits de nous-mêmes, nous retournons à nos plaisirs. Mais non, à Jésus le pardon des injures n’est pas imposé comme une obligation par la conscience, c’est véritablement son cœur qui demande ce pardon. Jésus aime sincèrement ceux qui le haïssent, et alors à sa demande il joint le motif qui pouvait le mieux la légitimer. Si le désir de faire parade de beaux sentiments devant les Juifs avait souillé son cœur, il aurait pu dire : Pardonne-leur quoiqu’ils soient coupables ; pardonne-leur quoique je sois innocent ; pardonne-leur malgré leur petitesse et malgré ma grandeur ; et ce langage, en faisant mieux ressortir toute l’étendue du pardon, aurait pu s’expliquer par la vanité. Mais non, ce n’est pas pour être écouté des Juifs que Jésus prie, c’est pour être entendu de Dieu ; ce n’est pas par orgueil qu’il pardonne, c’est par amour ; et alors il présente à son Père, pour en obtenir cette grâce, une raison, une raison bonne, la meilleure, la seule qu’il pût donner. Jésus devant le tribunal de Dieu s’est fait l’avocat de sa partie adverse, il plaide et s’efforce vraiment de la justifier.« Ils ne savent pas. » En effet, voilà le meilleur motif qu’il fût possible d’alléguer en faveur des ennemis de Jésus. Il est vrai que dans un sens les Juifs savaient ce qu’ils faisaient. Ils savaient que Jésus était innocent, qu’il n’avait été livré que par l’envie, que toujours il avait prêché une morale pure, qu’il avait fait du bien au peuple. Mais l’excuse d’ignorance par laquelle Jésus cherche à les justifier, c’est qu’ils ne savaient pas que Jésus fût véritablement un envoyé céleste, le Fils de Dieu lui-même ; c’est donc comme s’il avait dit : « Mon Père, pardonne-leur, car ils ne savent pas tout ce que je suis ; ils ignorent que c’est toi qui m’as envoyé ; ils ne savent pas que c’est pour les sauver que je suis venu ; ils n’ont pas compris que j’étais ton Fils ; ils pèchent par ignorance ; ainsi, mon Père, pardonne-leur, car véritablement ils ne savent pas tout ce qu’ils font ! » Si telle est la pensée de Jésus, s’il l’exprime dans un entretien intime entre lui et le Créateur, il se croyait donc lui-même, de bonne foi l’envoyé céleste, le Fils de Dieu, le bien-aimé du Père ! Et s’il se croyait cela lui-même, il l’était donc en effet ! On ne s’abuse pas à ce point sur soi-même ; en même temps qu’on est un imposteur, on ne se persuade pas être le Fils du Très-Haut. Ce n’est pas aux Juifs, c’est à Dieu que Jésus parle ; et quand il entre dans une prière secrète adressée au Créateur des cieux et de la terre, il lui parle comme s’il était réellement son fils ! C’est comme à son insu que nous saisissons ces paroles sur ses lèvres, et ces paroles, que nous dérobons au secret de son cœur, prouvent qu’il se croit, lui, le Fils de Dieu ! Qui oserait dire, dès lors, que, s’il le croit, s’il le croit dans ce moment où toute illusion est détruite, où la mort est là, qui oserait dire qu’il ne le soit pas réellement ? Oui, Jésus, ce n’est pas dans des paroles préparées pour être entendues que nous trouvons les plus fortes preuves de ta divinité ; c’est dans ces mots qui t’échappent, c’est dans ces élans de ton âme, c’est à ton insu, comme malgré toi, que nous apprenons que tu es le Fils de Dieu ; et à travers ce cortège ignominieux de gibet, de soldats, de bourreaux, de brigands, percent pour nous les rayons de ta divinité.

« Ce qu’ils font. » Le pardon que Jésus demande n’est pas le pardon d’une pensée, d’une parole, d’une tentative ; non, c’est le pardon d’un fait, d’un fait actuel ; et quel fait, grand Dieu ! Le voici, ce qu’ils font : ils étendent un homme sur un bois, ils enfoncent dans ses mains et ses pieds des clous bientôt ruisselants de sang, et, au milieu des cris que lui arrachent ses souffrances, ces paroles sortent de la bouche du patient : « Pardonne, ils ne savent ce qu’ils font. » Le voici ce qu’ils font : ils lui crient en hochant la tête : « Toi qui sauves les autres, sauve-toi toi-même ! Fils de Dieu, descends de la croix. » Et à ces moqueries, Jésus mêle sa voix, pour dire : « Pardonne-leur, car ils ne savent ce qu’ils font. » Le voici, ce qu’ils font : ils prennent du fiel et en abreuvent ses lèvres altérées ; ils saisissent une lance et lui transpercent le cœur ; et quand, de son côté béant, son sang coule sur la terre, de sa bouche ces paroles s’élèvent vers le ciel : « Pardonne-leur, car ils ne savent ce qu’ils font. » Voilà les faits dont Jésus réclame le pardon, et voici dans quel moment il le demande : lorsqu’il n’a plus qu’un souffle de vie, lorsqu’il va paraître devant Dieu, lorsque sa mère et son disciple pleurent sa mort, lorsqu’il ne peut plus soutenir sa tête tombante, alors il rassemble toutes ses forces pour porter encore un regard vers le Ciel et dire : « Mon Père, pardonne-leur, car ils ne savent ce qu’ils font. » Oh ! représentez-vous, si vous le pouvez, cette scène, ces sentiments, cet amour, ce pardon ; pour moi, je ne puis plus rien imaginer ni peindre ; ma parole expire devant la grandeur du sujet. J’aime mieux me taire et vous répéter simplement ces mots divins : « Mon Père, pardonne-leur, car ils ne savent ce qu’ils font. »

Voilà cependant Celui que les incrédules ont pris pour un imposteur, pour un faiseur de religion, pour un philosophe ordinaire ; niant sa mission divine afin de refuser obéissance à ses préceptes. Voilà Celui que les rationalistes ont pris pour un simple envoyé de Dieu, venu pour leur apporter seulement des promesses et des exemples ; faisant ainsi de Christ une créature, l’abaissant à leur niveau pour se dispenser de l’adorer, et transformant en un code de morale l’Évangile qui leur apportait le salut par la mort d’un Dieu. Voilà Celui que nos chrétiens prient avec tant de langueur, suivent de si loin, aiment si froidement. Ah ! si Jésus revenait à cette heure sur la terre et contemplait ces hommes incrédules, indifférents ou tièdes, n’aurait-il pas lieu de s’écrier encore : « Mon Père, pardonne-leur, car ils ne savent ce qu’ils font ? » Ne jetons donc pas si vivement la pierre contre les Juifs arrivant sur Golgota, mais plutôt comme la foule qui s’en retourne repentante, frappons-nous la poitrine et disons-nous avec le capitaine des gardes romaines : « Certes, cet homme était juste, cet homme était le Fils de Dieu. »

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