Contre Celse

LIVRE SECOND

Comme notre premier livre contre l’écrit de Celse, qui a pour titre Discours véritable, s’est trouvé d’une juste longueur, nous l’avons fini où finit la prosopopée du juif disputant contre Jésus. Nous allons maintenant dans celui-ci entreprendre la réfutation de ce que le même juif objecte à ceux de sa nation qui ont cru en notre Sauveur. Et il y a d’abord lieu d’être surpris que si Celse voulait faire des prosopopées, il n’ait pas plus tôt fait disputer son Juif contre les Gentils qui ont cru, que de lui faire attaquer des Juifs. Car un discours de cette sorte pourrait être dans la vraisemblance, si c’était à nous, Gentils, qu’il fût adressé, au lieu que de la manière dont s’y prend cet homme, qui se vante de savoir tout, on dirait qu’il ne sait pas les règles de la prosopopée. Voyons pourtant ce qu’il dit des Juifs qui ont cru. Il dit que, s’étant ridiculement laissé surprendre par les tromperies de Jésus, ils ont abandonné la loi de leurs pères et ont changé de nom et de manière de vivre. Mais il ne prend pas seulement garde que les Juifs qui croient en Jésus n’ont pas abandonné la loi de leurs pères, et qu’ils l’observent toujours ; ce qui leur a fait donner un nom pris de la pauvreté du sens littéral de la loi. Car Ebion, en hébreu, signifie pauvre (Gal. IV, 9), et ceux des Juifs qui reçoivent Jésus pour le Christ sont nommés Ebionites. Il paraît même que saint Pierre a longtemps observé les coutumes judaïques prescrites par la loi de Moïse, n’ayant pas encore appris de Jésus à s’élever du sens littéral au sens spirituel. Car nous lisons dans le livre des Actes des apôtres (Act. X, 9), que le lendemain de la vision qu’eut Corneille, dans laquelle l’ange de Dieu lui ordonna d’envoyer à Joppé pour faire venir Simon, surnommé Pierre, Pierre monta au haut du logis, vers la sixième heure, pour prier, et qu’ayant faim, il voulut manger. Mais pendant qu’on lui en apprêtait, il lui survint un ravissement d’esprit, et il vit le ciel ouvert, et comme une grande nappe liée par ¡et quatre coins, qui descendait du ciel en terre, où il y avait de toutes sortes d’animaux à quatre pieds, de reptiles et d’oiseaux. Et il ouït une voix qui lui dit : Lève-toi, Pierre, tue et mange. Mais il répondit : J’en ai garde. Seigneur : car je n’ai jamais rien mangé qui fut impur et souillé. Et la voix lui parlant encore une seconde fois, lui dit : N’appelle pas impur ce que Dieu a purifié. Vous voyez comme Pierre nous est là représenté observant encore la distinction judaïque des viandes, en pures et en impures (Act. X, 34) ; et il paraît, par la suite, qu’il ne lui avait pas moins fallu qu’une vision pour l’obliger à expliquer les matières de la foi devant Corneille, qui n’était pas de la race d’Israël, et devant ceux qu’il avait assemblés chez lui ; car Pierre étant encore juif, et vivant encore selon les traditions des Juifs, il méprisait ceux qui n’étaient pas dans le judaïsme. Saint Paul nous apprend aussi, dans l’Épître aux Galates (Gal., II, 12), que Pierre craignait encore tellement d’offenser les Juifs, qu’après l’arrivée de Jacques, il cessa de manger avec les Gentils, et se sépara d’avec eux ; ce que firent pareillement les autres Juifs et Barnabé même. Et il y avait quelque raison que ceux qui étaient destinés à prêcher l’Évangile parmi les Juifs, retinssent les coutumes judaïques. Car lorsque ceux qui paraissaient comme les colonnes de l’Église donnèrent à Paul et à Barnabé la main de société et d’union, afin que ceux-ci allassent prêcher l’Évangile aux Gentils, ils prirent eux-mêmes le parti de l’aller prêcher aux Juifs (Gal. II, 9). Mais, que dis-je, que ceux qui prêchaient aux Juifs se retiraient et se séparaient d’avec les Gentils ? Paul lui-même vivait avec les Juifs comme Juif (I Cor. IX, 20), pour gagner les Juifs : et ce fut pour leur persuader qu’il n’avait pas renoncé à l’observation de la loi, qu’il fil une offrande sur l’autel, comme il nous est raconté dans le livre des Actes des apôtres (Act. XXVII, 26). Si Celse avait su toutes ces choses, son faux juif n’aurait pas dit aux Juifs convertis : D’où vient, enfants de nos patriarches, que vous avez ainsi abandonné la loi de vos pères, et que vous laissant ridiculement surprendre par les tromperies de celui à qui nous parlions tout à l’heure, vous nous avez quittés pour changer de nom et de manière de vivre ?

Mais puisque nous sommes tombés sur le sujet de Pierre et des autres qui ont prêché l’Evangile aux Juifs, je crois qu’il ne sera pas hors de propos de rapporter et d’expliquer en ce lieu quelques paroles de Jésus, qui se lisent dans l’Évangile selon saint Jean (Jean, XVI, 12) : J’ai encore, disait-il, beaucoup de choses à vous dire que vous ne sauriez porter maintenant : mais quand l’Esprit de vérité sera venu, il vous fera entrer dans toute la vérité ; car il ne parlera pas de lui-même, mais il dira tout ce qu’il aura entendu. L’on demande qu’elles sont toutes ces choses que Jésus avait à dire à ses disciples, et qu’ils ne pouvaient porter alors. N’est-ce point que, comme ils étaient Juifs et qu’ils avaient été nourris dans l’intelligence littérale de la loi de Moïse, Jésus avait à leur apprendre quelle était la véritable loi, à quelles vérités du ciel répondaient les ombres et les figures des cérémonies judaïques (Héb., VIII), et de quels biens à venir l’économie ancienne avait l’esquisse dans la distinction de ses viandes et dans l’observation de ses fêtes, de ses nouvelles lunes et de ses sabbats (Hébr. X, 1) ? C’étaient là, sans doute, toutes ces choses qu’il avait à leur dire. Mais voyant combien il est difficile d’arracher d’une âme des opinions qui sont comme nées avec elle et qui se sont de plus en plus enracinées avec l’âge, surtout quand on est persuadé qu’elles sont fondées sur la révélation divine, et qu’il y aurait de l’impiété à y toucher : voyant, dis-je, combien il était difficile de convaincre des gens prévenus de telles opinions, et de leur faire sentir qu’au prix de la haute connaissance de Jésus-Christ, c’est-à-dire delà vérité, elles ne sont qu’une perte et que des ordures (Philipp., III, 8) ; il voulut attendre un temps plus propre et différer jusqu’après sa mort et sa résurrection. En effet, une vérité comme celle-là, enseignée hors de saison, et avant qu’ils eussent l’esprit disposé à la recevoir, eut été capable de leur faire perdre l’impression qu’ils avaient déjà touchant Jésus, qu’ils regardaient comme le Christ et comme le Fils du Dieu vivant (Matth. XVI, 16). Voyez si le sens n’est pas juste, lorsqu’on explique ainsi ces paroles : J’ai encore beaucoup de choses à vous dire que vous ne sauriez porter maintenant. Car il est certain que l’intelligence spirituelle de la loi renferme beaucoup de le choses, et que les disciples étaient alors en quelque sorte incapables de les porter, étant nés et ayant jusque-là été nourris parmi les Juifs. Et, si je ne me trompe, c’est parce que ces choses n’étaient que des types et que des figures, dont la vérité se devait trouver dans ce que le Saint-Esprit leur révélerait qu’il est ajouté : Quand l’Esprit de vérité sera venu, il vous fera entrer dans toute la vérité ; comme pour dire, dans toute la vérité des choses, dont, n’ayant eu jusqu’ici que les figures, vous croyiez pourtant rendre à Dieu le véritable service qui lui est dû. Saint Pierre vit l’effet de cette promesse de Jésus, quand l’Esprit de vérité loi présenta en vision toutes sortes d’animaux à quatre pieds, de reptiles et d’oiseaux, et qu’il lui dit : Lève-toi, Pierre, tu a mangé. Il avait encore alors l’esprit si rempli de superstition, qu’il répondit à la voix céleste : Je n’ai garde, Seigneur ; car je n’ai jamais rien mangé qui fut impur ou souillé. Mais elle lui apprit à juger des viandes selon la vérité et selon l’esprit, quand elle ajouta : N’appelle pas impur ce que Dieu a purifié. Et ensuite de la vision, l’Esprit de vérité faisant entrer Pierre dans toute la vérité, il lui enseigna toutes les choses qu’il ne pouvait encore porter, pendant que Jésus était avec lui selon la chair. Mais nous aurons occasion de parler ailleurs de ceux qui s’attachent au sens littéral de la loi de Moïse : il s’agit maintenant de justifier que Celse est fort mal instruit des sentiments des Israélites qui croient en Jésus, d’introduire un juif qui dit à ceux de sa nation : D’où vient que vous avez ainsi abandonné la loi de vos pères ? Car comment auraient-ils abandonné la loi de leurs pères, eux qui font ce reproche à ceux qui l’étudient pas avec assez de soin : Dites-moi, je vous prie, vous qui lisez la loi, n’entendez-vous point ce que dit la loi ? Car il est écrit qu’Abraham a eu deux fils (Gal., IV, 21) ; et ce qui suit, jusqu’à ces paroles : C’est une allégorie, etc. (Gal. IV, 24) ? Comment auraient-ils abandonné la loi de leurs pères, eux qui l’allèguent dans tous leurs discours, et qui raisonnent ainsi : La loi même ne confirme-t-elle pas ce que je dis ? Car il est écrit dans la loi de Moïse : Vous ne lierez point ¡a bouche au bœuf qui foule les grains (I Cor., IX, 8). Est-ce donc que Dieu se met en peine de ce qui regarde les bœufs ? Et n’est-ce pas plutôt pour nous-mêmes qu’il a fait cette ordonnance ? C’est pour nous, sans doute, que cela a été écrit, etc. (Deut., XXV, 4) ? Mais le juif de Celse aime mieux confondre tout que de garder la vraisemblance, comme il aurait pu faire, en disant : Il y en a d’entre nous qui ont renoncé à nos coutumes, sous prétexte de sens figuré et d’allégories. Il y en a d’autres qui recevant le sens spirituel, dont vous parlez tant, ne laissent pas d’observer les cérémonies de la loi. Et il y a enfin qui sans chercher d’autres sens que le littéral, et y renfermant toute l’intelligence spirituelle, font profession de reconnaître Jésus pour celui que les prophètes ont prédit, et veulent aussi en même temps pratiquer, comme leurs pères, les ordonnances de Moïse. Mais comment Celse se serait-il donné la peine d’examiner les choses avec tant de soin, lui qui, dans la suite, fait mention de diverses hérésies pleines d’impiété, qui s’éloignent entièrement de Jésus, dont quelques-unes mêmes rejettent le Créateur du monde, et qui cependant ne connaît point d’Israélites qui croient en Jésus, sans avoir abandonné la loi de leurs pères ? Cela ne peut venir que de ce qu’il n’a pas eu pour but de chercher sincèrement la vérité, et de l’embrasser où il la trouverait ; mais qu’il ne s’est proposé que d’agir avec nous en ennemi, prêt à combattre sans autre examen tout ce qui se présenterait à lui sous l’idée de quelqu’un de nos dogmes.

Son juif dit ensuite aux autres Juifs devenus chrétiens : Il n’y a que trois jours que nous avons puni l’imposteur qui nous abusait : et ce n’est que de ce temps-là que vous avez abandonné la loi de vos pères. En quoi il n’y a rien d’exact ni de juste, comme nous venons de le faire voir ; mais ce qu’il ajoute est d’un caractère un peu plus fort : Votre doctrine, dit-il, n’est fondée que sur notre loi : et pouvez-vous bien, après avoir commencé par nos cérémonies, vous porter maintenant à les décrier ? Car il est certain que les cérémonies de la loi, et les écrits des prophètes sont la première introduction au christianisme, et que quand on y est une fois entré par leur moyen on s’y avance de plus en plus, en les approfondissant, pour les bien entendre, et en étudiant la révélation de ce mystère qui, ayant été caché de tout temps, dans les oracles des prophètes, a été découvert par la manifestation de Notre-Seigneur Jésus-Christ (Rom. XVI, 25). Mais il n’est pas vrai qu’en s’avançant, les chrétiens se portent, comme vous dites, à décrier les ordonnances de la loi : au contraire, il les élèvent à un plus haut degré d’honneur, faisant voir quelle profondeur de sagesse et quelle sublimité de sens est renfermée dans ces écrits, où les Juifs ne la peuvent découvrir, parce qu’en les lisant, ils s’arrêtent grossièrement à l’écorce. On ne doit pas s’étonner, au reste, que notre doctrine, c’est-à-dire l’Évangile, soit fondée sur la loi ; puisque Jésus-Christ Notre-Seigneur, disait lui-même à ceux qui le rejetaient : Si vous croyiez Moïse, vous me croiriez aussi, car il a écrit de moi : mais si vous ne croyez pas ce qu’il a écrit, comment croirez-vous ce que je vous dis (Jean, V, 46) ? Et saint Marc, l’un des évangélistes, commence ainsi son Évangile : Le commencement de l’Évangile de Jésus-Christ, comme il est écrit dans le prophète Isaïe : Voici, j’envoie mon messager devant toi, pour te préparer le chemin (Marc, I, 1), montrant par-là que les Écritures des Juifs sont le commencement de l’Évangile. Que veut donc dire le juif de Celse, avec cette objection qu’il nous fait : Car si quelqu’un vous a prédit que le Fils de Dieu devait venir au monde, ç’a été l’un de nos prophètes, inspiré par notre Dieu ? Et que peut-il inférer contre le christianisme, de ce que Jean, qui baptisa Jésus-Christ, était juif. Car de ce qu’il était Juif, il ne s’ensuit pas que tous ceux qui embrassent l’Evangile, tant Juifs que Gentils, doivent observer la loi de Moïse à la lettre.

Ce qu’il ajoute, Que Jésus fut puni par les Juifs, comme ses crimes l’avaient mérité, n’est qu’une vaine répétition : et nous ne nous y arrêterons pas maintenant, y ayant déjà suffisamment répondu. Mais pour ce qu’il fait dire à son juif, d’une manière pleine de mépris touchant la résurrection des morts, et le jugement de Dieu, la récompense destinée aux bons, et le feu préparé pour les méchants, que ce ne sont que de vieux contes ; par où il prétend que puisque les chrétiens ne disent la rien de nouveau, il n’en faut pas davantage pour renverser le christianisme : nous lui répondons à cela, que notre Jésus, voyant que les actions des Juifs n’étaient nullement conformes aux enseignements de leurs prophètes, les avertit, en paraboles, que le royaume de Dieu leur serait ôté et qu’il serait donné aux Gentils (Matth. XXI, 43). Aussi voyons-nous que, suivant cette prédiction, les Juifs d’aujourd’hui n’ayant pas la lumière nécessaire pour l’intelligence des Écritures, ne se repaissent plus que de fables et de rêveries : pendant que les chrétiens possèdent la vérité, seule capable d’éclairer l’esprit, et d’élever l’âme, et vivent, non comme membres de quelque république de la terre, pareille à celle des Juifs charnels ; mais plutôt comme citoyens du ciel (Philipp. III, 20). Ce qui paraît en ceux qui s’appliquent à pénétrer les profonds mystères de la loi et des prophètes, et à les découvrir aux autres.

Que Jésus ait pratiqué, si l’on veut, toutes les cérémonies des Juifs, jusqu’à celles d« leurs sacrifices que fait cela pour empêcher qu’on ne le reçoive comme le Fils de Dieu ? Jésus est le Fils de ce même Dieu qui a donné la loi et envoyé les prophètes : et nous, qui composons son Église, nous ne violons point la loi ; nous rejetons les fables des Juifs, et nous travaillons à nous instruire et à nous perfectionner, en cherchant le sens mystique de la loi et des prophètes. Les prophètes eux-mêmes nous apprennent que le dehors de leurs histoires et de leurs préceptes n’est pas tout ce qu’il y faut considérer ; qu’ayant a raconter des histoires, ils se servent de cette préface : J’ouvrirai ma bouche pour parler en paraboles, je publierai les secrets des siècles passés (Ps. LXXVIII, 2) : et que parlant des préceptes de la loi comme d’une chose obscure qu’ils n’étaient pas capables d’entendre sans l’assistance divine, ils font cette prière à Dieu : Dévoile mes yeux, et je contemplerai les merveilles de ta loi (Ps. CXIX, 18).

Qu’on nous montre, au reste, la moindre trace de vanité dans aucune des paroles de Jésus. Mais comment l’accuser de vanité, lui qui disait : Apprenez de moi que je suis doux et humble de cœur, et vous trouverez le repos de vos âmes (Matth. XI, 29) : Lui qui après le souper, quitta ses vêtements devant ses disciples, et ayant pris un linge, s’en ceignit, puis ayant mis de l’eau dans un bassin, leur lava à tous les pieds (Jean, XIII, 4), et reprit ainsi l’un d’eux, qui ne voulait pas souffrir qu’il les lui lavât : Si je ne te lave, tu n’auras point de part avec moi (Ibid. 8) ? Lui qui disait à ses disciples : Je suis parmi vous, comme celui qui sert, et non comme celui qui est à table (Luc, XXII, 27) ? Qu’on nous montre encore quelles faussetés Jésus a avancées ; et qu’on nous explique ce que c’est qu’une grande et une petite fausseté, pour le convaincre ensuite d’en avoir avancé de grandes. Mais, à parler exactement, et c’est une autre réponse à ce reproche, les faussetés ne sont ni plus faussetés ni plus grandes faussetés les unes que les autres : comme à l’opposite, une vérité n’est ni plus vérité, ni plus grande vérité que l’autre. Qu’on nous montre enfin quelles sont les impiétés de Jésus ; et que le juif de Celse, en particulier, nous les fasse voir. Est-ce une impiété d’avoir aboli la circoncision corporelle, le choix cérémonie ! des viandes, l’observation charnelle des fêtes, des nouvelles lunes et des sabbats, pour élever l’âme au sens spirituel et véritable de la loi, qui est le seul digne de la majesté de Dieu ? Ce qui n’empêche pas, an reste, que ceux qui font la charge d’ambassadeurs pour Jésus-Christ, ne vivent avec les Juifs, comme Juifs pour gagner les Juifs (II Cor. V, 20) ; et avec ceux qui sont sous la loi, comme s’ils étaient eux-mêmes sous la loi, pour gagner ceux qui sont sous la loi (I Cor. IX, 20).

Le juif ajoute qu’il y en a plusieurs autres qui auraient pu paraître tels que Jésus à ceux qui auraient voulu se laisser séduire. Qu’il nous en montre donc, non plusieurs, non quelques-uns, mais un seul qui, comme Jésus, ait été capable de donner aux hommes des préceptes si utiles, et de leur enseigner une doctrine qui eût la vertu de les détourner des péchés où ils s’abandonnaient. Il dit encore, que ceux qui se sont faits chrétiens, reprochent aux Juifs de n’avoir pas voulu recevoir Jésus comme un dieu. Mais nous avons déjà dit ce qu’il y avait à dire là-dessus, faisant voir à quel égard nous considérons Jésus comme Dieu, et à quel égard nous en parlons comme d’un homme. Comment se pourrait-il faire, continue-t-il, que nous, qui avons appris à tous les hommes qu’il devait venir un juge au monde de la part de Dieu, pour punir les méchants, l’eussions traité si indignement à sa venue ? Mais je ne pense pas qu’il soit raisonnable de s’arrêter à une objection qui l’est si peu. Car c’est comme qui dirait : Comment serait-il possible que nous, qui avons prêché la tempérance, nous nous fussions laissés aller à quelque action de débauche ? ou que nous, qui avons soutenu les intérêts de la justice, nous eussions fait quelque chose d’injuste ? Si l’on voit tous les jours arriver cela dans le monde, il n’est pas plus surprenant, que les Juifs, qui se vantent d’ajouter foi aux oracles des prophètes, où la venue du Christ est prédite, n’aient pas cru en lui lorsqu’il est venu, conformément à ces oracles. C’est une faiblesse humaine, ou, s’il faut chercher quelque autre cause de cet aveuglement, nous pouvons dire que les prophètes l’avaient aussi prédit ; car Isaïe dit expressément : Vous entendrez, et en entendant vous ne comprendrez point ; vous verrez, et en voyant vous ne connaîtrez point : car le cœur de ce peuple s’est appesanti, etc. (Is. VI, 9). Qu’on nous dise ce que c’est que les prophètes prédisent aux Juifs qu’ils entendraient sans le comprendre, et qu’ils verraient sans le bien connaître. Certainement, il est clair que c’est Jésus qu’ils ont vu, sans connaître ce qu’il était ; et qu’ils ont entendu, sans comprendre que les choses qu’il leur disait leur devaient être des preuves de la divinité qui était en lui, et qui les allait priver de la grâce céleste. pour la transporter aux fidèles d’entre les Gentils. L’on voit, en effet, que depuis la venue de Jésus, les Juifs ont été entièrement abandonnés de Dieu, et qu’il ne leur est rien resté de ce qu’il y avait autrefois d’auguste dans leur religion : de sorte qu’ils n’ont pas même, à présent, de quoi faire voir qu’il y ait aucune divinité parmi eux. Ils n’ont plus ni prophètes, ni miracles. Au lieu que, parmi les chrétiens, les miracles n’ont pas encore tout à fait cessé. Il s’y en fuit même qui l’emportent sur ceux du premier temps : et si nous sommes fidèles, nous pouvons dire que nous en avons vu de plus grands nous-mêmes (Jean, XIV, 12).

Pourquoi donc, dit encore le juif de Celse, aurions-nous rejeté et maltraité celui que nous prédisions ? Est-ce afin que nous fussions punis plus sévèrement que les autres ? L’on peut dire à cela qu’au jour du dernier jugement, que nous attendons, les Juifs seront sans doute punis plus sévèrement que les autres, et pour avoir rejeté le Christ, et pour lui avoir fait un grand nombre d’autres outrages. L’on peut dire même, qu’ils le sont dès maintenant. Car y a-t-il quelque autre peuple qui soit banni comme celui-là de sa ville capitale, et qui n’ait pas la liberté d’y aller rendre à son Dieu le culte qui est particulièrement attaché ? C’est là leur condition, digne des plus misérables de tous les hommes : et ce sont moins leurs autres péchés qui les y ont réduits, bien qu’ils en aient commis divers, que ceux dont ils se sont rendus coupables à l’égard de notre Jésus.

Le juif ajoute : Comment aurions-nous pris pour Dieu un homme qui, d’un côté, comme on le lui reprochait souvent, n’a rien fait de ce qu’il se vantait de faire ; et qui, de l’autre lorsque nous l’eûmes convaincu et condamné au supplice, fut réduit à se cacher honteusement, courant de lieu en lieu, pour s’empêcher d’être pris : ce qu’il ne put pourtant éviter : ceux qu’il appelait ses disciples l’ayant eux-mêmes trahi ? Fallait-il qu’un Dieu s’enfuit, qu’il se laissât prendre et lier ; qu’il se vît même abandonné et trahi par ceux avec qui il avait toujours vécu, pour qui il n’avait eu rien de caché, qui le regardaient comme leur maître et leur Sauveur, comme le fils et l’envoyé du grand Dieu (Matth. XVI, 1 ; Jean VI, 30, etc.) ? Aussi ne croyons-nous pas que ce corps de Jésus, qu’on voyait et qu’on touchait alors, fût Dieu. Mais, que dis-je, que nous ne le croyons pas de son corps ? Nous ne le croyons pas même de son âme de laquelle il est dit qu’elle fut saisie d’une tristesse mortelle (Matth. XXVI, 38). Quand on lit dans les écrits des prophètes, Je suis le Seigneur, le Dieu de toute chair (Jérémie, XXXII, 27) ; ou Il n’y a point de Dieu avant moi, et il n’y en aura point après moi. (Is. XLIII, 10) : les Juifs croient bien que c’est Dieu qui parle ainsi et qui se sert du corps et de l’âme du prophète, comme d’un organe, pour se faire entendre aux hommes. Les Grecs croient pareillement que c’est un Dieu, qui dit par la bouche de la Pythie, « Je sais compter le sable et mesurer la mer, D’un muet j’entends le langage (Hérodot. liv. I). »

Nous aussi nous croyons tout de même que c’était Dieu le Verbe (la parole), fils du grand Dieu qui disait dans Jésus : Je suis la voie, la vérité et la vie ; je suis la porte : je suis le pain vivant descendu du ciel (Jean, XIV, 6 ; X, 7 ; VI, 51) ; et s’il y a d’autres expressions semblables. C’est donc celui-là que nous reprochons aux Juifs de n’avoir pas reconnu pour Dieu, après tant de témoignages des prophètes qui le déclarent tel, au-dessous du Dieu souverain qui est son père, et dont il est la grande vertu. Car nous disons que c’est à lui que s’adresse ce commandement du Père dans l’histoire que Moïse fait de la création : Que la lumière soit faite ; que le firmament soit fait ; et ainsi du reste où la même expression est employée. Que c’est encore à lui que le Père dit : Faisons l’homme selon notre image et selon notre ressemblance (Gen., I, 3, 6 et 26). Et que ce fut lui aussi qui, pour obéir à ces commandements, fit toutes les choses que son Père lui ordonnait. Et ce que nous disons là, nous ne le disons pas sur de vaines conjectures que nous ayons formées nous-mêmes, mais sur le témoignage des prophéties reçues parmi les Juifs, où se trouvent ces propres paroles, sur le sujet de Dieu et de ses ouvrages : Il a parlé, et ils ont été faits ; il a commandé, et ils ont été créés (Ps. CXLVIII, 5). Car si Dieu a commandé et que ses ouvrages aient été créés, qui est-ce, dans l’intention de l’Esprit prophétique, qui a pu être capable d’exécuter ce commandement du Père, sinon celui qui est, pour parler ainsi, une parole animée, et qui est aussi la vérité ? On peut faire voir au reste par divers passages que, selon les Évangiles mêmes, celui qui disait : Je suis la voie, la vérité et la vie (Jean, XIV, 6), n’était pas renfermé dans le corps et dans l’âme de Jésus, comme dans ses bornes ; mais ce que nous allons produire suffira pour le prouver. Jean-Baptiste prédisant que le Fils de Dieu était sur le point de paraître non dans l’enceinte de ce corps et de cette âme, mais comme présent partout, disait de lui : Il y en a un au milieu de vous, que vous ne connaissez pas, et c’est celui qui doit venir après moi (Jean, I, 26). S’il avait cru que le Fils de Dieu fût seulement où était le corps visible de Jésus, comment aurait-il dit : Il y en a un au milieu de vous, que vous ne connaissez pas ? Jésus lui-même, voulant donner une plus haute idée du Fils de Dieu, leur disait : En quelque lieu que se trouvent deux ou trois personnes assemblées en mon nom, je m’y trouve au milieu d’elles (Matth., XVIII, 20). Et c’est encore en ce même sens qu’il promettait à ses disciples d’être toujours avec eux jusqu’à la fin du monde (Matth., XXVIII, 20). Ce que nous ne disons pas pour séparer le Fils de Dieu d’avec Jésus ; car depuis le mystère de l’incarnation, le corps et l’âme de Jésus ont élu très étroitement unis avec le Verbe, pour ne faire qu’un tout avec lui. Et si, comme l’enseigne saint Paul, tous ceux qui savent ce que c’est que de s’attacher au Seigneur et qui demeurent attachés à lui, sont un même esprit avec le Seigneur (I Cor., VI, 17), à plus forte raison ce qui fut alors uni avec le Verbe ne doit-il pas cesser d’être un avec lui, mais d’une manière plus sublime et plus divine ? Aussi les miracles dont les Juifs furent les témoins justifièrent-ils hautement que celui qui les faisait, était véritablement la vertu de Dieu, bien que Celse prenne ces miracles pour des illusions, et que les Juifs d’alors les attribuassent à Belzébuth, qu’ils connaissaient je ne sais pas d’où. Il chasse les démons, disaient-ils, par la vertu de Belzébuth, prince des démons (Matth. XII, 24). Mais notre Sauveur fit voir l’absurdité de cette pensée, en montrant que le règne de l’iniquité n’était pas encore fini. C’est ce que reconnaîtront ceux qui voudront lire avec soin cet endroit de l’Évangile, que ce n’est pas ici le lieu d’expliquer.

Que Celse nous dise donc maintenant en quoi Jésus a manqué de faire ce dont il se vantait, et qu’il nous donne quelque preuve de ce qu’il avance. Cela lui serait impossible, d’autant plus que tout ce qu’il s’imagine pouvoir alléguer contre Jésus et contre nous est tiré ou de quelques faits mal pris, ou de quelques passages de l’Évangile mal appliqués, ou de quelque histoire fabuleuse inventée par les Juifs. Mais puisque le juif ajoute encore que, Jésus fut convaincu avant d’être condamné, qu’on nous fasse voir comment il fut convaincu par des gens qui cherchaient de faux témoignages centre lui (Matth., XXVI, 59). Si ce n’est peut-être qu’on veuille faire passer pour une forte conviction ce que ses accusateurs rapportèrent qu’il avait dit : Je puis détruire le temple de Dieu et le rebâtir en trois jours (Matth. XXVI, 61). Il est vrai qu’il avait parlé en ces termes du temple de son corps (Jean, II, 21) : mais eux qui ne savaient pas prendre la chose selon l’intention de celui qui la disait, l’avaient entendu de leur temple de pierres, pour lequel ils avaient plus de vénération qu’ils n’en avaient, quelque obligés qu’ils y fussent, pour le véritable temple de Dieu, de Dieu le Verbe, la Sagesse et la Vérité. Qu’on nous dise encore comment Jésus fut réduit à se cacher honteusement. Que lui vit-on faire dont il dût avoir honte ? Il fut pris, ajoute-t-on. Mais il ne l’a jamais été, si par être pris on entend une chose involontaire. Car quand le temps en fut venu, il ne se voulut pas empêcher de tomber entre les mains des hommes, étant comme il était, l’Agneau de Dieu, qui devait ôter le péché du monde (Jean. I, 29). En effet sachant tout ce qui lui devait arriver, il sortit au-devant de ceux qui venaient pour le prendre, et leur dit : Qui cherchez-vous ? Ils lui répondirent : Jésus de Nazareth. Jésus leur dit : C’est moi. Judas qui le trahissait était aussi présent avec eux. Lors donc que Jésus leur eut dit. C’est moi. ils furent tout renversés et tombèrent par terre. Il leur demanda encore une fois : Qui cherchez-vous ? Ils lui dirent : Jésus de Nazareth. Jésus leur répondit : Je vous ai déjà dit que c’est moi ; si c’est donc moi que vous cherchez, laissez aller ceux-ci (Jean. XVIII, 4). Il dit même à un de ses disciples qui l’ayant voulu secourir avait frappé un des gens du grand sacrificateur, et lui avait coupé l’oreille : Remets ton épée en son lieu, car tous ceux qui prendront l’épée périront par l’épée. Crois-tu donc que je ne puisse prier mon Père qui m’enverrait incontinent plus de douze légions d’anges ? Comment donc s’accompliraient les Écritures, qui disent qu’il faut qu’il en arrive ainsi (Matth., XXVI, 52) ? Si quelqu’un s’imagine que ce soient là des fictions de ceux qui ont écrit l’histoire de l’Évangile, combien y a-t-il plus de raison de prendre pour des fictions ce que l’on ne dit que par un motif de passion et de haine contre Jésus et les chrétiens, et de prendre au contraire pour des vérités ce qui a été écrit par des personnes qui, pour justifier leur sincérité ont mieux aimé souffrir toutes choses, que de renoncer à la doctrine de Jésus ? Car il ne serait pas possible que les disciples de Jésus eussent témoigné jusqu’à la mort tant de fermeté et de constance s’ils avaient eux-mêmes inventé ce qu’ils nous disent de leur maître ; et pour peu qu’on ait de bonne foi, on avouera comme une chose tout évidente, qu’il fallait qu’ils fussent bien persuadés de la vérité de ce qu’ils écrivaient, pour s’exposer à de si fréquentes et de si cruelles persécutions, par la profession qu’ils faisaient de reconnaître ce Jésus pour le Fils de Dieu.

Ce qui suit, Que Jésus fut trahi par ceux qu’il appelait ses disciples, le Juif l’a tiré des Évangiles : mais ce qu’ils ne disent que de Judas, il le dit en pluriel des disciples, pour rendre son objection plus considérable. Il ne fait point, au reste, les réflexions qu’il devrait faire sur toutes les circonstances qu’ils nous rapportent de l’action de Judas : comment il avait l’esprit agité et combattu par des pensées contraires les unes aux autres, ne s’étant pas tout à fait abandonné à persécuter son Maître, et n’ayant pas aussi conservé pour lui tout le respect qu’il lui devait, comme son disciple. Le traître, dit l’histoire de l’Évangile, avait donné ce signal à la troupe qui était venue pour prendre Jésus : Celui que je baiserai, c’est celui qu’on demande, saisissez-vous-en (Matth., XXVI, 48) ; ce qui fait voir qu’il avait encore quelque respect pour lui : car à moins que de cela, il l’eût trahi ouvertement, sans se mettre en peine de cacher son mauvais dessein sous la feinte douceur d’un baiser. Il n’y a donc personne qui ne doive inférer de là, que dans l’âme de Judas, parmi les mouvements d’avarice qui le portaient à trahir méchamment son Maître, il y avait encore des traces de l’impression que les discours de Jésus y avaient faite, ce qui y laissait, pour ainsi dire, l’apparence de quelque reste de bonté. En effet, l’Évangile nous apprend que Judas le voyant condamné, se repentit de l’avoir trahi, et que reportant les trente pièces d’argent aux principaux sacrificateurs et aux sénateur », il leur dit : J’ai péché d’avoir trahi le sang innocent : mais ils lui répondirent : Que nous importe, c’est ton affaire (Matth. XXVII, 3). Alors, il jeta cet argent dans le temple ; et s’étant retiré, il se pendit (Jean, XII, 6). Si malgré l’avarice de Judas, qui lui faisait dérober aux pauvres ce qu’on mettait pour eux dans la bourse, son repentir eut la force de l’obliger à reporter aux principaux sacrificateurs et aux sénateurs leurs trente pièces d’argent ; on en doit conclure que les enseignements de Jésus étaient encore capables de toucher en quelque sorte le cœur du traître qui n’avait pu les bannir entièrement de sa mémoire, ni perdre tout le respect qu’il leur avait porté. Mais ces paroles, J’ai péché d’avoir trahi le sang innocent, ne sont-elles pas une assez ouverte confession de son crime ? Et jugez combien vif et pressant dut être le sentiment qu’il en eut, puisqu’il ne put même supporter la vie ; mais qu’après avoir jeté l’argent dans le temple, il se retira et se pendit, se faisant lui-même son procès, et montrant assez par-là que ni ses larcins, ni sa trahison, ni tous ses autres péchés, n’avaient pu effacer de son âme le souvenir des leçons que Jésus lui avait faites. Celse dira-t-il que s’il paraît que l’apostasie de Judas, quelque loin qu’il eût poussé les effets contre son Maître, n’était pas pourtant pleine et entière, c’est par des preuves qui sont de l’invention des évangélistes ; et ne recevant pour vrai que ce qu’ils nous disent de sa trahison, ajoutera-t-il à leur témoignage qu’elle ne fut suivie d’aucun remords ? Ce serait un procédé fort injuste de consulter toujours sa passion, pour recevoir ou pour rejeter la déposition des mêmes témoins. Mais il suffit, pour confondre ceux qui nous objectent la trahison de Judas, de leur alléguer le psaume CVIII, qui n’est tout entier qu’une prophétie qui le regarde. Il commence de cette sorte : Ô Dieu, ne retiens pas ma gloire dans le silence, car le méchant et le perfide a ouvert la bouche contre moi (Ps. CIX, 1) : El il y est prédit, que Judas, s’étant par son crime retranché lui-même du nombre des apôtres, un autre devait être mis à sa place. Ce qui est ainsi exprimé : Que sa charge soit donner à un autre (Vers. 8). Après tout, quand nous supposerions que Jésus aurait été trahi par quelqu’un de ses disciples encore plus mal disposé que Judas, et tellement endurci qu’il ne se sentit plus du tout des instructions de son Maître ; que ferait cela contre Jésus, et qu’en pourrait-on inférer contre la vérité du christianisme ? Nous avons déjà répondu à ce qu’il ajoute de la prise de Jésus, lorsque nous avons fait voir qu’il ne fut pas pris en fuyant, mais qu’il se livra volontairement lui-même pour nous tous. D’où il suit encore, que s’il fut lié, il le fut parce qu’il le voulut bien être, afin de nous enseigner à souffrir de bon cœur la même chose, pour les intérêts de la piété. Il n’y a rien, à mon avis, de plus puéril que ce qu’il dit ensuite : Qu’un bon général qui commande une nombreuse armée, n’est jamais trahi par ses soldats ; que l’on ne voit pas même qu’un chef de voleurs, quelque méchant qu’il soit et quelque perdus que soient les gens qui le suivent, ait rien à craindre de leur part tant qu’ils trouvent leur compte à lui obéir ; mais que pour Jésus. que ses propres disciples ont trahi, il n’a pu ni s’en faire considérer, comme un bon général est considéré de son armée, ni trouver le secret et l’artifice de s’en faire aimer, pour ainsi dire, à la manière d’un chef de voleurs. On lui pourrait alléguer l’exemple de plusieurs généraux d’armée et de plusieurs chefs de voleurs qui ont été trahis, les uns et les autres par ceux qui leur avaient prêté serment de fidélité. Mais quand il serait vrai que jamais aucun général d’armée, ni aucun chef de voleurs, n’aurait été trahi par ses gens, serait-ce une chose qu’on dût reprocher à Jésus, de l’avoir été par un de ses disciples ? Celse fait profession de philosophie. On peut donc lui demander si l’on doit former une accusation contre Platon, sur ce qu’Aristote l’abandonnant, après vingt ans d’assiduité, se déclara contre l’immortalité de l’âme, qui était le sentiment de son maître, et ne traita ses idées que de rêveries. On peut encore lui demander si, après la désertion d’Aristote ; la doctrine de Platon dut passer pour fausse, et lui pour un mauvais dialecticien qui ne savait pas défendre ses sentiments ; ou s’il se peut, au contraire, que l’honneur de Platon et de sa doctrine demeurant en son entier, ainsi que le prétendent ses sectateurs, Aristote doive être regardé comme un ingrat et comme un malin. Chrysippe, tout de même en plusieurs endroits de ses écrits, reprend l’opinion de Cléanthe, et établit de nouveaux dogmes, bien qu’en sa jeunesse, il eût appris de lui les principes de la philosophie. Cependant Aristote avait, à ce que l’on dit, étudié vingt ans entiers sous Platon ; et Chrysippe aussi avait été longtemps dans l’école de Cléanthe, au lieu que Judas n’avait pas été trois ans avec Jésus. Qui voudrait parcourir les Vies de philosophes, on y trouverait plusieurs choses semblables à celle que Celse reproche à Jésus, sur le sujet de Judas, et l’on y verrait comment les pythagoriciens bâtissaient des cénotaphes à ceux qui après s’être adonnés quelque temps à la philosophie, recommençaient à vivre comme le reste des hommes. On ne dira pas pourtant que la retraite de ces déserteurs doive rien faire conclure contre la solidité de la doctrine de Pythagore, ni contre la force des raisons de ses disciples.

Le juif de Celse ajoute qu’ayant plusieurs choses à dire, touchant Jésus, qui sont toutes très véritables, mais bien éloignées du récit de ses disciples, il les passe à dessein sous silence. Quelles sont donc ces vérités qu’il passe ainsi sous silence, et qui ne sont pas conformes aux écrits des évangélistes ? Ne serait-ce point une figure de rhétorique, pour faire croire qu’il aurait grand nombre de faits constants et de preuves convaincantes à produire contre la personne et contre la doctrine de Jésus, quoiqu’en effet il ne puisse rien alléguer de véritable et de bien fondé, qui ne soit tiré des évangiles ?

Il accuse les disciples de Jésus d’avoir avancé faussement que leur maître avait prévit et prédit toutes les choses qui lui arrivèrent. Mais nous lui soutenons qu’ils n’ont rien dit en cela que de véritable : et nous le prouverons, malgré qu’il en ait, par plusieurs autres événements que notre Sauveur a prédits, comme sont les choses dont il avertit les chrétiens, des siècles entiers avant qu’elles leur dussent arriver. Qui n’admirera, par exemple, cet avertissement qu’il leur donne, Qu’ils seraient conduits à cause de lui devant les gouverneurs et devant les rois, pour servir de conviction à eux et aux peuples (Matth., X, 18) : et les autres prophéties semblables, où il déclare que ses disciples devaient être persécutés ? car, y a-t-il dans le monde quelque autre doctrine dont on punisse les sectateurs ? Y en a-t-il jamais eu, pour donner lieu aux ennemis de Jésus de pouvoir dire que, voyant combien les dogmes faux et impies étaient mal reçus, il s’est fait honneur de cela même, en prédisant ce qu’il était aisé de juger qui arriverait aux siens ? S’il fallait tirer les hommes devant les gouverneurs et devant les rois à l’occasion de quelques dogmes, il n’y en a point qu’on y dût plutôt tirer que les épicuriens, qui nient absolument la Providence, et que les péripatéticiens mêmes qui se moquent des prières et des sacrifices que l’on prétend faire à la Divinité. On me dira peut-être que les Samaritains aussi sont persécutés pour leur religion ; mais je réponds que les lois, ne permettant l’usage de la circoncision qu’aux Juifs seulement, et ceux de la secte dont nous parlons ne laissant pas de la pratiquer, ils sont condamnés à la mort, pour la marque qu’ils se font au corps, contre la défense des lois. Et l’on ne verra point qu’un juge, lorsqu’il interroge quelqu’un de ces prétendus dévots, lui donne le choix, ou d’être conduit au supplice en persévérant dans sa religion, ou de se faire absoudre en l’abandonnant. Dès là qu’on les voit circoncis, il n’en faut pas davantage pour leur faire leur procès sur-le-champ. Il n’y a que les chrétiens qui, suivant cette prédiction de leur Sauveur, Vous serez conduits à cause de moi devant les gouverneurs et devant les rois (Matth., X, 18), soient pressés jusqu’au dernier soupir par leurs propres juges de renoncer au christianisme et de se procurer la liberté et le repos en faisant les sacrifices et les serments que les autres font. Voyez encore avec quelle autorité Jésus disait : Quiconque me confessera et me reconnaîtra devant les hommes, je le reconnaîtrai aussi devant mon père qui est dans le ciel ; et quiconque me renoncera devant les hommes, etc. (Matth., X, 32). Remontez un peu par la pensée jusqu’au temps auquel Jésus parlait ainsi ; et considérez que ce qu’il prédisait n’était pas encore arrivé. Il vous peut venir dans l’esprit qu’il ne mérite aucune créance ; que ses discours ne sont que des paroles en l’air, et que sa prédiction demeurera sans effet. Mais si, suspendant votre jugement, vous différez à recevoir sa doctrine, que vous voyiez l’accomplissement de sa prophétie, vous direz sans doute en vous-même : Si les discours de Jésus se trouvent véritables, et que, suivant sa prédiction, les gouverneurs et les rois entreprennent la ruine de ceux qui feront profession d’être ses disciples, nous croirons alors qu’il avait reçu de Dieu un pouvoir aussi grand qu’il le fallait pour répandre sa doctrine dans le monde, et qu’il n’a parlé comme il a fait, qu’étant assuré qu’il n’y aurait point d’obstacles qu’elle ne surmontât. Qui pourrait, sans les mêmes mouvements d’admiration, se remettre devant les yeux Jésus prédisant alors, Que son Évangile serait prêché dans tout le monde pour servir de conviction aux rois et aux peuples (Matth., XXIV, 14), et voir ensuite cet Évangile effectivement prêché par toute la terre, aux Grecs et aux Barbares, aux savants et aux ignorants ? Car il n’y a point de sortes de personnes à qui cette prédication n’ait fait sentir sa vertu ; il n’y a point de condition dans le monde, qui ait pu exempter les hommes de se soumettre à sa doctrine de Jésus. Que le juif de Celse, qui refuse de croire que Jésus eut prévu toutes les choses qui lui arrivèrent, considère comment la ville de Jérusalem subsistant encore, et les Juifs y faisant toutes les cérémonies de leur religion, Jésus prédit ce qu’elle devait éprouver par les armes des Romains. On ne dira pas que ceux avec qui il avait vécu et qui avaient été ses plus familiers auditeurs, se soient contentés d’enseigner de vive voix les choses qui font la matière des évangiles, sans laisser par écrit à leurs disciples ce qu’ils avaient à leur apprendre sur le sujet de Jésus. C’est dans ces écrits, qui nous ont été laissés par eux, qu’on lit ces paroles : Quand vous verres les armées environner Jérusalem, sachez que sa désolation est proche (Luc., XXI, 20). Il n’y avait alors autour de Jérusalem aucune armée qui l’assiégeât ou qui la bloquât. Ce fut sous l’empereur Néron que les Romains commencèrent à l’attaquer, et ils ne la prirent que sous l’empire de Vespasien, dont le fils, Titus, la ruina de fond en comble, à cause de la mort de Jacques le juste, frère de Jésus, nommé Christ selon la pensée de Josèphe ; mais selon la vérité, à cause de la mort de Jésus, le Christ de Dieu.

Celse pouvait au reste en user sur le sujet des prédictions de Jésus, comme il en a usé sur le sujet de ses miracles. Il pouvait avouer ou du moins nous accorder que Jésus avait prévu les choses qui lui arrivèrent, et faire semblant ensuite de traiter cela de bagatelle, comme il a voulu faire passer les miracles pour des illusions. Il n’avait qu’à dire que l’art de connaître l’avenir par des présages n’est pas un si grand secret, qu’il n’y ait eu plusieurs personnes à qui la science des augures ou celle des auspices, les entrailles d’une victime ou les figures d’un horoscope, aient appris ce qui leur devait arriver. Mais il n’a pas voulu faire cet aveu, comme le jugeant d’une plus grande importance que l’autre, par lequel il reconnaît en quelque sorte, que Jésus a fait des miracles ; quoiqu’il tâche en même temps de les rabaisser de la manière que nous avons dit. Cependant Phlégon, dans le treizième ou quatorzième livre de ses Chroniques, si je ne me trompe, attribue à Jésus-Christ la connaissance de quelques événements à venir ; et bien que par méprise il mette Pierre au lieu de Jésus, il rend pourtant témoignage à celui qui avait fait la prédiction que les choses étaient arrivées comme il les avait prédites. En quoi il demeure d’accord, comme malgré lui, que les premiers auteurs de la doctrine que nous professons, ayant ainsi prévu des événements éloignés, ont dû être remplis d’une vertu divine.

Celse dit encore, Que les disciples de Jésus ne pouvant déguiser une chose trop publique, se sont du moins avisés de dire que leur maître avait tout prévu. Mais il faut ou connaître fort mal nos auteurs, on ne leur vouloir pas rendre justice, pour douter de leur sincérité, qui paraît en ce qu’ils rapportent de si bonne foi ; cette prédiction de Jésus à ses disciples : Je vous serai à tous cette nuit une occasion de scandale (Matth., XXVI, 31) ; ce qui arriva effectivement : et cette autre encore qu’il fit à Pierre et qui ne se trouva pas moins véritable : Avant que le coq chante, tu me renonceras trois fois (Vers. 34). Car s’ils n’eussent pas été sincères et qu’ils eussent été d’humeur à nous déguiser la vérité, comme Celse les en soupçonne, ils n’eussent jamais parlé ni du renoncement de Pierre, ni du scandale des autres disciples. Qui aurait pu alors nous le reprocher ? Ce sont des aventures qui ne sont connues que par le récit qu’ils en font : et il semble que la prudence les devait obliger à de le point faire, puisqu’ils voulaient que leurs écrits apprissent aux hommes à mépriser la mort pour la profession du christianisme. Mais comme ils savaient avec quelle force la doctrine de l’Évangile agirait sur les cœurs, ils savaient aussi que ces exemples perdraient, je ne sais comment, ce qu’ils avaient de contagieux ; et ils n’ont pas craint qu’on s’en fit un prétexte de révolte.

Il n’y a rien de plus ridicule que ce qu’il ajoute, que les disciples de Jésus n’ont écrit cela que pour mettre son honneur à couvert. C’est, dit-il, comme si pour prouver qu’un homme est juste, on faisait voir qu’il commet des injustices ; que, pour prouver qu’il est modéré, on fit voir qu’il est coupable d’un meurtre ; que, pour prouver qu’il est immortel, on fit voir qu’il est mort : et qu’on nous voulût payer de cette raison, qu’il avait prédit toutes ces choses. On voit d’abord combien ses exemples sont mal appliqués ; car il n’y a aucun inconvénient à dire que Jésus, ayant entrepris de se proposer lui-même aux hommes pour un modèle qui leur apprit comment il faut vivre, il ait aussi voulu leur montrer comment il faut mourir, quand c’est un devoir de piété. Ajoutez à cela que la mort qu’il a soufferte pour les hommes a été une chose utile à tout l’univers, comme nous l’avons fait voir dans notre premier livre. Celse s’imagine que c’est lui donner gain de cause, bien loin de répondre à ses objections, que d’avouer, de quelque manière que ce soit, la passion de Jésus ; mais il ne se l’imagine que faute de savoir les profonds mystères que Saint Paul nous y découvre, et les diverses prédictions que les prophètes nous en ont laissées dans leurs écrits. Il ne sait pas non plus qu’il y a quelque hérétique qui a soutenu que Jésus n’a pas souffert réellement, mais qu’il n’a souffert qu’en apparence. S’il le savait, il ne dirait pas : Vous ne prétendez point que sa passion n’ait été qu’une vaine apparence, qui ait trompé les yeux des impies ; mais vous confessez sans détour qu’il a effectivement souffert. Pour nous, nous n’avons garde de dire que Jésus-Christ n’a souffert qu’en apparence, de peur qu’il ne suive de là qu’il n’est ressuscité qu’en apparence non plus. Car qui est mort véritablement, il faut que, s’il est ressuscité, il soit ressuscité véritablement aussi ; mais qui n’est mort qu’en apparence, il ne peut être ressuscité véritablement. Je sais que les incrédules se moquent de cette résurrection de Jésus-Christ ; et c’est pour cela que je leur veux alléguer ici ce que Platon écrit (Plat., liv. X, de la Républ.) touchant Er, fils d’Arménius, qui, au boni de douze jours, se releva de son bûcher, et raconta ce qu’il avait vu parmi les morts. L’histoire qu’Héraclide fait de cette femme, qui demeura si longtemps sans aucun signe de respiration, peut aussi avoir son usage en cet endroit, puisque c’est à des incrédules que nous avons affaire ; et nous y pouvons encore joindre ce qu’on dit de plusieurs autres personnes qui sont sorties que Jésus disait lui-même dans l’Évangile selon Saint Jean : Nul ne m’ôte mon âme mais c’est de moi-même que je la quitte : j’ai le pouvoir de la quitter, et j’ai le pouvoir de la reprendre (Jean, X, 18). Il se peut faire que ce que l’âme se hâta de sortir du corps, ce fut pour le conserver et pour empêcher qu’on ne lui rompit les jambes, comme on les rompit aux deux voleurs qui étaient crucifiés avec Jésus. Car les soldats rompirent les jambes du premier et de l’autre qui était aussi crucifié avec lui ; mais étant tenus à Jésus et voyant qu’il était mort, ils ne lui rompirent point les jambes (Jean, XIX, 32). Ainsi, nous avons répondu à cette partie de l’objection de Celse : Comment nous persuaderez-vous qu’il l’ait prédit ? A l’égard de cette autre : Comment nous ferez-vous croire qu’un mort soit immortel ? nous disons à qui le voudra entendre, que ce n’est pas celui qui est mort qui est immortel, mais celui qui est ressuscité d’entre les morts. Et non seulement ce n’est pas le mort qui est immortel ; ce n’est pas même ce Jésus non encore mort, composé de deux natures, et qui devait mourir ; car un homme qui doit mourir n’est pas immortel ; pour être immortel, il faut n’être plus sujet à la mort. Et nous savons que Jésus-Christ, étant ressuscité d’entre les morts, ne mourra plus, et que la mort n’a plus désormais d’empire sur lui : quoi qu’en puissent dire ceux qui ne sont pas capables de le comprendre (Rom., VI, 9).

C’est avec aussi peu de raison que Celse dit : Quel dieu, quel démon, quel homme sage, sachant que de telles choses lui devaient arriver, n’aurait pas fait ce qu’il aurait pu pour s’en garantir, au lieu de se laisser surprendre par des malheurs qu’il aurait prévus ? Socrate savait bien qu’il mourrait en buvant la ciguë ; et s’il eut voulu croire Criton, il se fût sauvé des prisons pour éviter la mort. Mais il ne jugea pas le devoir faire, et il aima mieux mourir en philosophe que de se conserver la vie par des moyens indignes d’un philosophe. Léonidas, chef des Lacédémoniens, savait bien aussi qu’il allait mourir aux Thermopyles avec ceux qui le suivaient ; mais bien loin de préférer sa vie à son honneur, Dînons, leur dit-il, comme des gens qui doivent souper dans les enfers. On trouverait plusieurs autres histoires semblables, si l’on voulait se donner la peine de les ramasser. Et faut-il s’étonner que Jésus n’ait pas évité des maux qu’il avait prévus, puisque Saint Paul, son disciple, ayant été averti de ce qui lui devait arriver à Jérusalem, alla bien affronter le danger qui l’y menaçait, et blâma les larmes de ceux qui le voulurent détourner de son dessein (Act., XXI, 12) ? Combien même y en a-t-il eu parmi nous qui, se voyant près de mourir pour la profession du christianisme, et sachant que, s’ils y renonçaient, on les remettrait en liberté et en la jouissance de leurs biens, ont méprisé leur vie et se sont volontairement abandonnés à la mort pour la piété ?

La pensée de Celse n’est pas plus juste quand il fait dire à son Juif : S’il avait prédit et la trahison de l’un et le renoncement de l’autre, comment celui-ci a-t-il osé le renoncer et celui-là le trahir ? Ne devaient-ils pas, tous deux, le craindre comme un Dieu, et ne lui point faire ces injures ? Mais cet homme si éclairé ne voit pas qu’il y a de la contradiction en ce qu’il pose : car si Jésus, étant Dieu, avait prévu ces événements et que sa prévision ne pût être fausse, il était impossible que celui dont il avait prévu la trahison ne le trahit, et que celui dont il avait prévu le renoncement ne le renonçât. S’il en avait pu arriver autrement et qu’il eût pu se faire qu’après en avoir été avertis, l’un ne l’eût pas trahi, et l’autre ne l’eût pas renoncé, il n’aurait pas dit la vérité lorsqu’il déclara que l’un le trahirait et que l’autre le renoncerait. Mais s’il prévit que Judas le trahirait, il prévit aussi la méchanceté qui l’y devait obliger, dont cette prévision ne pouvait pas entièrement changer la nature ; s’il connut de même que Pierre le renoncerait, c’est qu’il connaissait la faiblesse qui en serait la cause, sans qu’une telle connaissance y pût remédier si promptement. Que veut dire le juif quand il ajoute qu’ils le trahirent pourtant et le renoncèrent, sans se soucier de lui ? Nous avons déjà fait voir combien il s’en faut que cela ne soit vrai à l’égard de Judas, qui le trahit ; et il n’est pas moins aisé d’en faire voir la fausseté à l’égard de Pierre, qui, après l’avoir renoncé, sortit dehors et pleura amèrement (Matth., XXVI, 75).

Ce qui suit est de même force que le reste : Si un homme découvre les embûches qu’on lui dresse et le fait connaître à ceux qui les lui dressaient, il les en détourne et les fait changer de pensée. Car on a vu souvent qu’on ne s’est point rebuté de dresser des embûches à des personnes qui s’en étaient aperçues. Enfin, pour conclusion, il raisonne de cette sorte : Il ne faut donc pas s’imaginer que ces choses soient arrivées parce qu’il les avait prédites ; cela ne se peut. De ce qu’elles sont arrivées, on doit conclure au contraire qu’il est faux qu’il les eût prédites : car il est impossible que des gens qui auraient été avertis, fussent encore capables de trahir et de renoncer. Mais ayant détruit ses principes, nous avons, par même moyen, détruit sa conséquence : Qu’il ne faut pas croire que ces choses soient arrivées parce qu’il les avait prédites. Nous disons qu’elles sont arrivées comme étant possibles, et que, puisqu’elles sont arrivées, il paraît que la prédiction était véritable ; car c’est par l’événement qu’on juge de la vérité des choses à venir. C’est donc sans nul fondement que Celse conclut qu’il est faux qu’elles eussent été prédites, et qu’il est impossible que des gens qui auraient été avertis, fussent encore capables de trahir et de renoncer.

Voyons maintenant ce qu’il ajoute : Puisqu’il était Dieu, dit-il, et qu’il avait prédit ces choses, il fallait nécessairement qu’elles arrivassent. Un Dieu donc aura fait des impies et des scélérats, de ses disciples et de ses prophètes, avec qui il vivait dans la plus étroite familiarité, lui qui devait faire du bien à tout le monde, mais particulièrement à ceux qui mangeaient à sa table. A-t-on jamais ouï dire que des hommes, qui eussent ensemble une pareille liaison, se soient mutuellement dressé des embûches ? Mais voici un Dieu, que les droits de l’hospitalité ne peuvent mettre à couvert de celles des hommes ; et, ce qui est de plus étrange, un Dieu qui vient en dresser lui-même à ses plus intimes amis, dont il fait des traîtres et des lâches. Comme vous voulez que je suive Celse pied à pied, et que vous ne me permettez pas même de passer par-dessus ce qui me semble le plus digne de mépris dans ses objections, il faut bien que je réponde encore à celle-ci. Je dis donc que Celse s’imagine que quand une chose a été divinement prédite, elle n’arrive qu’en vertu de la prédiction. Mais nous, qui sommes d’un autre sentiment, nous ne croyons pas que celui qui prédit la chose, soit cause qu’elle arrive, parce qu’il a prédit qu’elle arriverait : nous croyons au contraire que la chose devant arriver, soit qu’on la prédise, ou qu’on ne la prédise pas, c’est elle qui donne occasion de la prédire à celui qui connaît l’avenir. Et il faut que celui qui prédit quelque événement, ait tout ceci dans la pensée : Telle chose pouvant arriver, ce sera telle autre qui arrivera ; car nous ne prétendons nullement que les prophètes ôtent, ce qu’ils prédisent, la possibilité d’arriver ou de n’arriver pas ; comme s’ils disaient : telle chose arrivera nécessairement et il est impossible qu’elle arrive d’une autre manière. Ce n’est que sous cet égard de possibilité qu’on a pu prévoir des choses du nombre de celles qui dépendent de la volonté de l’homme, telles qu’il s’en trouve des exemples, et dans l’Écriture sainte, et dans les histoires des Grecs. Selon les principes de Celse, ce raisonnement que les logiciens appellent vaine subtilité, ne serait pas un sophisme, bien que c’en soit un, dans les règles de la droite raison. Pour faire mieux entendre ce que je dis, je vais produire, de l’écriture, l’exemple des prophéties qui s’y trouvent, touchant Judas, conformes à la prédiction de notre Sauveur ; et tirer, des histoires grecques, l’exemple de l’oracle rendu à Laïus ; car je yeux bien supposer ici que cet oracle soit véritable, cela ne pouvant faire aucun tort à mon sujet. Voyez le psaume CVIII où il est dit d’abord, en la personne de notre Sauveur, parlant de Judas : Ô Dieu, ne retiens pas ma gloire dans le silence, car le méchant et le perfide ont ouvert la bouche contre moi (Ps. CIX, 1) : et considérez, dans toute la suite, que si la trahison de Judas y est marquée, il y est marqué aussi qu’elle aurait sa cause en lui-même, et qu’il se rendrait digne de toutes les malédictions qui lui sont dénoncées pour ses crimes. Qu’elles tombent sur lui, dit le prophète, parce qu’il a négligé les œuvres de miséricorde, et qu’il a persécuté l’homme pauvre et accablé de misère (Vers. 16). Il pouvait donc ne pas négliger les œuvres de miséricorde, et ne pas persécuter celui qu’il a persécuté. C’est parce qu’il l’a fait, quoiqu’il put ne le pas faire, c’est par la trahison dont il s’est rendu coupable, qu’il a mérité toutes les imprécations de ce psaume. L’oracle de Laïus, que j’allègue en faveur des Grecs, se trouve dans les tragédies d’un ancien poète, soit qu’il en rapporte les propres termes, ou qu’il en substitue d’équivalents :

« Ne cherche point malgré la destinée,
A voir chez lui les doux fruits d’hyménée
Ils te seront un funeste poison.
Par les mains de celui qui te devra la vie,
La tienne le sera ravie,
Et l’on verra de sang regorger la maison.
(EURIP. dans les Phéniciennes). »

Nous supposons que celui qui parle, avait la connaissance de l’avenir : et ce qu’il dit fait voir clairement qu’il ne tenait qu’a Laïus de s’empêcher d’avoir un fils ; mais qu’à moins qu’il ne s’en empêchât, sa famille allait devenir le théâtre des aventures tragiques d’Œdipe, de Jocaste, et de leurs enfants. Pour ce qui est de ce que l’on nomme vaine subtilité, c’est cette espèce de sophisme qui se voit dans l’exemple du malade à qui l’on fait ce raisonnement captieux, pour le détourner d’appeler le médecin : si vous êtes destiné à relever de cette maladie, vous en relèverez, soit que vous appeliez le médecin, ou que vous ne l’appeliez pas ; mais si vous êtes destiné à n’en pas relever, vous n’en relèverez point, soit que vous appeliez le médecin, ou que vous ne l’appeliez pas ; soit donc que vous soyez destiné à relever de cette maladie, ou que vous soyez destiné à n’en pas relever, ce sera inutilement que vous appellerez le médecin. A cette manière de raisonner, on en oppose assez plaisamment une autre toute pareille : Si vous êtes destiné à avoir des enfants, vous en aurez, soit que vous preniez une femme, ou que vous n’en preniez pas ; mais si vous êtes destiné à n’avoir point d’enfants, vous n’en aurez point, soit que vous preniez une femme ou que vous n’en preniez pas ; soit donc que vous soyez destiné à avoir des enfants, ou que vous soyez destiné à n’en point avoir, ce sera inutilement que vous prendrez une femme. Car comme, dans ce dernier exemple, il est absurde de conclure que c’est inutilement qu’on prend une femme, puisqu’à moins que d’en prendre il est impossible d’avoir des enfants : dans l’autre, tout de même, si c’est par le secours du médecin qu’on doit relever de la maladie, il est faux qu’il soit inutile d’appeler le médecin ; bien loin d’être inutile, il est absolument nécessaire de l’appeler. Voilà ce que j’ai été obligé de dire pour répondre à cette subtile objection de Celse ; Puisqu’il était Dieu, et qu’il avait prédit ces choses, il fallait nécessairement qu’elles arrivassent. Si par son nécessairement, il entend une nécessité de contrainte, nous lui nions ce qu’il avance ; car il était possible que la chose n’arrivât pas : mais s’il n’entend que la certitude de l’événement, laquelle n’ôte point à la chose cette possibilité de ne pas arriver, cela ne fait rien contre nous ; et l’on n’en saurait inférer que Jésus soit la cause de la lâcheté de l’un, et de la perfidie de l’autre, pour avoir prédit à celui-ci qu’il le trahirait, et à celui-là qu’il le renoncerait : car si Jésus, parlant de Judas, dit entre autres choses : Celui qui met avec moi la main dans le plat, me doit trahir (Matth. XXVI, 23), c’est que connaissant cette méchante âme, lui qui, selon nous, connaissait ce qui était dans l’homme, il vit bien que le respect qu’un disciple doit à son maître n’y était pas assez solidement établi, pour résister aux suggestions de l’avarice (Jean, II, 25).

Voyez encore s’il y a rien de plus vain, ni de plus manifestement faux, que ce que Celse dit : Que c’est une chose inouïe que des hommes qui mangent à même table se dressent mutuellement des embûches, et que si les hommes ne t’en dressent point, en de pareilles circonstances, il était encore moins vraisemblable qu’un Dieu en dût craindre de la part de ceux avec qui il vivait dans une si étroite société. Car qui ne sait qu’il y a une infinité de personnes qui, ayant entre elles ces sortes de liaisons, n’ont pas laissé pour cela de se dresser des embûches les unes aux autres ? Les histoires des Grecs et des Barbares sont pleines de pareils exemples ; et c’est le reproche que ce poète de Paros, si connu par ses vers ïambiques, faisait autrefois à Lycambe : « Les droits sacrés de la table et du sel Devraient te faire abhorrer ton parjure. (Archiloque.) »

Si l’on veut avoir une plus ample confirmation de cette vérité, il ne faut que s’adresser à ceux qui s’appliquent à la science de l’histoire, et qui, pour s’y donner tout entiers, négligent une étude plus nécessaire, par laquelle ils apprendraient à bien vivre. Après cela, comme si tout ce qu’il dit était des démonstrations auxquelles il n’y eût rien à répliquer, il ajoute : Et ce qui est de plus étrange, voici un Dieu qui dresse lui-même des embûches à ses plus intimes amis, dont il fait des traîtres et des lâches. Mais si vous lui demandez d’où il paraît que Jésus ait dressé des embûches à ses disciples, ou qu’il en ait fait des traîtres et des lâches, il ne vous en saurait donner d’autres preuves que sa prétendue conséquence, dont les moins éclairés peuvent aisément montrer la nullité.

Il dit ensuite : S’il n’a souffert que parce qu’il l’avait ainsi résolu, pour obéir à son Père, il est évident qu’étant Dieu, exempt de contrainte, rien de tout ce qu’on lui a fait par sa propre volonté n’a dû lui causer ni peine ni douleur. Mais il ne voit pas que ce qu’il pose, se contredit manifestement : car si, comme il l’avoue, Jésus a souffert, parce qu’il l’avait ainsi résolu, pour obéir à son Père, nous n’en demandons pas davantage ; Jésus a souffert : et s’il a souffert, il est impossible que ceux qui l’on fait souffrir ne lui aient causé de la douleur, la souffrance n’étant pas une chose agréable. Si rien de tout ce qu’on lui a fait par sa propre volonté n’a dû lui causer ni peine ni douleur, comment Celse avoue-t-il qu’il a souffert ? Ce qui le trompe, c’est qu’il ne considère pas que Jésus ayant voulu naître de la même manière que nous naissons, le corps qu’il a pris en naissant a dû nécessairement être susceptible des mêmes peines et de la même douleur que les nôtres : si par les peines et par la douleur on entend des choses fâcheuses à la nature. Comme donc il a voulu prendre une chair qui n’eût pas de différence essentielle d’avec celle des autres hommes, il l’a voulu prendre aussi avec toutes les faiblesses et toutes les incommodités auxquelles elle est sujette, de sorte que l’ayant une fois prise, il n’a plus été en son pouvoir de s’exempter de douleur, et ses ennemis ont eu celui de lui en causer. Il aurait bien pu s’empêcher de tomber entre leurs mains, comme nous l’avons fait voir ci-dessus, mais sachant combien la mort qu’il devait souffrir pour les hommes serait utile à tout l’univers, comme nous l’avons aussi prouvé, il se présenta volontairement à ceux qui venaient pour le prendre.

Celse continue : et pour montrer que ce que Jésus souffrait lui causait une douleur qu’il ne pouvait faire qui ne fût pas douleur, il ajoute : Pourquoi donc fait-il de telles plaintes et de telles lamentations, et pourquoi souhaite-t-il d’être délivré de cette mort qui faisait le sujet de sa crainte, s’exprimant ainsi, à peu près : Ô mon Père, s’il se pouvait que ce calice s’éloignât de moi ? C’est encore ici un trait de la malignité de Celse. Au lieu de reconnaître la sincérité des évangélistes, qui pouvaient passer sous silence tout ce qui sert de prétexte à ses reproches, mais qui ne l’ont pas voulu faire pour une infinité de raisons qu’on en donnerait, s’il était question d’expliquer les Évangiles, il abuse de ce qu’ils disent ; et, pour avoir lieu de déclamer, il y mêle des choses qu’ils ne disent point. Car ils n’ont jamais parlé des lamentations qu’il veut que Jésus ait faites. Il rapporte bien, quoiqu’en des termes un peu différents, la prière que Jésus faisait à son Père : Mon Père, que ce calice s’éloigne de moi, s’il est possible (Matth., XXVI, 39) ; mais il ne rapporte point ce qui suit, où l’obéissance de Jésus et sa fermeté paraissent si visiblement : Qu’il en soit pourtant, non selon ma volonté, mais selon la tienne. Et il ne fait pas semblant non plus d’avoir lu ces autres paroles, où notre Sauveur achève défaire voir que, sur l’arrêt de sa passion, il était pleinement résigné à la volonté de son Père : Si ce calice ne peut passer sans que je le boive, que ta volonté soit faite (Matth., XXVI, 42). Celse imite en cela ces malheureux qui, faisant une ouverte profession d’impiété, tournent en un mauvais sens les passages de l’Écriture. Ils ont bien remarqué qu’elle dit, Je ferai mourir (Deut. XXXII, 39), et ils nous le reprochent souvent ; mais ils ne se souviennent nullement qu’elle ajoute : Je ferai vivre, pour montrer, par ces deux expressions jointes ensemble, que si Dieu fait mourir ceux qui vivent dans l’iniquité et qui ne sont au monde que pour la ruine publique, il leur rend une vie beaucoup meilleure, et telle qu’il la donne à ceux qui meurent au péché. Ils ont bien encore pris garde qu’elle dit : Je frapperai (Is., LVII, 17. et 18) : mais ils ne voient pas qu’elle ajoute : Je guérirai ; nous représentant Dieu comme un médecin qui fait de grandes et de douloureuses incisions à son malade, non dans le dessein de le défigurer ou de lui faire du mal, mais pour lui arracher du corps ce qui empêche sa guérison, et pour rétablir sa santé, qui est ce qu’il a en vue. Ils ne lisent pas non plus tout d’une suite : C’est lui qui fait la plaie, et c’est lui qui la consolide (Job, V, 18) ; mais ils s’arrêtent à ces premières paroles : C’est lui qui fait la plaie. Celse, ou son juif, tout de même, se contentant de faire dire à Jésus : Ô mon Père, s’il se pouvait que ce calice s’éloignât de moi ; il supprime ce qui suit, où Jésus témoigne sa résignation et sa constance. Il y aurait ici beaucoup de choses à dire, qu’on puiserait dans la sagesse de Dieu, et qui seraient propres pour ceux que saint Paul nomme parfaits : Nous prêchons, dit-il, la sagesse aux parfaits (I Cor., II, 6). Mais il faut réserver cela pour une autre occasion, et se contenter maintenant de toucher en deux mots ce qui fait notre sujet.

Nous avons déjà remarqué ci-dessus que Jésus disait quelquefois des choses qu’il fallait rapporter à ce premier-né de toutes les créatures, qui était en lui, (Col., I, 15), comme par exemple : Je suis la voie, la vérité et la vie (Jean, XIV, 6), et les autres semblables ; et qu’il en disait aussi quelquefois qui se devaient rapporter à l’homme qui paraissait au dehors, comme : Mais maintenant, vous cherches à me faire mourir, moi qui suis un homme qui vous ai dit la vérité, telle que je l’ai apprise de mon Père (Jean, VIII, 40). Dans cette rencontre, où il parle en tant qu’homme, il fait voir et la faiblesse de la chair humaine et la promptitude de l’esprit. La faiblesse de la chair, lorsqu’il dit : Mon Père, que ce calice s’éloigne de moi, s’il est possible ; la promptitude de l’esprit, quand il ajoute : Qu’il en soit pourtant non selon ma volonté, mais selon la tienne. Et s’il faut faire considération de l’ordre de ses paroles, voyez de quelle sorte il commence par ce qui était, pour ainsi dire, un effet de la faiblesse de la chair, et comment il finit par les mouvements de l’esprit, qui sont même en plus grand nombre ; car au lieu qu’il ne dit qu’une fois, Mon Père, que ce calice s’éloigne de moi, s’il est possible, il ne se contente pas de dire, Qu’il en soit pourtant, non selon ma volonté, mais selon la tienne ; il ajoute encore, Mon Père, si ce calice ne peut passer sans que je le boive, que ta volonté soit faite. Il faut remarquer de plus qu’il ne dit pas absolument. Que ce calice s’éloigne de moi, mais qu’il s’exprime ainsi, d’une manière pleine de piété et de retenue : Mon Père, que ce calice s’éloigne de moi, s’il est possible. Je pourrais encore expliquer ce passage comme je sais qu’il y en a qui l’expliquent : c’est que notre Sauveur voyant quels malheurs allaient fondre sur la ville de Jérusalem et sur toute la nation des Juifs, pour punition des outrages qu’ils lui feraient, a tant de bonté pour ce misérable peuple, que le désir de le conserver est le seul motif qui lui fait dire, Mon Père, que ce calice s’éloigne de moi, s’il est possible ; comme s’il disait : Puisqu’on buvant ce calice de souffrances, je dois être cause que tout un peuple perdra ta faveur, je te prie que ce calice s’éloigne de moi, s’il est possible, afin que les mauvais traitements qu’on me fera ne te donnent pas lieu d’abandonner tout à fait ton héritage. S’il était vrai, au reste, comme Celse le voudrait, que ce qu’on fit alors à Jésus n’eût dû lui causer ni peine ni douleur, comment ceux qui sont venus après lui auraient-ils pu le proposer en exemple aux autres hommes, pour les obliger à souffrit les maux qui accompagnent la piété, puisqu’il n’aurait point souffert comme eux, et que toute sa passion n’aurait été qu’une apparence trompeuse.

Le juif accusant toujours d’imposture les disciples de Jésus : Vous nous débitez des fables, leur dit-il, mais vous ne savez pas seulement leur donner de la vraisemblance. Je réponds à cela que si les disciples de Jésus eussent voulu user de déguisement, le plus court eût été de ne rien dire du tout de ce qu’on lui reproche. Car qui aurait pu nous objecter le discours qu’il tint dans le temps de son abaissement, si les évangiles ne nous les avaient conservés ? Celse ne prend pas garde qu’on ne peut attribuer aux mêmes personnes de s’être laissé séduire sur le fait de Jésus en le prenant pour un Dieu et pour celui qui avait été promis par les prophètes, et d’avoir été convaincues en leur conscience que ce qu’elles disaient de lui n’était autre chose que des fables dont elles étaient elles-mêmes les inventeurs. Il faut ou qu’elles n’aient point inventé ce qu’elles ont écrit, mais qu’elles aient dit sincèrement ce qu’elles crevaient véritable, ou que, si ce qu’elles ont écrit sont des fables de leur invention, elles ne se soient point laissé séduire sur le fait de Jésus et ne l’aient point pris pour un Dieu.

Il dit après cela qu’il y en a parmi nos fidèles qui, comme des gens à qui le vin fait faire des violences contre eux-mêmes, se portent à changer le premier texte de l’Évangile en trois ou quatre façons différentes, et autant de fois qu’ils le jugent à propos, afin qu’à la faveur de ces changements ils puissent nier les choses qu’on leur objecte. Pour moi, je n’en connais point d’autres qui entreprennent de changer le texte de l’Évangile que les disciples de Marcion et de Valentin, et ceux de Lucien aussi, à ce que je crois. Mais cette entreprise ne doit pas être imputée à la religion chrétienne : c’est le crime particulier de ceux qui ont l’audace d’altérer ainsi les Écritures. Et comme ce serait blesser l’équité que de reprocher à la philosophie les fraudes des sophistes elles faux dogmes, soit des épicuriens, soit des péripatéticiens, soit de telle ou telle autre secte où il s’en rencontre, il ne serait pas juste non plus de vouloir que le vrai christianisme fut responsable de la témérité de ceux qui corrompent les évangiles et qui donnent la naissance à des hérésies contraires à la doctrine de Jésus-Christ.

Mais puisque Celse fait encore faire par son juif un nouveau procès aux chrétiens sur l’usage qu’ils font des prédictions qui se trouvent pour Jésus dans les prophètes, il faut ajouter ici à ce que nous en avons déjà dit, que lui, qui veut qu’on le croie si soigneux d’instruire les hommes, devait se donner la peine de rapporter ces prophéties, avec l’explication des chrétiens, pour montrer ensuite par ce qu’il aurait jugé le plus convaincant que, quelque vraisemblable qu’elle paraisse, elle n’a pourtant rien de solide. Du moins n’aurait-il pas semblé qu’avec trois ou quatre petits mots il eût cru pouvoir décider en sa faveur une question de cette importance. Et comme il dit qu’il y a une infinité de personnes à qui l’on peut appliquer les prophéties avec beaucoup plus de vraisemblance qu’à Jésus, il était d’autant plus obligé de faire ferme sur cet article, qui étant un article capital et la plus forte démonstration des chrétiens, méritait bien qu’il s’y arrêtât, et qu’il fit voir sur chacune de ces prophéties en particulier, comment on peut l’appliquer à d’autres personnes avec beaucoup plus de vraisemblance qu’à Jésus. Mais Celse ne s’est pas même aperçu que ce qui aurait peut-être quelque couleur, étant dit contre les chrétiens par un homme qui rejetterait les écrits des prophètes, n’en avait aucune dans la bouche de son juif : car un juif ne demeurera jamais d’accord qu’il y ait une infinité de personnes à qui l’on puisse appliquer les prophéties avec beaucoup plus de vraisemblance qu’à Jésus. Il expliquera les passages à sa manière, s’efforçant de réfuter sur chacun l’explication des chrétiens, et s’il n’établit solidement ce qu’il avance, il tâchera du moins de le faire.

C’est une remarque que nous avons déjà faite ailleurs, que les prophètes parlent de deux venues du Christ : ainsi nous pouvons maintenant nous dispenser de répondre à ce que le juif dit ici : Que les prophètes parlent de celui qui devait venir comme d’un grand prince et d’un redoutable conquérant, qui devait être le maître de toute la terre et le roi de tous les peuples. Ce qu’il ajoute : Mais qu’ils n’ont point parlé d’une telle peste, est sans doute un effet de la bile judaïque ; et le juif ne pouvait jamais mieux jouer son personnage qu’en disant ainsi des injures à Jésus sans les appuyer ou du moins les colorer d’aucune preuve. Je défie et les Juifs, et Celse, et le monde tout entier avec eux, d’en alléguer qui justifient qu’on puisse donner le nom de peste à un homme qui relire tant de personnes de l’abîme des vices, pour les faire vivre conformément à la nature, dans la pratique de la tempérance et de toutes les autres vertus.

C’est avec la même témérité que Celse dit que ce n’est point là le caractère d’un Dieu ni d’un Fils de Dieu ; qu’il n’y a personne qui le put reconnaître à des marques si dignes de mépris, et qu’on ne le prendra jamais pour tel sur la foi de quelques interprétations forcées. Il devait donc rapporter ces interprétations forcées et ces marques si dignes de mépris avec ce qu’il avait à dire contre les unes et contre les autres, afin que si ses objections méritaient qu’on y répondît, les chrétiens se missent en devoir de le faire. Ce qu’il voulait, au reste, qu’il arrivât à Jésus pour faire paraître sa grandeur lui est effectivement arrivé, et c’est un fait d’une vérité évidente, quoi que Celse ne la veuille pas voir. Il fallait, dit-il, qu’il en fût du Fils de Dieu comme du soleil qui faisant découvrir toutes choses par sa lumière, fait qu’on le découvre lui-même le premier. Aussi pouvons-nous dire que c’est ce qu’a fait Jésus. On a vu de son temps fleurir la justice et abonder la paix (Ps. LXXII, 7). Témoin cette paix profonde qui accompagna et qui suivit sa naissance ; Dieu qui roulait préparer les nations à recevoir la doctrine de son Fils, les ayant toutes assujetties à l’empire romain, de peur que le peu de liaison qu’ont entre eux des peuples qui vivent sous divers princes ne fût un obstacle aux apôtres de Jésus dans l’exécution de l’ordre qu’il leur avait donné d’aller instruire toutes les nations (Matth., XXVIII, 19). Tout le monde sait qu’il naquit sous l’empereur Auguste qui, ayant soumis à sa domination la plus grande partie des hommes, les avait comme ramassés en un seul corps. Il y avait encore un autre inconvénient à craindre pour les apôtres, si la terre, qu’ils devaient remplir de la doctrine de Jésus, avait été partagée en plusieurs états différents : c’est que les hommes ne fussent obligés de prendre les armes et de se faire la guerre les uns aux autres pour les intérêts de leur patrie ; car il en était ainsi arrivé dans tous les siècles qui avaient précédé celui d’Auguste, et les démêlés des Athéniens avec les peuples du Péloponnèse doivent servir d’exemple de ce qui se passait ailleurs. Comment donc cette doctrine paisible, qui ne permet pas même aux hommes de repousser les injures de leurs ennemis, aurait-elle pu s’établir dans le monde si la venue de Jésus n’avait fait partout succéder le calme à l’orage ?

Celse accuse ensuite les chrétiens d’user île surprise, lorsqu’en parlant du Fils de Dieu, ils l’appellent la propre parole de Dieu ; et il croit que son accusation est sans réplique, Parce, dit-il, qu’au lieu de cette parole pure et sainte qu’ils nous promettaient, ils nous présentent un misérable homme qui a fini sa vie sur une croix, le plus honteux de tous les supplices. Mais c’est une objection à laquelle nous avons déjà répondu en passant, lorsque, répondant aux précédentes, nous avons fait voir que le premier-né de toutes les créatures a pris le corps et l’âme d’un homme ; que Dieu, pour créer toutes les choses que nous voyons dans le monde, ne fît que commander qu’elles fussent ; et que ce fut Dieu le Verbe (la Parole) qui reçut ce commandement. Puisque c’est un juif que Celse nous donne à combattre, nous pouvons bien encore lui alléguer ce passage dont nous nous sommes servis ci-dessus : Dieu a envoyé sa Parole et les a guéris ; il les a tirés de la corruption où ils étaient (Ps. CVII, 20). Mais ce qu’il ajoute en la personne du même Juif : Que si c’était véritablement cette Parole qui, selon nous, fût le Fils de Dieu, ils approuveraient notre pensée, est une chose que je n’ai jamais entendu dire à aucun juif, quoique j’aie assez souvent disputé contre des plus savants de leurs sages.

Je ne crois pas qu’il soit nécessaire que nous nous arrêtions ici à montrer que Jésus ne peut être un fourbe rempli de vanité et qui ne se soutenait que par des prestiges. Nous l’avons suffisamment montre en un autre endroit ; et ce ne serait jamais fait, si nous voulions imiter les vaines répétitions de Celse. Voyons plutôt ce qu’il dit contre la généalogie de notre Sauveur. Il ne l’attaque pas, comme font d’autres, par la différence qui s’y trouve, ni par les disputes qui sont entre les chrétiens mêmes sur ce sujet ; car la vanité dont il est lui-même rempli et qui lui fait dire qu’il sait tous nos mystères, est si bien fondée, qu’il ne sait pas même former ses doutes avec jugement sur l’Écriture. Il dit donc que cette généalogie qui remonte jusqu’au premier homme, pour en faire descendre Jésus, par les rois des Juifs, n’est qu’un beau songe de ceux qui ont cru avoir intérêt à la dresser ; et il s’imagine être bien fort, quand il ajoute que si la femme du charpentier avait été d’un sang si illustre, elle ne l’aurait pas ignoré. Mais que fait cela à la question ? Posé qu’elle ne l’ait pas ignoré, qu’en peut-il conclure ? Posé qu’elle l’ait ignoré, s’ensuit-il, de ce qu’elle l’ignorait, qu’elle ne fût pas descendue du premier homme, on qu’elle ne fût pas de la famille des anciens rois de Judée ? Celse prétend-il que tous les ancêtres des pauvres aient nécessairement porté la besace, et tous ceux des rois, la couronne ? Ce serait, je crois, mal employer son temps que de s’arrêter à faire voir l’absurdité d’une pareille prétention, puisqu’on sait que, dans notre propre siècle il se trouve des personnes sorties d’une famille puissante et illustre qui sont encore plus pauvres que n’était Marie, pendant que d’autres dont la race n’a rien que d’abject, sont assis sur le trône et disposent de la fortune des peuples.

Qu’est-ce donc, dit-il, que ce Jésus a fait de grand et de noble pour témoigner qu’il fût Dieu Y A-t-il méprisé ses ennemis ? s’est-il fait un jeu de leurs desseins, et s’est-il moqué de leurs embûches ? Mais comment répondrons-nous à cela, si nous ne lirons notre réponse des Évangiles ? Et quand on nous demande, dans les aventures de Jésus, quelque chose de grand et de merveilleux, que pouvons-nous dire, si ce n’est que la terre a tremblé, que les pierres se sont fendues, que les sépulcre se sont ouverts, que le voile du temple s’est déchiré depuis le haut jusqu’au bas, que le soleil s’est éclipsé et que les ténèbres ont couvert la terre en plein jour (Matth, XXVII, 51 ; Luc, XXIII, 45) ? Si Celse ne veut admettre l’autorité des Évangiles que quand il croit qu’elle lui fournit quelqu’accusation contre les chrétiens, et s’il la rejette quand elle confirme la divinité de Jésus, il me semble qu’on peut le prier, ou de ne la recevoir en rien et de cesser de s’en servir contre nous, ou de la recevoir en tout et d’admirer avec nous ce Verbe de Dieu qui s’est fait homme pour le bien du genre humain. Ce n’est pas, au reste, une chose peu glorieuse à Jésus que son nom ait encore présentement la vertu de guérir ceux qu’il plait à Dieu. A l’égard de l’Église et des grands tremblements de terre qui arrivèrent sous l’empire de Tibère, dans le temps qu’on tient que Jésus fut crucifié, Phlégon en parle aussi dans le treizième livre du ses Chroniques, si je ne me trompe.

Après cela, Celse met son juif en belle humeur, et il lui fait citer, comme pour railler Jésus, ce que dit Bacchus dans Euripide : « Dès le moment qu’il me plaira, Dieu même me délivrera. (EURIP. dans les Bacchantes.) »

Il est pourtant assez rare de voir des Juifs qui lisent les poètes grecs ; mais posé que celui-ci soit plus curieux que les autres ; de ce que Jésus ne se délivra pas lui-même, conclura-t-il qu’il ne put se délivrer ? Il devrait plutôt croire ce que nos Écritures récitent, que Pierre fut tiré hors de prison par un ange qui fil tomber ses chaînes (Act., XII, 7), et que Paul et Silas ayant été mis aux ceps à Philippes, ville de Macédoine, leurs liens aussi furent rompus par une vertu divine qui fit au même temps que les portes de la prison s’ouvrirent (Act., XVI, 24). Mais il y a de l’apparence que Celse se moque de ces histoires ou même qu’il ne les a jamais lues ; car s’il les avait lues, il n’aurait pas manqué de dire, pour les mettre au rang des effets de la magie, qu’on voit des magiciens qui, par le moyen de leurs charmes, savent rompre les liens et ouvrir les portes. Celui qui le condamna, dit-il ensuite, n’en fut point puni comme Penthée qui devint furieux et fut mis en pièces. Il ignore donc que la condamnation de Jésus ne doit pas tant être attribuée à Pilate qui voyait bien qu’on le lui avait livré par envie (Matth., XXVII, 18), qu’à toute la nation des Juifs que Dieu a condamnée pour ce sujet à être dispersée par toute la terre, la mettant ainsi en pièces d’une manière plus terrible que Pentbée n’y ait jamais été mis. Mais pourquoi affecte-t-il de ne point parler de ce songe dont la femme de Pilate fut si troublée qu’elle envoya dire à son mari : Qu’il ne s’embarrassât point dans l’affaire de ce juste-là ; et qu’elle venait d’être étrangement tourmentée dans un songe, à cause de lui (Ibid., 19) ? Il supprime encore toutes les preuves de la divinité de Jésus ; et ne cherchant qu’à lui faire de nouveaux reproches, il tire de l’histoire de l’Évangile ce qu’elle raconte des insultes à quoi notre Sauveur fut exposé, du manteau d’écarlate dont on le couvrit, de la couronne d’épines qu’on lui mit sur la tête et du roseau qu’on lui donna à la main (Ibid., XXVII, 28, 29). Mais dites-nous, de grâce, d’où vous avez appris cela, si ce n’est des Évangiles. Et si c’est de là que vous l’avez appris, est-il croyable que vous y trouviez ainsi des sujets de reproche, et que ceux qui l’ont écrit n’aient pas su prévoir que vous et vos pareils y en trouveriez ; mais qu’à d’autres ce seraient des leçons qui les instruiraient à mépriser ceux qui font des railleries de la piété, en se moquant de celui qui n’a pas refusé de mourir pour en soutenir les intérêts ? Admirez donc plutôt la sincérité de nos auteurs et la constance de Jésus qui s’est volontairement abandonné à souffrir toutes ces choses pour les hommes, sans se plaindre de sa condamnation, sans qu’on lui ait vu rien faire ni rien dire d’indigne d’un grand courage.

Celse ajoute : Que ne fait-il du moins à présent reluire sa divinité aux yeux de tout le monde. et que n’efface-t-il la honte de son supplice, en vengeant les injures que l’on fait encore et à lui et à son Père ? Mais on peut dire tout de même, aux Grecs qui admettent la Providence et qui la reconnaissent pour la cause des prodiges qui arrivent dans la nature : Pourquoi Dieu ne punit-il pas ceux qui l’outragent et qui nient sa Providence ? Ce que les Grecs répondront à cette objection, nous le répondrons, et en plus forts termes encore, à celle de Celse. Et si l’on veut des prodiges, l’éclipsé du soleil et les autres grands événements dont elle fut accompagnée (Luc, XXIII, 45), en sont d’assez éclatants, pour faire voir que, dans ce crucifié, il y avait quelque chose d’extraordinaire et de plus qu’humain.

Et le sang de notre crucifié, poursuit-il, dirons-nous qu’il ressemblât à cette liqueur qui roule doucement dans les veines des dieux ? (HOM. Iliad., V, v. 340.) Il veut faire le railleur : mais pour nous, nous serons plus sérieux, en proposant la vérité contenue dans les Évangiles, quelque obstiné qu’il soit à ne vouloir pas l’y reconnaître. Nous y apprenons que ce qui sortit du corps de notre Sauveur ne fut pas sans doute une liqueur fabuleuse, pareille à celle dont Homère parle ; mais que peu après sa mort, un soldat lui ayant percé le coté d’un coup de lance, il en sortit du sang et de l’eau. Celui qui l’a vu en rend témoignage. Son témoignage est véritable ; et il sait qu’il dit vrai (Jean, XIX, 34 et 35). Le sang des autres morts a accoutumé de se figer ; et l’on ne voit point d’eau pure sortir de leurs veines : mais Jésus étant mort, il arriva par miracle qu’il coula de son côté et du sang et de l’eau. Si, au lieu de chercher dans quelques passages de l’Évangile pris à contresens, des prétextes de reproches pour Jésus et pour les chrétiens et de passer par-dessus tout ce qui peut prouver la divinité de notre Sauveur, l’on voulait prendre garde aux événements surnaturels qui y sont marqués, l’on verrait que le centenier et ceux qui étaient avec lui pour garder Jésus, ayant été les témoins du tremblement de terre et de tous ces autres prodiges, furent saisis d’une extrême crainte et dirent : Cet homme était vraiment le Fils de Dieu (Matth., XXVII. 54). Mais cet accusateur passionné, qui ne lit nos saints livres, qu’à dessein d’y ramasser ce qu’il croit qui peut lui donner prise, reproche encore à Jésus le fiel et le vinaigre qu’on lui présenta ; l’ardeur de sa soif étant telle, dit-il, qu’elle lui faisait tout recevoir la bouche béante (Ibid., 34). Nous pourrions lui répondre que cela a son sens mystique ; mais il vaut mieux pour cette heure, s’en tenir à une réponse plus commune, que c’est une chose qui avait aussi été prédite par les prophètes ; car dans le psaume LXVIII, le Messie est introduit disant : ils m’ont donné du fiel à manger, et lorsque j’ai eu soif, ils m’ont donné du vinaigre à boire (Ps. LXIX, 22). Que les Juifs nous apprennent en la personne de qui le prophète parle de la sorte, et qu’ils nous marquent quelqu’un dans l’histoire à qui l’on ait fait manger du fiel et boire du vinaigre, ou qu’ils prennent le parti de dire que ce sont des choses qui doivent arriver au messie qu’ils attendent. Et de notre côté, nous leur dirons : Pourquoi donc ne pouvez-vous souffrir que l’oracle soit déjà accompli ? Si l’on voulait considérer, d’un esprit rassis, et cette prédiction et toutes les autres, qui ont percé si avant dans l’avenir, il n’en faudrait pas davantage pour être persuadé que Jésus est le Fils de Dieu et le Messie promis par les prophètes.

Le juif s’adresse encore à nous en ces termes : Vous qui croyez de si bonne foi, vous trouvez mauvais que nous ne reconnaissions pas Jésus pour Dieu, et que nous ne nous laissions pas persuader comme vous, qu’il a souffert pour le bien des hommes afin que nous apprissions à mépriser aussi les supplices. Nous trouvons mauvais en effet que les Juifs qui refusent, malgré nos preuves, de croire que Jésus est le Messie, promis dans la loi et dans les prophètes, où ils sont instruits dès leur enfance, n’opposent rien à ces preuves pour justifier leur refus, ou que n’y pouvant rien opposer, ils persistent dans leur incrédulité. Nous trouvons mauvais qu’ils ne veuillent pas voir que, depuis qu’il a pris notre chair, les avantages qu’il a procurés à ceux qui se sont faits ses disciples, prouvent évidemment que tout ce qu’il a souffert, il l’a souffert pour le bien des hommes, se proposant dans cette première venue, non de juger les hommes, mais de les instruire auparavant et de les convaincre de leur devoir ; non de punir les méchants et de mettre les bons dans la jouissance du salut ; mais de répandre sa doctrine par tout le monde, comme les prophètes l’avaient aussi prédit, et de l’accompagner pour cela d’une vertu miraculeuse et toute divine. Nous trouvons mauvais encore, que cette puissance admirable qu’il faisait paraître n’ait pu les obliger à le croire ce qu’il se dirait ; mais qu’ils aient prétendu que les démons, qu’il chassait de l’âme des hommes, ne lui obéissaient que par l’ordre de Belzébuth, prince des démons (Matth., XII, 24). Enfin nous trouvons mauvais que, pour reconnaître la bonté qu’il avait de ne laisser dans leur pays ni ville ni village, où il n’allât annoncer le royaume de Dieu, ils lui en fassent un reproche, le traitant de vagabond, qui virait d’une manière basse et honteuse. Car il n’y a rien de bas ni de honteux à essuyer les fatigues qu’il essuya, pour donner de boni préceptes à tous ceux qui seraient capables d’en profiter.

Mais que peut-on imaginer de plus visiblement faux, que ce que le juif de Celse ajoute : Que n’ayant pu durant sa vie gagner l’esprit de personne, non pas même celui de ses disciples, il fut enfin puni de la manière que l’on sait ? D’où venait donc l’envie que les sacrificateurs des Juifs, leurs docteurs et leurs sénateurs lui portaient, sinon de ce qu’ils voyaient que le peuple le suivait en foule jusque dans les déserts, les uns attirés par la douceur de ses discours qu’il accommodait toujours à la portée et au besoin de ses auditeurs ; les autres par l’éclat des miracles dont il étonnait ceux qui refusaient de se rendre à sa doctrine ? il ne put même gagner l’esprit de ses disciples. Quelle fausseté ! sous ombre que la faiblesse humaine les fit succomber à la crainte, avant qu’ils eussent le cœur bien muni contre de pareils assauts : quoiqu’ils ne cessassent point pourtant de croire qu’il était le Messie ; car Pierre ne l’eut pas plutôt renoncé, que sentant la grandeur de son crime, il sortit dehors, et pleura amèrement (Matth., XXVI, 75). Et les autres qui avaient encore l’âme pleine de vénération pour lui, mais qui étaient étonnés et abattus de ce qui lui était arrivé, reprirent courage lorsqu’ils le virent ressuscité ; et le regardèrent comme le Fils de Dieu, avec une persuasion plus ferme et plus vive qu’auparavant (Jean, XX, 20).

C’est une chose indigne d’un philosophe, de s’imaginer, comme fait Celse, que l’excellence de la doctrine et la pureté de la vie ne suffisaient pas à Jésus pour le mettre au-dessus des autres hommes : mais que démentant le caractère qu’il avait pris, il fallait ou qu’il ne mourût point, quoiqu’il se fût revêtu d’un corps mortel, ou que s’il mourait, il n’y eût rien dans sa mort, d’où l’on pût apprendre à mourir pour la piété. Au lieu que de la manière qu’il est mort, il nous enseigne, par son propre exemple, à soutenir hardiment la cause de la vraie religion, contre les faux préjugés des hommes qui, appliquant à tout autre objet, plutôt qu’à Dieu, l’idée qu’ils ont de lui, et qu’il n’est pas possible qu’ils n’aient, donnent le nom d’impies à ceux qui le méritent le moins, et celui de pieux à ceux qui en sont les plus indignes ; car la plus grande marque de leur piété, c’est de se porter aux derniers excès de la fureur contre dus personnes que l’évidence de la vérité oblige à s’attacher de tout leur cœur et jusqu’à la mort au culte d’un seul Dieu, maître de tout l’univers.

Celse, pour continuer ses accusations, fait dire à son juif, que Jésus ne se put conserver exempt de tout mal. Mais de quelle espèce de mal veut dire ce raisonneur que Jésus n’ait pu se conserver exempt ? S’il entend ce qui mérite proprement le nom de mal, qu’il nous fasse voir en Jésus quelque action vicieuse, et qu’il la mette hardiment dans tout son jour ; mais si par le mal dont il parle, il entend la pauvreté, les embûches des méchants, les persécutions et la croix, Socrate qui a été sujet à plusieurs choses de cette nature, n’aura pu, à ce compte, se conserver exempt de mal. Et combien y a-t-il eu d’autres philosophes en Grèce qui ont été réduits à la pauvreté ou qui l’ont embrasée volontairement ? Demandez-le aux Grecs les moins instruits, ils vous feront l’histoire de Démocrite qui laissa ses terres en pâturage aux brebis, de Cratès qui ne crut pas pouvoir autrement se procurer la liberté, qu’en donnant aux Thébains l’argent qu’il avait tiré de la vente de tout son bien, et de Diogène même, qui a porté son détachement jusqu’à l’excès, mais à qui nul homme de bon sens ne jugera que c’ait été un mal tant soit peu digne de ce nom, de n’avoir d’autre maison qu’un tonneau.

Celse ajoute encore que Jésus n’a pas paru irrépréhensible. Qu’il nous cite donc quelqu’un de ses disciples qui ait marqué en lui quelque chose qui méritât véritablement d’être repris : ou si ce n’est pas sur leur témoignage qu’il se fonde, qu’il nous apprenne d’où il a puisé ce qu’il avance. On ne saurait au moins douter de la fidélité de Jésus dans ses promesses, après ce qu’il a fait eu faveur de ceux qui su sont attachés à lui. Et nous qui voyons que ce qu’il avait prédit comme une chose encore éloignée, s’accomplit exactement tous les jours, que son Évangile est prêché dans tout le monde (Matth., XXIV, 14), que ses disciples sont allés répandre sa doctrine parmi tous les peuples (Id., XXVIII, 10) et que ceux qui l’ont reçue, sont conduits pour cette seule raison devant les gouverneurs et devant les rois (Id. X, 18) ; nous sommes remplis d’admiration, et la loi que nous avons en lui en est de plus en plus confirmée. Queues preuves plus claires et plus fortes Celse voulait-il qu’il donnât de la vérité de ce qu’il avait dit ? Il voulait peut-être que Jésus, qu’il ne connaît pas pour le Verbe qui s’est fait homme, ne s’exposât à aucun accident humain, et qu’il ne nous apprit point par son exemple à supporter courageusement les traverses qui nous arrivent. C’est que Celse regarde ces sortes de choses, comme ce qu’il y a dans le monde de plus rude et de plus fâcheux : car il ne connaît point de plus grand mal que la douleur, ni de plus grand bien que la volupté. En quoi il est condamné par tous les philosophes qui admettent la Providence, et qui reconnaissent que le courage, la constance et la grandeur d’âme sont du nombre des vertus. Jésus n’a donc point affaibli la foi de ses disciples, en souffrant ce qu’il a souffert, au contraire il l’a fortifiée par-là dans le cœur de ceux qui sont capables de fermeté, puisqu’il leur a fait comprendre que nous ne jouissons pas ici proprement ni véritablement d’une vie heureuse ; mais que nous en jouirons dans le siècle à venir, dont sa doctrine nous parle, et que la vie de ce qu’elle nomme le siècle présent, n’est qu’une suite de misères et d’afflictions, qu’une guerre sans paix ni trêve pour l’âme.

Vous ne voudriez pas dire, poursuit Celse, que n’ayant pu se faire de sectateurs dans ce monde, il est allé dans l’autre tâcher d’en gagner les habitants. Nous dirons malgré qu’il en ait, que pendant que Jésus fut sur la terre revêtu de son corps, il se fit non quelques sectateurs seulement, mais tant de sectateurs que ce fut la cause des embûches qu’on lui dressa. Et nous dirons aussi que son âme étant dépouillée de son corps, alla vers les âmes qui étaient dans le même état (I Pierre, III, 19) ; elle y alla, dis-je, afin de convertir celles qui voudraient recevoir ses enseignements ou celles qu’elle-même par les raisons dont elle avait connaissance, verrait les plus propres à ce qu’elle se proposait.

Je ne sais où il a le jugement lorsqu’il dit ensuite : Si après vous être ridiculement laissé séduire, vous vous imaginez avoir bien fait votre apologie, quand vous nous avez payé de quelques méchantes raisons, qui empêche que tous ceux qui, comme Jésus, ont fini leur vie dans les supplices, ne passent aussi pour d’augustes ministres de Dieu, revêtus tout singulièrement de son caractère ? Car il est plus clair que le jour qu’il n’y a rien de commun entre Jésus qui a souffert de la manière que nous avons vue et ces misérables qui ont été punis pour leurs impostures ou pour quelques autres crimes : et je voudrais bien que l’on me dit si aucun d’eux a jamais rien fait pour s’opposer au torrent qui entraîne tant d’âmes dans les désordres du péché. Mais puisque le juif fait encore comparaison de Jésus avec des voleurs, disant : Qu’il ne faudrait qu’autant d’impudence pour soutenir qu’un voleur qui aurait été exécuté pour ses meurtres, serait non un voleur, mais un dieu, parce qu’il aurait prédit à ses compagnons qu’il mourrait comme il est mort ; il lui faut répondre premièrement : que ce que Jésus a prédit ses souffrances n’est pas ce qui nous oblige à le regarder comme venu du ciel pour nous de la part de Dieu, et à faire une haute et ouverte profession de le reconnaître pour tel ; secondement, que ce que le juif de Celse fait ici a été en quelque manière marqué dans les Évangiles ; car on y voit comment Jésus, bien, qu’il fut Dieu fut mis au rang des méchants par des méchants qui lui préférèrent un voleur, coupable de sédition et de meurtre, auquel ils procurèrent la liberté ; au lieu que pour Jésus, ils le firent condamner à être mis en croix, et ils l’y attachèrent entre deux voleurs (Marc, XV, 7, 15, 27, et 20). C’est le traitement qu’on lui fait encore tous les jours parmi les hommes où il est condamné et crucifié avec les voleurs, en la personne de ses chers disciples et des fidèles témoins de sa vérité. Nous disons donc que si la condition des disciples a quelque chose d’approchant de celle des voleurs et s’ils s’exposent à toutes sortes d’opprobres et de supplices, afin de conserver dans un cœur pur et sincère les sentiments de piété que les préceptes de Jésus y ont fait naître pour le Créateur de l’univers, ce n’est pas sans raison que Jésus lui-même qui leur a donné ces préceptes, est comparé par Celse avec un chef de voleurs ; mais et Jésus qui est mort pour le bien public, et ses disciples qui souffrent pour la piété, les seuls d’entre tous les hommes qui soient traités en criminels pour le culte qu’ils croient devoir rendre à Dieu, ne peuvent manquer de convaincre leurs persécuteurs d’impiété et d’injustice.

Voyez maintenant s’il y a rien de plus vain que ce qu’il dit des premiers disciples de Jésus. Pendant sa vie, dit-il, ils s’étaient attachés à lui, ils l’avaient reconnu pour leur maître ; mais quand ils le virent condamné à mort, ils ne voulurent ni mourir pour lui, ni mourir avec lui. Ils oublièrent que les supplices fussent dignes de mépris, et ils abjurèrent même la qualité de ses disciples. C’est à vous qu’ils ont laissé la gloire de mourir avec Jésus. Il admet encore ici le témoignage des Évangiles pour avoir lieu de nous reprocher les fautes que les disciples de Jésus firent par infirmité en un temps où ils ne faisaient que d’entrer dans son école : mais il ne parle point de la manière dont ils réparèrent tes fautes, lorsqu’ils se présentèrent hardiment devant les Juifs (Act., IV, 13), et qu’ils en reçurent toutes sortes de mauvais traitements pour la doctrine de leur maître, jusqu’à ce qu’enfin ils la scellèrent de leur sang. Il ne veut pas entendre Jésus faisant cette prédiction à Saint Pierre : Quand tu seras vieux, tu étendras tes mains (Jean, XXI, 18, et 19) ; et ce qui suit : Ce qu’il disait, ajoute incontinent l’Écriture, pour marquer de quelle mort Pierre devait glorifier Dieu. Il ne dit rien de Saint Jacques, frère de l’apôtre Saint Jean et apôtre lui-même qu’Hérode fit mourir par l’épée pour la parole de Jésus-Christ (Act., XII, 2). Il ne dit rien de Saint Pierre ni des autres apôtres que les menaces des Juifs n’empêchèrent point de prêcher hautement l’Evangile, et qui ayant été fouettés, sortirent du conseil tout remplis de joie de ce qu’ils avaient eu l’honneur de souffrir des opprobres pour le nom de Jésus (Act., IV, 13, et V, 41) ; ce qui surpasse de bien loin tout ce que les Grecs racontent de la fermeté et de la constance de leurs philosophes. Aussi voit-on que, dès le commencement, ceux qui reçurent la doctrine de Jésus, y apprirent surtout à mépriser cette vie pour laquelle on a ordinairement tant d’amour, et à porter leurs désirs vers une autre vie qui ressemble à celle de Dieu.

Mais comment Celse sauvera-t-il d’imposture ce qu’il fait avancer à son juif : Que tout ce que Je sus put faire, agissant lui-même, ce fut d’attirer à soi dix scélérats de mariniers ou de publicains ; et qu’encore ne les persuada-t-il pas tous ? Car les Juifs mêmes ne feront aucune difficulté d’avouer que Jésus attirait à soi, non dix, non cent, non mille personnes, mais tantôt quatre mille, et tantôt cinq mille tout à la fois (Matth., XV, 38, et XIV, 21) : et qu’il les attirait avec tant de force qu’il s’en faisait suivre jusque dans les déserts, seuls capables de contenir le grand nombre de ceux qu’il gagnait à Dieu, et par ses discours, et par ses actions. Les redites de Celse nous obligent à répéter souvent comme lui les mêmes choses, de peur que l’on ne s’imagine que nous voulions passer sous silence quelqu’une de ses objections. Voici celle qu’il nous fait dans la suite de son écrit : N’est-ce pas la chose du monde la plus absurde qu’il n’ait pu persuader qui que ce soit durant sa vie, et qu’après sa mort ceux qui l’entreprennent persuadent tant de personnes ? Pour raisonner juste il devait dire : si après sa mort, non ceux qui l’entreprennent simplement, mais ceux qui l’entreprennent avec les qualités nécessaires, persuadent tant de personnes, peut-on douter que durant sa vie sur la terre il n’en ait persuadé incomparablement davantage, par des discours plus puissants, et par des actions toutes merveilleuses ?

Après cela il nous interroge et se répond lui-même pour nous. Quelle raison, nous dit-il, vous a porté à le prendre pour le fils de Dieu ? C’est, nous fait-il répondre, que nom savons qu’il a souffert pour la destruction du père des vices. Nous en avons eu une infinité d’autres raisons, dont celles que j’ai rapportées jusqu’ici ne sont pas la moindre partie. J’aurai encore lieu d’y en ajouter de nouvelles dans ce qui me reste à dire contre le prétendu discours véritable de Celse : et si Dieu me fait la grâce de m’assister, ce ne sera pas ici la seule occasion où je traiterai cette matière : mais comme si nous lui avions effectivement répondu que nous prenons Jésus pour le fils de Dieu parce qu’il a souffert, il ajoute : Quoi donc ? est-ce qu’il n’y en a pas plusieurs autres qui n’ont pas souffert avec moins de bassesse ni moins d’infamie que lui ? Celse imite en cela les plus perdus de nos ennemis qui, de ce que notre Jésus a été crucifié, croient pouvoir tirer cette conséquence que nous adorons tous les crucifiés.

L’éclat des miracles de Jésus, que Celse n’a pas la force de soutenir, l’a déjà obligé plusieurs fois à les traiter d’illusions ; et nous avons déjà plusieurs fois fait ce qui a dépendu de nous pour repousser cette calomnie. Maintenant, dans la réponse qu’il nous prête, il nous fait dire que nous prenons Jésus pour le fils de Dieu, parce qu’il a guéri des boiteux et des aveugles : et parce, ajoute-t-il, qu’à ce que vous dites, il a ressuscité des morts. Qu’il ait guéri des boiteux et des aveugles, se faisant ainsi reconnaître pour le Christ et pour le fils de Dieu, c’est ce que les oracles mêmes des prophètes nous assurent qu’il devait faire, puisqu’ils disent : Alors les yeux des aveugles verront le jour, et les oreilles des sourds seront ouvertes : alors le boiteux sautera comme le cerf (Isaïe, XXXV, 5). Et pour ce qui est des morts qu’il a ressuscités, si les évangélistes avaient inventé ce qu’ils en disent, ils lui auraient sans doute fait ressusciter bien plus de personnes, et des personnes mortes depuis plus longtemps. Mais de ce qu’ils en marquent si peu, c’est une preuve certaine qu’ils n’ajoutent rien à la vérité. Ils ne nous parlent que de la fille du chef de la Synagogue (dont l’histoire a je ne sais quoi de singulier ; car on ne saurait dire des autres morts ce que Jésus dit de cette fille : Qu’elle n’était peu morte, mais endormie) (Luc, VIII, 52) : du fils unique qu’il rendit par compassion à une femme veuve, ayant fait arrêter ceux qui portaient le cercueil (Luc. VII. 1), et enfin du Lazare qui était dans le tombeau depuis quatre jours (Jean, XI, 30). Sur quoi je dirai à ceux qui sont les plus capables entendre raison et particulièrement à notre Juif, que comme il y avait plusieurs lépreux au temps du prophète Elizée (Luc, IV, 25 et 27), et que néanmoins aucun d’eux ne fut guéri, sinon Naaman, syrien (IV Rois, V, 14) ; et comme il y avait plusieurs veuves au temps du prophète Élie, et que néanmoins il ne fut envoyé chez aucune d’elles, sinon chez une femme veuve de Sarepte, dans le pays des Sidoniens (III Rois, XVII, 9), laquelle Dieu avait jugée digne du miracle que le prophète devait faire sur les pains, ainsi il y avait plusieurs morts au temps de Jésus ; mais il ne ressuscita que ceux qui lui parurent propres pour le dessein qu’il avait, tant de représenter d’autres choses par ces figures que de donner aussi en cela des preuves de sa puissance, capables de convaincre plusieurs esprits de la divinité de son Évangile. Je dirai encore que, selon la promesse de Jésus, ses disciples font des miracles qui sont plus grands que ceux qu’il faisait sur des sujets exposés aux sens (Jean, XIV, 12) ; car ils ouvrent tous les jours les yeux des aveugles spirituels, et les oreilles des sourds qui étaient hors d’état d’écouter la voix de la vertu, mais qui n’ont plus de plaisir qu’à entendre parler de Dieu et des félicités de la vie qu’il nous prépare. On voit de même que plusieurs boiteux, en qui l’homme intérieur (Rom., VII, 22), comme l’Écriture l’appelle, était sans mouvements, ne sont pas plus tôt guéris par la parole de l’Evangile que, non seulement ils sautent, mais qu’ils sautent comme le cerf qui est ennemi des serpents et qui chasse leur venin. Et ces boiteux, guéris de la sorte, reçoivent de Jésus le pouvoir de fouler aux pieds qui étaient ce qu’il y avait auparavant de plus faible en eux, les serpents et les scorpions du vice (Luc, X, 19), et généralement toute la puissance de l’ennemi sans courir aucun danger : car ils repoussent aussi le venin du péché et des démons.

Lorsque Jésus avertissait ses disciples de se donner de garde, non absolument des imposteurs ou de ceux qui se vanteraient de faire des miracles de quelque manière que ce fût (un tel avertissement ne leur était pas nécessaire) ; mais de ceux qui, voulant passer pour le Christ, tâcheraient d’attirer à eux les disciples de Jésus par des prodiges qui auraient quelque chose d’apparent ; il leur parlait ainsi quelquefois : Alors si quelqu’un vous dit : Le Christ est ici, ou il est là, ne le croyez point : car il s’élèvera de faux prophètes qui feront de grands prodiges et des choses étonnantes, jusqu’à séduire les élus mêmes s’il était possible. Qu’il vous souvienne que je vous l’ai prédit. Si l’on vous dit donc, le voici dans le désert ; ne sortez point pour y aller : Le voici dans les cabinets ; ne le croyez point. Car comme un éclair qui sort de l’Orient, paraît tout d’un coup jusqu’à l’Occident ; ainsi sera l’ avènement du Fils de l’homme (Matth. XXIV, 23). D’autres fois il leur disait : Plusieurs me diront, en ce jour-là : Seigneur, Seigneur, n’avons-nous pas mangé et bu en ton nom ; n’avons-nous pas chassé les démons, et n’avons-nous pas fait plusieurs miracles en ton nom ? Mais je leur dirai, retirez-vous de moi ; car vous ne prenez plaisir qu’à vivre dans l’iniquité (Luc, XIII, 20 ; Matth.,VII, 22, 23). Celse, qui voudrait mettre dans le même rang les miracles de Jésus et les illusions des imposteurs, prend de là occasion de s’écrier : Que la force de la vérité est grande ! Il déclare nettement lui-même, comme nous l’apprenons de vos propres livres, qu’il en viendrait d’autres se présenter à vous qui feraient les mêmes miracles que lui, et qui ne seraient pourtant que des méchants et des imposteurs. Il nous parle d’un certain Satan par qui ses actions seraient imitées. C’est avouer qu’elles n’ont rien de divin et que ce sont les productions d’une cause impure. En portant sur les autres la lumière de la vérité, il n’a pu éviter de se découvrir lui-même. Quelle folie n’est-ce donc pas de le prendre pour un dieu, pendant qu’on regarde comme des imposteurs ceux qui font les mêmes choses que lui ? Si c’est, par là qu’il en faut juger, quelle raison y a-t-il de les condamner, et de ne le condamner pas lui-même sur son propre témoignage ? Car c’est lui qui prononce que tous ces prodiges sont des marques certaines, non de la vertu d’un Dieu, mais de la fraude et de la méchanceté des hommes.

Voyez, je vous prie, si ce n’est pas encore ici une preuve manifeste de la mauvaise foi de Celse. Jésus dit une chose, et il lui en fait dire une autre. L’objection de son juif aurait peut-être quelque fondement si Jésus avait ordonné absolument à ses disciples de se donner de garde de ceux qui se vanteraient de faire des miracles ; et qu’il n’y eût ajouté rien autre chose. Mais puisque ceux dont il nous ordonne de nous donner de garde devaient affecter de passer pour le Christ, ce que ne font pas les imposteurs, qui usent de ces arts ordinaires ; et qu’il dit même que ce sérail en son nom que des personnes qui mèneraient d’ailleurs une vie déréglée, chasseraient les démons, et feraient d’autres miracles : tant s’en faut que cela marque les charmes et les illusions de l’imposture, qu’il en bannit plutôt tout soupçon, s’il faut ainsi dire, à l’égard des personnes de qui il s’agit ; et établit puissamment la divine vertu de Jésus-Christ et de ses disciples. Car quelle ne doit-elle point être, s’il est possible qu’elle se répande, je ne sais comment, jusque sur ceux qui se servent du nom de Jésus pour contrefaire ses actions ou celles de ces vrais disciples ; et que, par ce moyen, elle donne lieu à quelques-uns de faire croire qu’ils sont eux-mêmes le Christ ? Saint Paul, prédisant aux Thessaloniciens, dans la seconde épître qu’il leur écrit, de quelle manière doit paraître, quelque jour, cet homme de péché, ce fils de la perdition qui, s’opposant à Dieu, s’élèvera au-dessus de tout ce qui est appelé Dieu ou qui est adoré, jusqu’à s’asseoir dans le temple de Dieu, voulant lui-même passer pour Dieu (II Thess., II, 3) ; Vous savez, leur dit-il, ce qui le retient maintenant, afin qu’il paraisse quand son temps sera venu. Car le mystère d’iniquité se forme dès à présent : il faut seulement qu’il demeure caché jusqu’à ce celui qui le retient présentement soit détruit. Et alors se découvrira l’impie que le Seigneur consumera par le souffle de sa bouche et qu’il perdra par l’éclat de son avènement. Cet impie, dis-je, qui doit venir accompagné de la puissance de Satan, avec tous les miracles, les signes et les prodiges du mensonge, avec toutes les tromperies de l’iniquité pour séduire ceux qui périssent (II Thess., II, 6). Voulant ensuite expliquer pourquoi Dieu permettait que cet impie vint au monde, il ajoute : Parce qu’ils n’ont pas reçu et aimé la vérité pour être sauvés ; à cause de cela même, Dieu leur enverra une efficace d’erreur pour croire le mensonge, afin que tous ceux qui n’ont point cru la vérité, mais qui ont pris plaisir à l’iniquité soient condamnés (Ibid., 10). Qu’on nous dise donc s’il y a rien dans le texte de l’Évangile ou dans celui de l’apôtre qui puisse faire soupçonner qu’il s’agisse de l’art des imposteurs ordinaires dans ces prédictions ; et qu’on lise encore là-dessus, si l’on veut, les prophéties de Daniel, où l’on trouvera aussi la description de l’Antéchrist (Dan., VII, 25). Mais Celse falsifie les paroles de Jésus, qui n’a jamais dit comme il le lui fait dire, Qu’il en viendrait d’autres qui feraient les mêmes miracles que lui et qui ne seraient pourtant que des méchants et des imposteurs. Car comme le pouvoir des magiciens de l’Égypte était bien différent de la grâce surnaturelle qui opérait en Moïse (Exod., VII, 11) ; la fin ayant fait voir que les prodiges des uns n’étaient que des productions de leur art magique, au lieu que les miracles de l’autre étaient des effets de la vertu de Dieu : il est dit tout de même des antéchrists et de ceux qui veulent contrefaire les actions miraculeuses des disciples de Jésus, que ce qu’ils font sont des signes et des prodiges de mensonge, qui déploient leur efficace avec toutes les tromperies de l’iniquité pour séduire ceux qui périssent ; au lieu que le fruit des miracles de Jésus-Christ et de ses disciples est le salut des âmes, et non leur séduction. Je ne pense pas, au moins, que l’on puisse raisonnablement dire que ce soit être séduit que d’apprendre à mener une vie honnête, et à réduire de jour en jour l’empire du vice dans des bornes plus étroites.

Celse témoigne avoir quelque légère connaissance de l’Écriture, lorsqu’il fait dire à Jésus, que ses actions seraient imitées par un certain Satan ; mais il se hâte un peu trop d’en tirer cette conséquence ; qu’il avoue, par-là, qu’elles n’ont rien de divin, et que ce sont les productions d’une cause impure. C’est mettre sous un même genre des choses d’un genre fort différent. Car comme un loup et un chien, pour avoir quelque chose de semblable dans la figure et dans la voix, ne sont pas pour cela d’une même espèce ; non plus qu’un pigeon et un ramier : ainsi la vertu de Dieu n’a, dans ses effets, rien de commun avec ceux de la magie. Nous pouvons encore repousser de cette sorte la maligne objection de Celse Quoi ! dirons-nous, les prestiges des mauvais démons feront des prodiges étonnants, et la vertu d’une nature aussi excellente que la divine ne produira aucun miracle ? Tout ce qu’il y a de mal se trouvera parmi les hommes ; et ce qu’il peut y avoir de bien en sera absolument banni ! Je crois que l’on doit plutôt établir cette maxime générale ; que partout où se rencontre le mal, déguisé sous l’apparence du bien, il faut, de nécessité, que le bien qui lui est opposé s’y rencontre pareillement. Ainsi les prestiges supposent nécessairement la vertu divine. L’un est une conséquence de l’autre : principalement celui-ci qui est le bien, de celui-là qui est le mal. Il faut ou les admettre ensemble ou les rejeter conjointement : et qui voudrait poser le premier sans poser en même temps le second, les prestiges sans la vertu divine, ferait, à mon avis, comme s’il reconnaissait qu’il y a des sophismes et de faux raisonnements qui ont quelque apparence de vérité, quoiqu’ils soient bien éloignés d’être véritables ; et qu’il niât cependant qu’il v eût aucune vérité, ni aucune règle pour la discerner du mensonge. Si l’on avoue donc une fois que, posé qu’il y ait une magie dont les charmes aient tant de pouvoir sur les mauvais démons, qu’ils les contraignent d’obéir et de prêter leurs illusions aux personnes qui professent ces arts illicites, il s’ensuive que la vertu de Dieu agisse dans le monde pour y opérer des miracles : que reste-t-il désormais, sinon que nous examinions soigneusement la vie et les mœurs de tous ceux qui se vantent de faire quelque chose d’extraordinaire ; et que nous jugions de la qualité de leurs miracles, selon qu’ils sont capables ou de nuire aux hommes ou de les porter à la vertu ? que nous distinguions, dis-je, par-là ceux qui se servent de conjurations et de sortilèges pour avoir l’assistance des démons ; d’avec ceux qui, remplis d’un esprit divin, dont ils ressentent les purs et saints mouvements et dans leur âme, et dans leur esprit, et même, à mon avis, dans leur corps, ne font rien que pour l’avantage des autres hommes et pour les obliger à croire au vrai Dieu ? Maintenant si l’on demeure d’accord que, sans se laisser préoccuper sur le sujet des miracles, il soit nécessaire d’examiner s’ils viennent d’une bonne ou d’une mauvaise cause pour ne pas les recevoir tous avec admiration, comme des effets d’une vertu divine, ou pour ne pas les rejeter tous avec mépris, comme des illusions, ne sera-t-il pas aisé de reconnaître que ceux de Moïse et de Jésus sont du premier ordre, puisqu’ils ont servi de fondement à deux grandes sociétés ? Car comment des lois, qui détachent tout un peuple, non seulement des simulacres et de tout ce qui y a relation, mais même de tous les êtres créés, pour l’élever jusqu’à Dieu, le principe éternel de toutes choses, devraient-elles leur établissement aux prestiges et à la méchanceté d’un magicien ?

Mais puisque c’est à un juif que nous avons affaire, je lui demanderais volontiers d’où vient que vous, qui regardez les miracles que vos Écritures attribuent à Moïse comme des effets de la puissance de Dieu, et qui tâchez de les défendre contre ceux qui ne leur défèrent pas plus qu’aux illusions des sages d’Égypte ; vous soutenez que dans les actions de Jésus dont vous ne contestez pas la vérité à l’égard du fait, il n’y a rien eu de divin ; imitant, en cela, les Égyptiens vos ennemis. S’il en faut juger par le succès, et que la fondation de l’État des Juifs prouve en faveur de Moïse que Dieu agissait et en lui et par lui ; que devons-nous penser de Jésus qui a beaucoup plus fait que Moïse ? Car pour ce qui est de Moïse, il trouva, dans les descendants d’Abraham, religieux observateurs de la circoncision et des autres cérémonies qu’on pratiquait parmi eux, de père en fils, des personnes toutes disposées à le suivre lorsqu’il les voulut tirer d’Égypte, et à recevoir de lui ces lois que vous tenez pour des lois divines : au lieu que Jésus, pour établir dans le monde celles de l’Évangile, a eu à combattre des coutumes soutenues par l’usage de plusieurs siècles, et à vaincre ce que la naissance et l’éducation ont de plus fort. Si donc Moïse a eu besoin de miracles pour faire reconnaître sa vocation, non seulement aux principaux, mais généralement à tout le peuple ; pourquoi n’aura-t-il pas été nécessaire que Jésus en ait fuit aussi, pour la même raison, devant des gens accoutumés à demander des signes et des miracles ? Il a été nécessaire qu’il en fît de plus grands et de plus divins même que ceux de Moïse, afin d’ôter tout crédit aux vaines fables et aux traditions humaines qui régnaient alors parmi les Juifs et de prouver invinciblement que, puisqu’il disait et faisait des choses si merveilleuses, il était au-dessus de tous les prophètes. Et comment ne serait-il pas au-dessus d’eux, puisque leurs prophéties étaient destinées à le faire connaître pour le Christ et pour le Sauveur des hommes ? A le bien prendre, il se trouvera que, dans ce que le juif de Celse objecte aux chrétiens, il ne dit rien de Jésus qu’on ne puisse appliquer à Moïse, et que les accusations qu’il forme contre l’un retombent sur l’autre. Ainsi, leur cause est toute pareille, et il n’y a point de différence entre eux sur le fait de l’imposture. Par exemple, quand le juif dit de Jésus-Christ ; que la force de la vérité est grande. il déclare nettement, lui-même, comme nous l’apprenons de vos propres livres, qu’il en viendrait d’autres se présenter à vous, qui feraient les mêmes miracles que lui, et qui ne seraient pourtant que des méchants et des imposteurs : quelque incrédule de Grec ou d’Égyptien, ou tel autre qui se pourra rencontrer, ne peut-il pas dire tout de même à ce juif, sur le sujet de Moïse, que la force de la vérité est grande ! Moïse déclare nettement lui-même, comme nous l’apprenons de vos propres livres, qu’il en viendrait d’autres se présenter à vous, qui feraient les mêmes miracles que lui, et qui ne seraient pourtant que des méchants et des imposteurs ; car il est écrit dans votre loi : S’il s’élève parmi vous quelque prophète, ou quelque personne qui ait des visions en songe, qui vous proposent un signe ou un prodige, et que vous voyiez arriver ce signe ou ce prodige qu’ils vous auront proposé, en vous disant : Allons, suivons d’autres dieux que vous ne connaisses point, et servons-les ; vous n’écouterez point ce prophète ni cette personne-là (Deutér., XIII, 1) : et ce qui suit ? On fait dire à Jésus, pour avoir lieu de lui insulter : que ses actions seraient imitées par un certain Satan ; et l’on peut, dans le même dessein, faire dire aussi à Moïse, que ces prophètes, qui auraient des visions en songe, imiteraient les siennes. Comme le juif prétend que Jésus ait avoué par là qu’il n’y avait rien de divin dans ses actions, et que c’étaient les productions d’une cause impure : ceux à qui les miracles de Moïse paraissent suspects, n’auront pas moins de raison de soutenir qu’il a avoué la même chose ; et ils pourront encore lui faire l’application des paroles suivantes : En portant sur les autres la lumière de la vérité, il n’a pu éviter de se découvrir lui-même. J’en dis autant de celle-ci : Quelle folie n’est-ce donc pas de prendre Jésus pour un Dieu, pendant qu’on regarde comme des imposteurs ceux qui font les mêmes choses que lui ? Car après le passage qui vient d’être rapporté, il n’y a qu’à les tourner de cette sorte : quelle folie n’est-ce donc pas de prendre Moïse pour un prophète de Dieu, et pour son serviteur et son ministre, pendant qu’on regarde comme des imposteurs ceux qui font les mêmes choses qu’il a faites ? Jusqu’ici nous trouvons tout égal entre Moïse et Jésus. Passons au reste ; car Celse ne s’arrête pas là. Comme il dit donc, si c’est par là qu’il en faut juger, quelle raison y a-t-il de condamner ceux-ci, et de ne condamner pas Jésus sur son propre témoignage ? Nous dirons de notre côté, s’il faut juger des personnes, par ce qu’on leur voit faire, quelle raison y a-t-il de condamner ceux que Moïse défend d’écouter nonobstant leurs signes et leurs prodiges, et de ne le condamner pas lui-même, qui décrit ainsi leurs miracles ? Il ajoute encore, pour grossir son objection ; Car c’est lui qui prononce que tous ses prodiges sont des marques certaines, non de la vertu d’un Dieu, mais de la fraude et de la méchanceté des hommes. De qui cela se doit-il entendre ? De Jésus, dit le juif. Et moi, je soutiens que c’est de Moïse, dira celui qui entreprendra de faire voir que les Juifs ont à se défendre contre les mêmes attaques.

Après cela, le juif de Celse nous fait cette question (car c’est toujours à nous que s’adresse ce qu’il dit à ceux de sa nation qui ont embrassé le christianisme) : Qu’est-ce donc qui vous a persuadés ? Est-ce parce qu’il a prédit qu’étant mort il ressusciterait ? Cela regarde encore Moïse aussi bien que Jésus ; et l’on peut dire tout de même aux Juifs : Qu’est-ce donc qui vous a persuadés ? Est-ce parce que Moïse a parlé de sa mort en ces termes : Ainsi Moïse, serviteur de Dieu, mourut là, au pays de Moab, suivant la parole du Seigneur ; et il fut enseveli au pays de Moab, proche de Phagor, sans que personne ait eu connaissance de son sépulcre, jusqu’à maintenant ? Car si le juif chicane Jésus, sur ce qu’il avait prédit qu’étant mort il ressusciterait, on lui dira pareillement que Moïse, pour donner plus d’éclat, et pour attirer plus de respect aux circonstances, même de sa sépulture, a écrit dans le livre du Deutéronome, dont il est l’auteur, que personne n’a eu connaissance de son sépulcre jusqu’à maintenant.

Voici comme il continue à parler aux Juifs convertis : Je veux croire avec vous que Jésus ait fuit cette prédiction ; combien y a-t-il eu d’autres imposteurs qui se sont servis de pareils artifices pour se faire valoir dans le monde, et pour profiter de la crédulité des simples ? Comme on dit qu’a fait parmi les Scythes Zamolxis, esclave de Pythagore, et Pythagore lui-même en Italie. Rampsinite qui, ayant joué aux dés avec Cérès dans les enfers, en rapporta un mouchoir de toile d’or, qu’il l’avait forcée de lui donner, n’en a pas moins fuit en Égypte ; Orphée, parmi les Odrysiens ; Prolésilas, dans la Thessalie ; Hercule et Thésée, à Ténare. Mais il faut voir s’il y a jamais eu personne qui, étant véritablement mort, soit ressuscité dans son même corps. Vous qui prétendez que tout ce que les autres disent ne sont que des fables auxquelles il ne faut pas ajouter foi vous imaginez-vous que le dénouement de votre pièce soit beaucoup plus juste et plus vraisemblable pour les belles inventions dont vous l’avez enrichi ; pour le cri que votre crucifié jeta en mourant, pour votre tremblement de terre et pour vos ténèbres ? Vous dites qu’il ressuscita après sa mort, lui qui n’avait pu se garantir durant sa vie ; qu’il montra sur son corps les marques de non supplice, et dans ses mains les traces des clous. Mais qui les a vues ? C’est, si l’on vous en croit, une femme fanatique ; je ne sais qui encore ; quelque autre de la même cabale ; soit qu’il ait pris ses songes pour des vérités, soit qu’ayant l’imagination prévenue, il ait formé lui-même l’objet de son illusion sur le plan de ses désirs, comme il est arrivé à une infinité de personnes, soit enfin, ce qui est le plus probable qu’il ait voulu étonner les hommes par ce miracle supposé, et faire ainsi la planche à d’autres fourbes comme lui. Puisque c’est un Juif qui parle, nous lui répondrons comme un juif, rejetant encore sur Moïse ce qu’il objecte à notre Jésus, et nous lui dirons : Combien y a-t-il eu d’autres imposteurs qui se sont servis des mêmes artifices que Moïse pour se faire valoir dans le monde et pour profiter de la crédulité des simples ? Mais il conviendrait mieux à quelqu’un qui serait élevé dans une autre école que celle de Moïse, d’alléguer les tours d’adresse de Zamolxis et de Pythagore, que cela ne convient à un Juif qui ne doit pas être si savant dans les histoires des Grecs. Celle que l’on fait de Rampsinite, ne serait pas mal dans la bouche d’un Égyptien, qui pour rabaisser les miracles de Moïse pourrait dire, qu’être descendu dans les enfers, y avoir joué aux dés avec Cérès, en être revenu ensuite, et pour preuve de cela, montrer un mouchoir de toile d’or, arraché par force à la déesse, sont des choses bien plus croyables que ce que Moïse écrit, parlant de lui-même, qu’il entra dans l’obscurité où Dieu était et qu’il n’y eut que lui seul qui s’en approcha (Exod., XX, 21) ; car ce sont ici ses paroles : Moïse s’approchera seul de Dieu, et les autres se tiendront éloignés. Nous pouvons donc, comme disciples de Jésus, dire au juif qui nous insulte : Vous, qui vous moquez de notre foi qui nous fait recevoir tout ce que Jésus nous enseigne, répondez aux Égyptiens et aux Grecs, qui vous font les mêmes objections sur le sujet de Moïse, que vous nous faites sur le sujet de Jésus : et quand vous aurez ramassé ce qu’il y a de plus fort pour la défense de votre prophète ; comme en effet, on le peut défendre d’une manière solide et convaincante, il se trouvera que malgré vous et sans y penser, vous aurez prouvé qu’il y a en Jésus quelque chose de plus divin qu’en Moïse. Cependant puisque le juif de Celse nous allègue les histoires de ces anciens héros, qui, après être descendus dans les enfers, sont encore retournés sur la terre, et qu’il témoigne assez que, selon son sentiment, l’opinion qui s’en est établie en divers lieux (parmi les Odrysiens touchant Orphée, dans la Thessalie touchant Protésilas, à Ténare touchant Hercule et Thésée), n’a été qu’un effet de l’adresse, avec laquelle ils se sont pendant quelque temps dérobés aux yeux de tout le monde ; et se sont ensuite montrés publiquement, comme s’ils fussent venus des enfers, il lui faut faire voir qu’on ne saurait soupçonner rien de semblable à l’égard de la résurrection de Jésus. Il a été aisé à tous ces héros de se cacher tant qu’ils ont voulu et de se laisser revoir quand ils l’ont jugé à propos. Mais Jésus ayant été crucifié aux yeux de toute la Judée, et son corps ayant été ôté de la croix en présence de tant de témoins, quel lieu y a-t-il de lui attribuer une fiction pareille à celle de ces héros qui passent pour être descendus dans les enfers et pour en être remontés ? Et je ne sais si dans ce qu’on dit de ces héros du vieux temps, et de leur descente aux enfers, nous ne trouverions point une raison pour diminuer le scandale qu’on prend de la croix. Car supposons que Jésus eût fini sa vie dans le particulier, sans convaincre de sa mort toute la nation des Juifs, et qu’ensuite il fût véritablement ressuscité, on aurait eu quelque sujet de parler de lui, de la même manière qu’on parle de ces héros. Il n’est donc pas sans apparence qu’outre les autres causes pour lesquelles Jésus a été crucifié, il ait eu dessein, en mourant sur une croix à la vue de tout le monde, d’empêcher que personne ne pût dire qu’il s’était volontairement retiré du commerce et de la fréquentation des hommes, et qu’il avait feint de mourir, quoique pourtant il ne fût point mort, afin que, prenant son temps pour recommencer à paraître, il put établir la créance de sa résurrection. Mais il ne faut d’ailleurs que considérer à quels dangers ses disciples s’exposèrent, lorsqu’ils entreprirent de répandre sa doctrine dans le monde, malgré le peu de disposition que les hommes avaient à la recevoir, et l’on sera contraint d’avouer qu’ils ne l’eussent jamais prêchée avec une résolution si ferme et si constante, s’ils eussent été les inventeurs de la résurrection de Jésus. Car ils ne portaient pas seulement les autres à mépriser la mort, ils s’y exposaient eux-mêmes les premiers.

N’est-ce pas, au reste, un étrange aveuglement au juif de Celse de dire, comme si la résurrection du corps était une chose impossible : Il faut voir s’il y a jamais eu personne qui, étant véritablement mort, soit ressuscité dans son même corps ? Un vrai juif ne parlerait pas de la sorte, et il ne douterait pointue ce qui est écrit au troisième et au quatrième livre des Rois (III Rois, XVII, 22), touchant ces deux enfants, dont l’un fut ressuscité par Élie et l’autre par Élisée (IV Rois. IV, 34). Je crois même que c’est parce que les Juifs avaient été accoutumés aux choses extraordinaires, que Jésus a voulu naître et vivre dans leur pays plutôt qu’ailleurs, afin que, quand ils feraient comparaison de ce qu’ils faisaient profession de croire, avec ce qu’ils voyaient eux-mêmes, ils pussent reconnaître qu’ils n’avaient rien de si élevé qui ne fût au-dessous de Jésus, par qui et pour qui il se faisait tous les jours quelque chose de beaucoup plus grand que tous leurs anciens miracles.

Après avoir tiré de l’histoire grecque ces aventures étranges, qui ne sont que des tours d’adresse, et ces exemples d’une résurrection feinte, le juif parle ainsi aux chrétiens de sa nation : Vous qui prétendez que tout ce que les autres disent ne sont que des fables auxquelles il ne faut pas ajouter foi, vous imaginez-vous que le dénouement de votre pièce soit beaucoup plus juste et plus vraisemblable, pour les belles inventions dont vous l’avez enrichi, pour le cri que, votre crucifié jeta en mourant ? Nous prétendons sans doute, lui répondrons-nous, que tout ce que vous avez allégué ne sont que des fables : mais il s’en faut beaucoup que nous n’ayons la même pensée de ce qui est contenu dans ces Écritures qui nous sont communes avec vous et qui ne font pas moins notre gloire que la vôtre. Nous croyons qu’il n’y a rien de supposé dans les résurrections dont elles nous parlent ; et nous croyons aussi que notre Jésus est véritablement ressuscité comme les prophètes l’avaient prédit, et comme il l’avait prédit lui-même. Mais nous croyons que la résurrection de Jésus a été d’autant plus éclatante que celle des autres, que ceux-ci n’ont été ressuscites que par de simples prophètes, tels qu’étaient Élie et Élisée ; au lieu que pour lui il a été ressuscité, non par quelque prophète, mais par le Père même qui est dans les cieux. Aussi la résurrection de Jésus a-t-elle eu des suites bien plus admirables que la leur (Act., II, 24). Car qu’y a-t-il eu dans la résurrection de ces deux enfants, de si avantageux dans le monde, au prix des salutaires effets que celle de Jésus a produits, lorsqu’elle a été annoncée aux hommes, et que la vertu de Dieu leur en a imprime une vive persuasion dans le cœur ?

Il se moque aussi de notre tremblement de terre et de nos ténèbres : mais nous avons déjà dit ce que nous avions à dire là-dessus, lorsque nous avons cité le témoignage de Phlégon qui marque ces mêmes événements au temps de la passion de notre Sauveur. Celse ajoute : Vous dites qu’il ressuscita après sa mort, lui qui n’avait pu se garantir durant sa vie ; qu’il montra sur son corps les marques de son supplice et dans ses mains les traces des clous. Qu’entend-il donc par se garantir ? S’il entend se garantir du péché, nous lui soutenons que Jésus se garantit parfaitement, car il ne fil ni ne dit rien de mal à propos. Il fut mené à la mort comme une vraie brebis (Is., LIII, 7), et l’Évangile témoigne, qu’il se tint toujours dans le silence comme un agneau qui demeure muet devant celui qui le tond (Matth.. XXVII, 12). Mais s’il entend se garantir des accidents corporels et des autres choses qui d’elles-mêmes ne sont ni bonnes ni mauvaises, nous avons déjà fait voir par les évangiles qu’il ne souffrit rien de pareil que de son bon gré. Il montra sur ton corps les marques de son supplice, et dans ses mains les traces des clous (Jean, XX, 14). Le juif tire cela de nos saints auteurs, et il nous demande ensuite, Mais qui les a vues ? C’est, si l’on vous en croit, une femme fanatique. Par ce titre offensant, il désigne Marie Madeleine de qui les évangélistes disent, qu’elle vit Jésus ressuscité. Mais comme elle n’est pas la seule de qui ils le disent, il ajoute avec un nouveau trait de passion : Je ne sais qui encore, quelque autre de la même cabale ; après quoi il lâche de faire concevoir, selon les principes de son Épicure, comment il est possible que l’imagination reçoive l’idée d’un mort comme s’il était encore vivant : soit, dit-il, que celui qui en a fait le récit ait pris ses songes pour des vérités, soit, qu’ayant l’imagination prévenue, il ait formé lui-même l’objet de son illusion sur le plan de ses désirs, comme il est arrivé à une infinité de personnes. Il croit dire là des merveilles, cependant il nous fournit une preuve solide pour l’existence des âmes après la mort, et ceux qui sont du sentiment qu’il propose doivent aussi, par une suite nécessaire, soutenir que l’âme est immortelle, ou du moins, qu’elle ne meurt point avec le corps. En effet si, comme le dit Platon dans son Dialogue de l’Ame (le Phédon), il y a des images et des ombres de personnes mortes qui paraissent quelquefois auprès de leurs tombeaux, il faut que ces ombres et ces images aient un sujet qui les produise, et ce sujet ne peut être que l’âme des morts, qui, dans l’état où elle subsiste alors, est revêtue d’un corps subtil que l’on compare à celui de la lumière. Mais Celse, qui avance cette opinion, veut en même temps que l’on songe quelquefois sans dormir, et que les hommes ayant l’imagination prévenue forment eux-mêmes l’objet de leurs illusions sur le plan de leurs désirs. Que cela se puisse faire en dormant on ne le nie pas, mais on ne le saurait croire d’un homme éveillé, à moins qu’il soit du nombre des fous, des frénétiques ou des hypocondriaques. Et Celse l’a bien vu lui-même lorsqu’il traite Marie Madeleine de fanatique, ce qu’il fait sans en avoir de preuves dans l’histoire où il prend le fondement de ses calomnies. A l’en croire donc ces apparitions de Jésus avec les marques des blessures qu’il avait reçues sur la croix n’étaient autre chose que les images qu’il en répandait après sa mort, et sous lesquelles il n’y avait point réellement de sujet blessé, mais suivant le témoignage de l’Évangile, que Celse se donne toujours la liberté de recevoir ou de rejeter selon l’intérêt de sa cause, voici la vérité du fait. Parmi les disciples de Jésus il s’en trouva un dont l’incrédulité lui fil juger impossible chose si extraordinaire ; ce n’est pas qu’il n’ajoutât point foi au rapport de celle qui disait avoir vu Jésus, car il ne doutait pas qu’on ne pût bien voir l’âme d’un mort, mais il ne pouvait se persuader que Jésus fût véritablement ressuscité avec un corps tout pareil à celui qu’il avait auparavant. C’est pourquoi il ne dit pas simplement : Si je ne le vois je ne le croirai point, mais il ajoute, Si je ne porte ma main dans la trace des clous et si je ne touche son côté, je ne le croirai point (Jean, XX, 20). Et Thomas parlait ainsi, parce qu’à son avis il se pouvait faire que le corps subtil d’une âme se présentât à notre vue corporelle, non seulement « Avec les mêmes yeux, avec la même voix, avec le même port, avec la même grâce ; (???., Iliad., liv. XXIII. v. 66 et 67.) » mais souvent encore sous les mêmes habits.

Jésus donc l’ayant appelé, lui dit : Porte ici ton doigt, et vois mes mains ; approche aussi la main, et mets-la dans mon côté, et ne sois pas incrédule mais fidèle (Jean, XX, 27). Il fallait bien aussi que, conformément aux anciennes prophéties parmi lesquelles il y en avait qui parlaient de sa résurrection, et qu’après tout ce qu’il avait fait et tout ce qui lui était arrivé de grand et d’extraordinaire, ses aventures fussent couronnées par celle-ci, la plus illustre de toutes. Car le prophète avait dit en la personne de Jésus : Ma chair reposera en espérance, parce que tu ne laisseras point mon âme dans le sépulcre et ne permettras point que ton saint éprouve la corruption (Ps. XVI, 9). Il ressuscita au reste dans un état qui tenait comme le milieu entre la première opacité de son corps et la subtilité de ceux sous lesquels les âmes se font voir après s’être dépouillées de cette matière terrestre. De là vient qu’un jour que les disciples étaient ensemble et Thomas avec eux, Jésus entra dans la maison, les portes étant fermées, et se tint au milieu d’eux, et leur dit ; La paix soit avec vous. Il dit ensuite à Thomas, porte ici ton doigt (Jean, XX, 26), et ce qui suit. Et dans l’évangile selon Saint Luc, comme Simon et Cléopas s’entretenaient des choses qui lui étaient arrivées, il les alla joindre, et il marchait avec eux. Mais leurs yeux étaient retenus de sorte qu’ils ne le reconnaissaient point. Et il leur dit : De quoi vous entretenez-vous ainsi dans votre chemin ? Enfin quand leurs yeux s’ouvrirent et qu’ils le reconnurent. L’Écriture dit en propres termes, qu’alors il disparut de devant eux (Luc, XXIV, 14, 31). Celse a donc beau vouloir mettre les apparitions de Jésus au rang des visions, et ceux qui l’ont vu ressuscité au rang des visionnaires, il n’y a point de personne équitable et intelligente, qui ne reconnaisse aisément que dans cette histoire il y a quelque chose de plus merveilleux que dans toutes les autres.

Il nous fait ensuite une objection qui n’est pas à mépriser, lorsqu’il dit : Si Jésus voulait faire paraître évidemment sa vertu divine, il fallait donc qu’il se montrât à ses propres ennemis, au juge qui l’avait condamné, et généralement à tout le monde. Les livres sacrés nous apprennent en effet que depuis sa résurrection il ne se montra pas en public ni indifféremment à tous comme auparavant. Il est dit, dans le livre des Actes, qu’il se fit voir à ses disciples pendant quarante jours. leur parlant du royaume de Dieu (Act., I. 3). Et nous voyons dans l’Évangile qu’il n’était pas continuellement avec eux, mais qu’il leur apparaissait tantôt après huit jours d’intervalle, se trouvant au milieu d’eux, quoique les portes fussent fermées, tantôt de quelque autre manière (Jean. XX, 26). Saint Paul aussi vers la fin de la dernière épître aux Corinthiens, témoigne assez que Jésus ne se laissait plus voir comme il avait fait avant sa passion. Je vous ai premièrement enseigné, dit-il, et comme donné en dépôt ce que j’avais moi-même reçu, savoir que Jésus-Christ a souffert la mort pour nos péchés, selon les Écritures ; qu’il a été enseveli et qu’il est ressuscité le troisième jour, selon les mêmes Écritures ; qu’il s’est fait voir à Cephas, puis aux douze ; qu’après il a été vu de plus de cinq cents frères à la fois, dont la plupart vivent encore, et quelques-uns sont morts ; qu’ensuite il s’est fait voir à Jacques, puis à tous les apôtres ; et qu’enfin après tous les autres il s’est fait voir à moi-même, comme à un avorton (I Cor., XV, 3). Il y a donc ici, sans doute, quelque chose de grand et de merveilleux que Jésus ne se soit pas fait voir de même manière devant et après sa résurrection ; et l’on n’en saurait approfondir les raisons que l’on n’y découvre des mystères surprenants, non seulement pour le commun des fidèles, mais même pour les plus avancés. Dans un écrit comme celui-ci qui est destiné, non à l’éclaircissement des matières, mais à la défense des chrétiens et de leur foi, il n’y a pas moyen de tout dire : voyons pourtant si le peu que nous dirons ne suffira point pour donner une satisfaction raisonnable à ceux qui liront cette dispute. Quoique Jésus ne fût qu’un en soi, il était néanmoins plusieurs choses par rapport aux divers égards sous lesquels on le considérait, et il ne paraissait pas le même à tous ceux qui le voyaient. Qu’il fût plusieurs choses, considéré sous divers égards, cela est clair par ces passages : Je suis la voie, la vérité et la vie ; je suis le pain ; je suis la porte (Jean, XIV, 6 ; VI, 35 ; X, 9), et par une infinité d’autres.

Il ne sera pas moins clair qu’il ne paraissait pas le même à tous ceux qui le voyaient, mais à chacun selon sa portée, si l’on se souvient que de tous les apôtres il ne prit que Pierre, Jacques et Jean pour l’accompagner sur la haute montagne où il fut transfiguré (Matth., XVII, 1). Car il en usa de la sorte parce qu’il n’y avait que ces trois qui fussent capables de le voir dans cette gloire, de considérer celle de Moïse et d’Élie, d’écouter l’entretien que ces prophètes devaient avoir avec lui, et d’entendre la voix céleste qui devait sortir de la nuée. Je crois aussi qu’avant qu’il montât sur la montagne où ses disciples seuls le suivirent, et il leur fit le discours des béatitudes (Matth., V, 1) ; il ne parut pas à ceux qu’on lui apporta sur le soir, au pied de cette montagne, et qu’il guérit de toutes leurs maladies et de toutes leurs langueurs (Ibid., IV, 24), il ne parut pas, dis-je, à ces personnes infirmes qui avaient besoin de son secours, le même qu’à ceux que leur santé rendait assez forts pour pouvoir monter avec lui. Et lorsqu’il expliquait, en particulier, à ses disciples les paraboles dont il s’était servi, en parlant à ceux de dehors, il faut croire que comme ceux à qui il donnait cette explication, avaient l’ouïe plus exquise que les autres à qui il n’expliquait rien : ils avaient pareillement la vue plus nette (Ibid., XIII, 16, 18). On ne peut le nier des yeux de l’âme ; et selon mon sentiment, on le doit aussi avouer de ceux du corps. Tout de même, quand Judas, conduisant la troupe de ceux à qui il devait livrer son maître, leur disait, comme s’ils n’avaient pas connu celui qu’ils cherchaient : C’est celui que je baiserai (Ibid., XXVI, 48) ; il fait bien voir par-là que Jésus ne paraissait pas le même en tout temps. Et c’est encore là que je rapporte ces paroles de notre Sauveur : J’étais tous les jours avec vous dans le temple, et vous ne m’avez point pris (Ibid., 55). Ayant donc une telle opinion de Jésus, non seulement à l’égard de la divinité qui était cachée au dedans de lui, et qui ne se manifestait qu’à peu de personnes, mais aussi à l’égard de son corps dont il changeait la forme quand il lui plaisait, et pour qui il lui plaisait ; nous disons qu’avant qu’il eût désarmé les principautés et les puissances (Col., II, 15), et qu’il fut mort au péché (Rom., VI, 10), tout le monde était capable de le voir ; mais depuis qu’il les eut désarmés, et qu’il eut laissé ce qu’il avait de proportionné aux yeux des hommes du commun, et il ne put plus être vu de tous ceux qui le voyaient auparavant ; d’où il paraît que ce fut pour épargner les faibles, qu’il ne se montra pas à tout le monde, après qu’il fut ressuscité. Mais que dis-je qu’il ne se montra pas à tout le monde ? il ne fut pas même toujours avec ses apôtres et avec ses disciples, et il ne se fit pas voir à eux sans interruption. Il les aurait éblouis par une présence continuelle ; car après le temps de son séjour sur la terre, sa divinité avait pris un nouvel éclat. Cephas, ou Pierre, qui était comme les prémices des apôtres, fut le premier qui le put voir en cet état glorieux (I Cor., XV, 5). Les douze le virent après lui, Matthias ayant été mis en la place de Judas (Act.. I, 26). Il fut vu ensuite de cinq cents de nos frères à la fois, puis de Jacques, puis encore de tous ceux qui, outre les douze, portaient le nom d’apôtres, ce qui se doit peut-être entendre des soixante-dix disciples. Enfin, après tous les autres, il se fit voir aussi à Paul, comme à un avorton (Luc. X, 1), qui savait bien pourquoi il disait : J’ai reçu cette grâce, moi qui suis le plus petit d’entre tous les saints (Ephés., III, 3). Et je croirais aisément que ce plus petit et cet avorton ne signifient qu’une même chose. Comme il y aurait donc de l’injustice de trouver mauvais que Jésus n’ait pas pris tous ses apôtres pour témoins de sa transfiguration, et qu’il n’ait fait monter avec lui sur la montagne, pour l’y voir sous des habits brillants de lumière, et s’entretenant avec Moïse et Élie tout couverts de gloire, que les trois que nous avons nommés ; ce serait aussi être peu équitable que de former des difficultés sur ce que les apôtres nous disent que Jésus après sa résurrection, ne se montra pas à tout le monde, mais seulement à ceux dont il savait que les yeux auraient la force de le voir ressuscité. L’on peut encore, si je ne me trompe, appuyer de cet autre passage les choses que nous venons d’établir : C’est afin d’avoir la domination sur les morts et sur les vivants, que Jésus-Christ est mort et qu’il est ressuscité (Rom., XIV, 9). Vous voyez qu’il est dit là que Jésus est mort pour avoir la domination sur les morts, et qu’il est ressuscité afin que sa domination s’étendit non sur les morts seuls, mais sur les vivants aussi. Par ces morts sur qui Jésus doit avoir la domination, l’apôtre entend sans doute les mêmes que ceux dont il parle ainsi dans la première épître aux Corinthiens : La trompette sonnera, et les morts ressusciteront en un état incorruptible (I Cor., XV, 52). Et par les vivants, il entend, outre les morts qui auront été ressuscites, quelque autres personnes différentes, savoir celles qui seront changées ; car après avoir dit que les morts ressusciteraient les premiers, il ajoute : Et alors nous serons changés. Dans la première épître aux Thessaloniciens, il exprime en d’autres termes la même différence qui se doit trouver entre les morts et les vivants (I Thess., IV, 13). Je ne veux pas, dit-il, mes frères, que vous ignoriez ce que vous devez savoir touchant ceux qui dorment du sommeil de la mort, afin que vous ne vous en attristiez pas, comme font les autres hommes qui n’ont point d’espérance ; car si nous croyons que Jésus est mort et qu’il est ressuscité, nous devons croire aussi que Dieu amènera avec Jésus ceux qui se seront endormis en lui du sommeil de la mort. Et je vous dis, au nom du Seigneur, que nous qui vivons et qui serons réservés pour son avènement, nous ne préviendrons point ceux qui sont déjà dans le sommeil de la mort (Jean, XIX, 34). On trouvera ces passages expliqués comme nous estimons qu’ils le doivent être, dans nos commentaires sur la première épître aux Thessaloniciens. Ne vous étonnez pas au reste si toutes les troupes qui avaient cru en Jésus ne le virent pas après sa résurrection, puisque saint Paul dit même aux Corinthiens Qu’il n’a point fait profession de savoir autre chose, parmi eux, que Jésus-Christ, et Jésus-Christ crucifié (I Cor., II, 2), comme jugeant le reste au-dessus de leur portée. C’est où l’on peut rapporter aussi ce qu’il leur écrit dans la suite : Vous n’en étiez pas alors capables, et vous ne l’êtes pas même à présent, parce que vous êtes encore charnels (I Cor., III. 2). L’Écriture donc où toutes choses sont dispensées avec une sagesse divine, nous apprend que Jésus se laissait voir indifféremment à tout le monde, avant sa passion, quoiqu’il ne le fît pourtant pas toujours ; mais qu’après qu’il eut souffert, il en usa d’une autre manière, et ne se montra qu’avec réserve, traitant chacun selon la mesure de ses forces (Gen., XII, 7). Car comme lorsqu’il est dit que Dieu apparut à Abraham, ou à quelque autre des anciens pères, on conçoit que ces apparitions ne sont faites que par intervalles, et qu’elles n’ont pas été communes à tous ; il faut concevoir que Jésus, le fils de Dieu, s’est fait voir à peu près de la même sorte, et avec les mêmes égards que Dieu se présentait autrefois à ces saints hommes.

Ainsi, nous avons répondu, autant que la faiblesse de nos lumières et le dessein de cet écrit nous ont permis de le faire, à cette objection de Celse : Si Jésus voulait faire paraître évidemment sa vertu divine, il fallait donc qu’il se montrât à ses propres ennemis, au juge, qui l’avait condamné, et généralement à tout te monde. Je dis, au contraire, qu’il ne devait se montrer ni à ses ennemis ni à son juge, parce qu’il voulait épargner et son juge et ses ennemis ; de peur qu’ils ne fussent frappés d’un aveuglement pareil à celui dont furent frappés les habitants de Sodome, lorsqu’ils dressaient des embûches à la beauté des anges que Lot avait reçus pour hôtes dans sa maison. En voici l’histoire : Alors, ces hommes avançant la main, firent rentrer Lot auprès d’eux dans la maison ; et ayant fermé la porte, ils frappèrent d’aveuglement ceux qui étaient au dehors, depuis le plus petit jusqu’au plus grand ; de sorte qu’ils se lassèrent à chercher la porte (Gen., XIX, 10). En un mot, l’intention de Jésus était de découvrir sa vertu divine à tous ceux qui la pourraient voir, selon que chacun s’en trouverait capable : s’il s’est tenu caché, c’a été uniquement à cause de ceux qui n’étaient pas disposés comme ils devaient l’être, pour pouvoir soutenir sa vue. Il n’y a donc rien de plus vain que cette raison de Celse : Car il n’avait plus rien à craindre de la part des hommes, puisqu’il avait passé par la mort ; et (que d’ailleurs il était Dieu, à ce que vous dites : et quand il fut envoyé au monde, ce ne fut pas pour y demeurer caché. Il y vint, et pour être connu, et pour demeurer caché : car ceux-là mêmes qui le connaissaient, ne connaissaient pas pourtant tout ce qu’il était. Il y avait toujours en lui quelque chose de caché pour eux ; et il n’avait rien qui ne le fût pour quelques autres : mais à ceux qui étant nés dans la nuit et dans les ténèbres, s’étudiaient à devenir les enfants du jour et de la lumière, il leur ouvrait les portes de la lumière. Notre-Seigneur est semblable à un bon médecin : il est venu pour nous sauver, nous qui sommes couverts de péchés, plutôt que pour sauver les justes (Matth., IX, 12, 13).

Voyons maintenant ce qu’ajouté le juif de Celse. S’il avait dessein, dit-il, de donner des preuves de sa divinité, il aurait mieux fait de disparaître tout d’un coup de dessus la croix. Il me semble que j’entends parler les ennemis de la Providence, qui se bâtissent un monde différent du nôtre, et qui disent : Si le monde était tel que nous le représentons, il serait beaucoup mieux qu’il n’est. Mais il se trouve toujours que si la description qu’ils nous font est dans les termes de la possibilité, ils augmentent autant qu’il dépend d’eux les désordres qu’ils prétendent corriger ; ou que, s’il semble qu’ils n’en introduisent pas de plus grands, ils supposent des choses qui répugnent à la nature. Ainsi, ils se rendent ridicules de façon ou d’autre. Pour ce qui regarde Jésus, s’il devait passer à une condition plus divine, on m’avouera qu’il n’était pas impossible qu’il ne se vît en état de disparaître quand il lui plairait. Cela est clair de soi-même. Et l’histoire de l’Évangile n’en laisse douter que ceux qui la reçoivent pour véritable, lorsqu’ils y peuvent trouver l’occasion de faire quelque reproche aux chrétiens, mais qui, autrement, la rejettent comme fabuleuse ; car Saint Luc nous apprend que Jésus, après sa résurrection, étant à table avec Simon et Cléopas, il prit le pain et le bénit, et l’ayant rompu, il le leur donna : qu’en même temps leurs yeux s’ouvrirent, et qu’ils le reconnurent ; mais qu’il disparut de devant eux (Luc, XXIV, 30). Il ne reste donc qu’à montrer, que par rapport à tout le dessein qu’il avait eu en venant au monde, il n’aurait pas mieux fait de disparaître tout d’un coup de dessus la croix, où son corps était attaché. C’est aussi ce que nous vouloir faire. Dans les choses qui sont arrivées à Jésus, il ne faut pas, quand nous les lisons, s’arrêter au sens simple et littéral de l’histoire, comme si toute la vérité y était renfermée. Ceux qui les considèrent avec un esprit éclairé, reconnaissent aisément qu’il n’y en a point qui ne soit le symbole et la figure quelque autre. Par exemple, lorsque Jésus a été crucifié, il nous a laissé un symbole, dont la vérité se trouve dans ces paroles : Je suis crucifié avec Jésus-Christ (Gal., II, 20, 6, 14) : et dans ces autres encore : A Dieu ne plaise que je me glorifie en autre chose qu’en la croix de Notre-Seigneur Jésus-Christ, par laquelle le monde est crucifié pour moi comme je le suis pour le monde (Rom., VI, 10). Il a été nécessaire qu’il mourût, afin qu’on pût dire : Quant à ce qu’il est mort, il est mort une seule fois au péché (Philipp., III, 10) ; et que les justes étant faits conformes à sa mort, s’assurassent que s’ils meurent avec lui, ils vivront aussi avec lui (II Tim., II, 11). On doit faire une pareille application de sa sépulture à ceux qui ont été faits conformes à sa mort, on ce qu’ils ont été crucifiés et qu’ils sont morts avec lui. Saint Paul nous l’enseigne quand il dit : Nous avons été ensevelis avec lui par le baptême, et nous sommes ressuscites avec lui (Rom., VI, 4). Mais nous parlerons plus particulièrement ailleurs, et de sa sépulture, et de son tombeau, et de celui qui prit le soin de l’ensevelir, lorsque nous expliquerons toutes ces choses, de dessein formé. Il suffit, pour cette heure, de remarquer ce qui nous est dit du linceul net, dans lequel il fallait qu’un corps aussi pur que celui de Jésus fût enveloppé, et du sépulcre neuf que Joseph avait fait tailler dans le roc, où l’on n’avait encore enterré personne, et comme Saint Jean s’exprime, où personne n’avait encore été mis (Matth., XXVII, 59 ; Luc, XXIII, 53 ; Jean, XIX, 41). Considérez donc, je vous prie, si le consentement unanime arec lequel trois évangélistes, en parlant de ce sépulcre, marquent expressément qu’il était taillé ou creusé dans le roc (Matth., XXVII, 60 ; Marc, XV, 46 ; Luc, XXIII, 53), ne mérite pas qu’on y fasse réflexion, et si ceux qui s’appliquent à pénétrer tout le sens des Écritures, ne doivent pas chercher là-dedans quelque chose de mystérieux, aussi bien que dans l’observation que font Saint Matthieu et Saint Jean, que c’était un sépulcre neuf, et dans celle de Saint Luc et de Saint Jean, que personne n’y avait encore été mis (Matth., XXVII, 60 ; Jean. XIX, 41). C’est qu’il fallait sans doute qu’un mort qui n’était pas semblable aux autres, mais qui dans sa mort même avait donné des signes de vie par le sang et par l’eau qui étaient sortis de son côté (Luc, XXIII, 53 ; Jean, XIX, 41) ; qu’un mort qui, pour ainsi dire, était d’une nouvelle espèce, fût mis dans un sépulcre neuf : et aussi dans un sépulcre pur, afin que sa sépulture eut de la conformité avec sa naissance. Sa naissance avait été si pure, qu’il ne la devait qu’à une vierge ; au lieu que les deux sexes contribuent à celle des autres hommes. Il fallait donc aussi qu’il y eût de la pureté dans sa sépulture : et cette pureté fut représentée symboliquement par les qualités du sépulcre neuf ; et composé non de pierres ramassées qui n’eussent ensemble aucune liaison naturelle, mais d’une seule et même pierre qu’on avait creusée ou taillée pour cet usage. Il y aurait ici plusieurs considérations à faire ; et l’on pourrait de ces figures, monter jusqu’aux choses mêmes qu’elles figuraient : mais c’est une matière et trop riche et trop sublime pour être traitée en passant ; il lui faut un traité exprès et une occasion plus favorable. Tout ce qu’on peut dire maintenant sur ce sujet, c’est que Jésus était obligé de soutenir jusqu’au bout le caractère qu’il avait pris. Il avait bien voulu être attaché à une croix et mourir là comme un homme ; la suite des choses demandait donc qu’il fût aussi enseveli comme un homme. Mais supposons qu’on lise dans les Évangiles qu’il ait tout d’un coup disparu de dessus la croix : Celse et les autres incrédules n’y trouveraient pas moins à redire, et ils nous demanderaient sans doute : Pourquoi a-t-il attendu à disparaître qu’il eût été crucifié ? que n’a-t-il prévenu son supplice ? Si l’Évangile leur donne donc occasion de nous insulter, en ce qu’il rapporte fidèlement les choses comme elles se sont passées ; au lieu de feindre que Jésus ait disparu tout d’un coup de dessus la croix, comme ils jugent qu’il aurait été mieux, quelle raison peuvent-ils avoir de ne pas croire pareillement sur le rapport du même Évangile, que Jésus soit ressuscité ; et qu’après sa résurrection il se soit fait voir, tantôt à tous ses disciples, se présentant au milieu d’eux quoique les portes fussent fermées (Jean, XX, 19), tantôt, selon que bon lui semblait, à deux seulement leur donnant le pain, et disparaissant aussitôt après s’être entretenu quelque temps avec eux (Luc, XXIV, 30) ?

Mais sur quoi se fonde le juif de Celse, pour prétendre que Jésus se soit caché ? Quel ambassadeur s’est jamais caché, dit-il, au lieu d’exposer sa commission ? Jésus témoigne bien qu’il ne s’était pas caché, lorsqu’il dit à ceux qui étaient venus pour le prendre : J’enseignais tous les jours publiquement dans le temple et vous ne m’avez point pris (Marc., XIV, 49). Ce que Celse ajoute n’est qu’une vaine répétition : et pour nous, sans répéter nos réponses, nous nous contenterons d’avoir réfuté par avance ce qu’il dit ici : Est-ce parce qu’on ne pouvait se persuader qu’il eût un corps et qu’on était suffisamment convaincu de sa résurrection, que, pendant sa vie, il prêchait sans ménagement à tout le monde, et qu’après sa mort il ne s’est fait voir qu’en cachette à une misérable femme et à quelques autres de ses plus affidés ? Encore n’est-il pas vrai que Jésus ne se soit fait voir qu’à une seule femme, puisque Saint Matthieu écrit dans son Évangile : Cette semaine étant passée et le premier jour de la suivante commençant à luire, Marie Madeleine et l’autre Marie vinrent pour voir le sépulcre (Matth., XXVIII, 1) ? Alors il se fit, tout d’un coup un grand tremblement de terre : car un ange du Seigneur descendit du ciel et vint renverser la pierre (Ibid., 9). Et un peu après : En même temps Jésus se présenta devant elles (savoir, devant ces deux Maries) et leur dit ; Le salut vous soit donné : et elles, s’approchant, lui embrassèrent les pieds et l’adorèrent. Nous avons aussi répondu à ce qui suit ; que son supplice a eu une infinité de témoins et sa résurrection n’en a eu qu’un seul ; lorsque nous avons expliqué pourquoi il ne s’était pas fait voir à tout le monde. J’ajouterai seulement ici, que tout le monde était capable de voir ce qu’il y avait d’humain en sa personne ; mais que ce qu’il y avait de plus divin, était au-dessus de la portée de plusieurs. Quand je parle d’humain et de divin, je regarde les choses par opposition et non par le rapport que les unes ont avec les autres. Mais remarquez, je vous prie, la contradiction manifeste où Celse est tombé. Après avoir dit que Jésus ne s’était fait voir qu’en cachette à une misérable femme et à quelques autres de ses plus affidés, il ajoute incontinent : son supplice a eu une infinité de témoins et sa résurrection n’en a eu qu’un seul. Il fallait, poursuit-il, que ce fût tout le contraire. Qu’est-ce donc qu’il fallait à son avis ? Que les choses arrivassent tout au contraire de ce qu’elles sont arrivées, c’est-à-dire qu’au lieu que son supplice a eu une infinité de témoins et sa résurrection n’en a eu qu’un seul, son supplice n’eût qu’un seul témoin et sa résurrection en eût une infinité. On ne saurait donner d’autre sens à ces paroles, Il fallait que ce fût tout le contraire : et chacun voit qu’avec celui-là, elles demandent une chose tout ensemble absurde et impossible.

Jésus, au reste, nous apprend qui c’est qui l’a envoyé lorsqu’il dit : Nul autre que le Fils, ne connaît le Père (Matth., XI, 27). Et, Nul homme n’a jamais vu Dieu ; c’est le Fils unique qui est dans le sein du Père et qui est Dieu lui-même, qui l’a fait connaître (Jean, I, 18). C’est ce Fils, en effet, qui a révélé à ses véritables disciples ce qu’ils devaient croire de Dieu : et c’est sur le modèle d’une si parfaite théologie, que nous prenons à tâche de former la nôtre, trouvant dans l’Écriture : Dieu est la lumière même et il n’y a point en lui de ténèbres (I Jean, I, 5) : Et ailleurs : Dieu est esprit et il faut que ceux qui l’adorent, l’adorent en esprit et en vérité (Jean, IV, 24). Si l’on veut savoir ensuite pour quel dessein le Père l’a envoyé, l’on aura de quoi se satisfaire pleinement soit que l’on s’adresse aux prophètes qui ont prédit les choses qui lui devaient arriver ou que l’on consulte les écrits des évangélistes et des apôtres ; particulièrement les épîtres de Saint Paul. L’on y apprendra que Jésus est venu au monde pour répandre la lumière du salut sur ceux, qui s’étudient à la piété et pour punir ceux qui vivent dans le désordre et non pas comme Celse veut le faire croire mal à propos, pour éclairer les premiers dans leur conduite et pour faire grâce aux autres, soit qu’ils se repentent de leurs péchés ou qu’ils y persévèrent.

Le juif prétendant que nos auteurs s’accordent mal avec eux-mêmes en ce qu’ils nous disent de Jésus, nous demande encore : S’il voulait demeurer caché, pourquoi une voix venant du ciel déclara-t-elle hautement qu’il était le Fils de Dieu ? et s’il voulait être connu, pourquoi s’est-il laissé conduire au supplice ; pourquoi est-il mort ? Mais il ne prend pas garde que l’intention de Jésus n’était, ni de se faire connaître à tout le monde sans distinction, ni de demeurer absolument caché. Aussi ne lisons-nous pas que la voix céleste, qui déclara qu’il était le Fils de Dieu, en disant ; C’est ici mon Fils bien-aimé, dans lequel j’ai mis toute mon affection (Matth., III, 17), fut formée en sorte que les troupes la pussent entendre, comme se l’imagine le juif de Celse (Matth., XVII, 5). Et l’autre voix, qui sortit d’une nuée sur une fort haute montagne, ne put être entendue que de ceux qui étaient montés avec Jésus : les voix divines avant même cette propriété de ne se faire entendre qu’à ceux de qui celui qui parle veut être entendu. Pour ne point dire que les voix dont il s’agit ne peuvent être ni un air agité, ni une secousse de l’air, ni rien de tout ce que les philosophes veulent que soit la voix : ce qui fait que le sens qu’elles frappent doit être un sens plus exquis et plus divin que celui l’ouïe ordinaire, et que quand Dieu, qui les forme, ne veut pas être entendu de tout le monde, il l’est seulement de ceux qui ont ce sens exquis et divin, pendant que les autres, qui ont l’ouïe de leurs âmes mal disposée, demeurent sourds pour ce qu’il dit. Voilà pour ce qui regarde ces paroles : Pourquoi une voix venant du ciel déclara-t-elle hautement qu’il était le Fils de Dieu ? A l’égard de ces autres : S’il voulait être connu, pourquoi s’est-il laissé conduire au supplice ? pourquoi est-il mort ? Nous y avons suffisamment répondu ci-dessus, lorsque nous avons traité de sa passion avec une assez grande étendue.

Le juif continue ses attaques par une conséquence mal tirée : car, de ce que Jésus a voulu par ses souffrances nous apprendre à mépriser la mort, il ne s’ensuit pas qu’après sa résurrection il ait dû appeler tous les hommes à la lumière et leur enseigner publiquement pour quel dessein il était descendu du ciel (Matth. XI, 28). Il avait déjà auparavant appelé tous les hommes à la lumière lorsqu’il avait dit : Vous tous qui êtes travaillés et chargés, venez à moi et je vous soulagerai (Matth., V, 3). Il avait aussi expliqué le dessein de sa descente sur la terre dans ce long sermon qu’il avait fait touchant les béatitudes et touchant les autres sujets qu’il y a joints, et dans ses paraboles et dans les disputes contre les docteurs de la loi et contre les pharisiens. L’évangile selon Saint Jean, d’un bout à l’autre, nous fournit des preuves que les discours de Jésus étaient tout remplis de grandeur, mais d’une grandeur qui se faisait bien plus remarquer dans les choses que dans les paroles : et les autres évangiles témoignent que ce qu’il disait était accompagné d’une autorité qui donnait de l’admiration à tout le monde (Matth., VII, 29, etc.).

Pour conclusion, le juif de Celse ajoute : Il n’y a rien là qui ne soit tiré de vos propres auteurs : nous n’avons que faire d’autres témoins ; vous vous réfutez assez vous-mêmes. Mais nous avons fait voir qu’outre ce qu’il tire des écrits de nos évangélistes, ce juif mêle et dans ce qu’il dit à Jésus et dans ce qu’il nous dit, beaucoup de choses indignes une dispute sérieuse : et je ne pense pas qu’il ait prouvé jusqu’ici que nous nous réfutions nous-mêmes ; ce n’est qu’une vaine imagination. Grand Dieu du ciel ! s’écrie-t-il aussitôt après, quel Dieu, se présentant aux hommes, a jamais trouvé de l’incrédulité en eux ? Je réponds, que selon le récit de Moïse même, Dieu s’était fort clairement présenté aux Juifs non seulement par les signes et par les prodiges qu’il avait faits en Égypte, par le passage au travers de la mer Rouge, par la colonne de feu et par la nuée lumineuse, mais encore par la publication du décalogue, faite en la présence de tout le peuple : et cependant il trouva de l’incrédulité en ceux qui avaient vu toutes ces merveilles ; car s’ils n’eussent pas été incrédules pour ce Dieu qu’ils avaient vu et entendu, ils ne se fussent pas fait un veau d’or, et ils n’eussent pas changé leur gloire en la figure d’un bœuf qui broute l’herbe (Ps. CVI, 20). Ils ne se fussent pas dit les uns aux autres, parlant de ce veau : Ce sont ici tes dieux, Israël, qui t’ont retiré d’Egypte. Sur quoi je vous prie de remarquer si ce n’est pas l’effet du même génie de résister à tant de miracles et à des révélations si expresses comme la loi des Juifs nous apprend que fil autrefois ce peuple dans tout le voyage du désert ; et de ne se rendre ni aux discours pleins d’autorité, ni aux actions merveilleuses que Jésus faisait tous les jours devant eux après être venu au monde d’une manière si surprenante. Je crois qu’il n’en faut pas davantage pour montrer que si les Juifs rejettent Jésus, ils ne font rien en cela qui ne soit conforme à ce que nous lisons de leur ancienne conduite. En effet, sur ce que le juif de Celse nous demande : Quel Dieu, se présentant aux hommes, a jamais trouvé de l’incrédulité en eux surtout si ces hommes étaient avertis de sa venue ? Pouvaient-ils ne le pas connaître s’ils l’attendaient depuis si longtemps ? Je voudrais à mon tour demander aux autres Juifs : Comment désirez-vous que nous répondions ? Quels sont, selon votre sentiment, les plus grands miracles, ou ceux d’Égypte et du désert, ou ceux que nous disons que Jésus, a faits parmi vous ? Si vous vous déclarez pour ceux-là, ne s’ensuit-il pas évidemment que des personnes qui ont résisté aux plus grands ont bien pu mépriser les plus petits, tel que nous supposons ici qu’ont été ceux de Jésus ? Si vous dites que les miracles de Jésus et ceux de Moïse sont égaux, faut-il s’étonner qu’un même peuple ait témoigné la même incrédulité en des occasions toutes pareilles ? Car quand vous péchâtes contre Dieu en refusant de croire Moïse, il s’agissait du premier établissement de votre loi : et il s’agit ici, tout de même, du premier établissement de la loi nouvelle, de l’alliance dont nous disons que Jésus est le médiateur. Lors donc que vous rejetez Jésus, vous faites bien voir que vous êtes les enfants de ces incrédules du désert ; et, comme disait notre Sauveur, vous témoignez assez que vous consentez à ce qu’ont fait vos pères (Luc, XI, 48). Ainsi cette prophétie trouve en vous son accomplissement : Votre vie sera en suspens devant vous, et vous ne saurez ce que vous en devrez croire (Deut., XXVIII, 66). En effet, quand la vraie vie des hommes est venue se présenter à vous, vous n’avez pas su en croire ce que vous deviez.

Celse, introduisant un juif dans cette dispute, n’a rien pu lui faire dire contre nous qui ne retombe sur la loi et sur les prophètes. Il accuse Jésus de s’emporter légèrement aux menaces et aux imprécations, témoin ses : Malheur à vous, et ses : Je vous dénonce. Par où il confesse ouvertement, dit-il, qu’il n’avait pas la force de persuader ; et qu’il ne mérite de porter ni le nom de Dieu ni même celui d’homme sage (Matth., XI, 21 ; XXXIII, 13). Mais il est évident que cela ne nous regarde pas plus que le juif : car Dieu use aussi de menaces et d’imprécations dans les anciennes Écritures ; et il ne s’y trouve pas moins de malheur à vous que dans l’Évangile. Malheur à vous ! dit le prophète Isaïe, qui joignez maison à maison et champ à champ. Malheur à vous ! qui vous levez dés le jour pour chercher à vous enivrer. Malheur à vous ! qui tirez l’iniquité comme avec une longue corde. Malheur à vous ! qui appelez le mal bien et le bien mal. Malheur à vous ! qui êtes vaillants à boire (Is., V, 8, 11, 18, 20, 22). Il y a une infinité d’autres imprécations semblables. En voici encore une qui vaut toutes celles que l’on peul alléguer : Malheur à vous ! peuple pécheur, nation chargée d’iniquités, génération dépravée, enfants débauchés (Ib. I), ; et ce qui suit. Et le prophète y ajoute des menaces qui ne sont pas moins fortes que celles qu’on reproche à Jésus. Celle-ci n’est-elle pas terrible : Vos campagnes seront désolées, et vos villes seront réduites en cendres ? Votre pays sera dévoré et ravagé à vos yeux par des étrangers qui en feront un désert (Ib., I, 7). Il faut encore mettre au même rang que les expressions précédentes celle de Dieu dans Ézéchiel où parlant du peuple il dit au prophète : Tu demeures avec des scorpions (Ezéch., II, 6). Est-ce donc sérieusement, Celse, que vous faites dire à votre juif : Que Jésus s’emporte légèrement aux imprécations et aux menaces, témoin ses Malheur à vous, et ses Je vous dénonce ? Ne voyez-vous point qu’il ne dit rien de Jésus qu’on ne lui puisse dire de Dieu ; et que si ses reproches sont bien fondés, celui qui parle dans les prophètes n’a pas la force de persuader, non plus que celui qui parle dans les Évangiles ? Les malédictions qui se lisent en si grand nombre dans le Lévitique et dans le Deutéronome, sont aussi très propres à montrer que le juif n’a nulle raison d’accuser Jésus d’emportement : car il est obligé de les soutenir, à moins qu’il n’abandonne la cause de l’Écriture ; et il ne peut rien dire pour elles que nous ne disions comme lui, et en plus forts termes, pour justifier Jésus des menaces et des imprécations qu’il lui objecte. Mais il pourrait bien avoir besoin que nous lui aidions à défendre la loi de Moïse, nous qui avons appris de Jésus quel en est le véritable sens. S’il voulait pourtant étudier un peu l’esprit des prophètes, il ne lui serait pas difficile de faire voir que Dieu ne s’emporte point légèrement aux imprécations et aux menaces lorsqu’il dit, Malheur à vous ! ou Je vous dénonce ; et que Celse a tort de prétendre que ce que Dieu fait pour convertir les pécheurs soient des choses qu’un homme sage ne voudrait pas faire. Au défaut du juif, les chrétiens qui reconnaissent que c’est un seul et même Dieu qui a autrefois parlé par les prophètes et depuis par Notre-Seigneur, sauront bien prouver qu’il n’y a rien de plus raisonnable ce que Celse appelle des menaces et des imprécations. Pour en toucher ici quelque chose, quoi ! pourrais-je dire à Celse, qui veut qu’on le croie si bien instruit et dans les sciences du siècle et dans les noires ; quoi ! lorsque Mercure parle ainsi à Ulysse dans Homère, « Que fais-tu, malheureux, dans cette solitude ? (ODYSS., liv. X, v. 281.) » vous vous payez de cette raison, qu’il lui parle rudement pour le faire penser à son devoir ; parce que c’est aux sirènes, Autour de qui s’élève un grand tas d’ossements. (ODYSS., liv. XII, v. 45) à user de ces paroles douces et flatteuses : Viens, honneur du nom grec, sage et vaillant Ulysse (vers 184.) et s’il arrive que quelqu’un de nos prophètes, ou Jésus lui-même, travaillant à la conversion des hommes, se servent d’un Malheur à vous ! ou de quelque autre de ces expressions, que vous nommez emportées, vous ne pouvez croire qu’ils aient pour but le bien de leurs auditeurs, ni que cette sévérité renferme un remède souverain pour la guérison de l’âme ? Vous voudriez peut-être que quand Dieu, ou notre Sauveur, qui participe à la nature divine, traite avec les hommes, il considérât simplement ce qu’il est et ce qu’il se doit, sans avoir nul égard à ceux avec qui il traite, quelque besoin qu’ils aient que l’on ménage leur esprit, et que l’on s’accommode à leur génie si l’on veut pénétrer dans leur cœur. N’est-ce pas encore une chose bien ridicule de reprocher à Jésus qu’il n’a pas eu la force de persuader ? On dirait que cela ne regarde que lui seul : cependant le Juif ne peut nier que les écrits de ses prophètes ne soient remplis de pareils exemples ; et les Grecs savent aussi que leurs sages les plus célèbres n’ont pu persuader à leurs envieux, à leurs accusateurs, ni à leurs juges, de se corriger de leurs vices, et de se porter à la vertu par l’étude de la philosophie.

Il faut croire que c’est pour s’accommoder aux principes du judaïsme que Celse fait ensuite dire à son juif : Nous avons bien cette espérance, que nous ressusciterons un jour avec nos corps pour jouir de l’immortalité et que celui que nous attendons sera le modèle et le premier exemple de cette résurrection, faisant voir en sa personne qu’elle n’est pas impossible à Dieu. Je ne sais pourtant si un juif voudrait dire que le messie qu’ils attendent doit donner, en sa personne, un modèle de la résurrection : mais soit ; je veux qu’il en juge ri qu’il en parle de la sorte ; nous n’avons pour lui répondre qu’à lui demander. Est-il possible que vous, qui dites que vous disputez contre nous sur le témoignage de nos auteurs, ayez lu, dans leurs écrits, tout ce dont vous croyez pouvoir tirer avantage et que vous n’ayez point pris garde qu’ils disent que Jésus est ressuscité et qu’il est le premier né d’entre les morts (Col., I, 18) ? ou, s’ensuit-il qu’ils ne l’aient pas dit, de ce que vous refusez de le reconnaître ? Je ne crois pas, au reste, qu’il soit à propos de s’arrêter à prouver la résurrection des corps puisque le juif de Celse, qui est celui à qui nous avons affaire, en parle comme d’un dogme qu’il avoue, soit qu’il l’avoue de bonne foi et qu’il en possède bien les preuves, ou qu’il feigne seulement de l’avouer. Nous nous contenterons donc de lui avoir ainsi répondu. Mais puisqu’il ajoute : Où est-il donc, afin que nous le voyions et que nous croyions ? nous lui dirons aussi : Où est donc présentement celui qui parlait autrefois par les prophètes, et qui a fait ces anciens miracles ? ou est-il, afin que nous le voyions et que nous croyions que vous êtes l’héritage de Dieu ? Vous sera-t-il permis de nous alléguer vos raisons, sur ce que Dieu ne se montre pas continuellement au peuple juif ? et il nous sera défendu d’en alléguer de toutes pareilles touchant Jésus, qui, étant une fois ressuscité, a convaincu ses disciples de la vérité de sa résurrection ! Qui les en a, dis-je, tellement convaincus, que par les souffrances où ils s’exposent, en vue de la vie éternelle, et de cette résurrection qui se fait sentir à leur cœur au même temps qu’elle se persuade à leur esprit, ils témoignent hautement qu’ils y trouvent des sujets de joie au milieu des plus cruels supplices.

Le juif dit après cela : N’est-il venu au monde que pour nous rendre incrédules ? Je réponds que Jésus n’est pas venu pour produire l’incrédulité dans le cœur des Juifs, mais que, l’ayant prévue, il l’a prédite et l’a fait servir à la vocation des Gentils (Rom., XI, 11). Car la chute des premiers est devenue une occasion de salut aux autres ; et c’est de ceux-ci que le Messie dit dans les prophètes : Le peuple que je ne connaissais point m’a été assujetti ; il m’a rendu obéissance dès qu’il a entendu parler de moi (Ps. XVIII, 44 et 45) ; et, j’ai été trouvé par ceux qui ne me cherchaient pas ; je me suis fait voir à ceux qui ne demandaient point à me connaître (Is., LXV, 1). D’ailleurs, il est clair que les Juifs ont même été punis d’une punition temporelle, ensuite du traitement qu’ils ont fait à Jésus. Si nous leur faisions donc, ce reproche : Certes, la providence et l’amour de Dieu sont merveilleux envers vous, de vous avoir ainsi châtiés en vous privant de votre Jérusalem, de son superbe temple et de tout le culte de voire sainte religion : ils ne sauraient rien nous y répondre en faveur de la providence, que nous ne leur en disions autant et d’une manière incomparablement plus forte, pour leur montrer que la Providence a été merveilleuse en effet d’avoir fait servir le péché de ce peuple à la vocation des Gentils, pour les introduire, par le moyen de Jésus-Christ, dans le royaume de Dieu (Ephés., II, 12), eux qui auparavant étaient étrangers à l’égard des alliances divines, et qui n’avaient aucune part aux promesses du salut. C’est aussi ce que les prophètes avaient prédit : qu’à cause des péchés des Juifs, Dieu prendrait ses fidèles, non d’une certaine nation particulière des nations en général, quelles qu’elles pussent être ; et que choisissant ce qu’il y a de moins sage dans le monde, il ferait qu’un peuple privé d’intelligence deviendrait intelligent dans les choses célestes ; que le royaume de Dieu serait ôté aux autres. Mais, sans rapporter tous les passages qui conviennent à ce sujet, il suffira d’alléguer ici la prédiction que Dieu, parlant lui-même, fait de cette vocation des Gentils dans le Cantique du Deutéronome : Ils m’ont donné de la jalousie, dit-il, par des dieux qui ne sont pas dieux ; ils ont excité mon indignation par leurs idoles : je leur donnerai aussi de la jalousie pour un peuple qui n’est pas peuple ; j’exciterai leur indignation par un peuple qui n’a point d’intelligence (Deut., XXXII, 21).

Le juif termine enfin son discours par ces paroles : On voit donc que Jésus était un homme ; un homme, dis-je, tel que la raison et l’expérience nous l’ont montré. Mais je ne sais si un homme qui entreprenait de répandre sa doctrine et sa religion par toute la terre, y aurait pu réussir sans le secours de Dieu, ayant à vaincre l’opposition des rois et des princes, du sénat et du peuple romain, et de toutes les puissances du monde généralement. Un homme, simplement homme, comment aurait-il pu convertir toute cette grande multitude ? Encore pour les personnes sages, il ne s’en faudrait pus tant étonner ; mais que dirons-nous de ceux qui ne connaissaient ni la raison ni la vertu, et qui, s’abandonnant à la violence de leurs passions, étaient si difficiles à ramener ? C’est sans doute à cause que Jésus-Christ est la force de Dieu et la sagesse du Père (I Cor., I, 24), qu’il a fait de si grandes choses et qu’il en fait encore aujourd’hui, malgré les Juifs, et malgré les Grecs, qui résistent à son Évangile. Pour nous, nous ne cesserons jamais de croire en Dieu selon les enseignements du Jésus-Christ, ni de faire nos efforts pour la con version de ces incrédules, bien qu’ils nous traitent d’aveugles, eux qui sont de véritables aveugles en matière de religion, et qu’ils nous appellent séducteurs, eux qui, soit Juifs, soit Grecs, ne sont propres qu’à séduire ceux qui les écoutent. Si nous séduisons les hommes, c’est d’une heureuse séduction qui, d’intempérants qu’ils étaient, les fait tempérants, ou leur donne du moins de l’amour pour la tempérance ; qui, d’injustes, les rend justes, ou les dispose du moins à la justice : qui, d’imprudents, les fait devenir prudents, ou les met du moins dans le chemin de la prudence ; qui, de faibles, de lâches et de timides, les rend fermes et constants ; comme ils le font paraître surtout lorsqu’il est question de maintenir leur piété envers Dieu, le créateur de l’univers. Jésus-Christ est donc venu au monde après que son avènement a été prédit, non par un prophète, mais par tous les prophètes. C’est faute de connaissance que Celse fait raisonner son juif comme s’il n’y avait qu’un prophète qui eût parlé du Messie. Voilà comme ce juif achève dis faire voir combien il est savant dans sa propre loi. Mais puisqu’il s’arrête en cet endroit sans rien ajouter qui soit digne de la moindre considération, nous nous arrêterons avec lui, mettant fin à notre second livre. Si Dieu nous favorise de son assistance et que la vertu de Jésus-Christ descende en notre âme, nous tâcherons de répondre, dans le troisième, à la suite des objections de Celse.

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