Contre Marcion

LIVRE IV

Chapitre IX

Parmi tant du professions différentes, pourquoi s’arrêter à celle de pêcheur en prenant pour apôtres Simon et les fils de Zébédée ? Ce n’était pas là une action indifférente » De là devaient sortir ces paroles adressées à Simon, effrayé de l’abondance de sa poche : « Ne crains pas ; dès ce jour tu seras pêcheur d’hommes, » Par cette déclaration, il leur donnait à entendre que la prophétie avait eu son accomplissement, et qu’il était le même Dieu qui avait dit par la bouche d’Isaïe : « Voilà que j’enverrai une multitude de pêcheurs qui pécheront des hommes. » Enfin « abandonnant leurs barques, ils le suivirent, » parce qu’ils le reconnaissaient pour le Dieu qui commençait à exécuter ce qu’il avait annoncé. Mais, je me trompe ; il choisit à dessein des bateliers, parce qu’il devait adopter le pilote Marcion pour apôtre.

Nous avons établi d’abord contre les Antithèses que la prétendue différence de la loi et de l’Évangile était d’un vain secours pour Marcion, puisque cette différence n’était rien moins que l’œuvre du Créateur, et qu’elle avait, été prédite dans la promesse d’une nouvelle loi, d’une nouvelle prédication, d’un nouveau testament, Mais comme, par je ne sais quel misérable associé, digne du même anathème, il raisonne avec subtilité contre la guérison du lépreux de l’Evangile, il ne sera point hors de propos de le réfuter. Montrons-lui avant tout la puissance de la loi qui, sous la figure d’un lépreux dont il faut éviter le contact et que la prudence isole de la société humaine, défend de fréquenter ces hommes souillés de prévarications avec lesquels l’apôtre ne veut pas même que nous « prenions nos repas. » Car se mêler aux pécheurs, c’est, par une sorte de contagion, imprimer sur soi les stigmates de leurs péchés.

C’est pourquoi voulant attacher un sens plus relevé à la loi qui figurait les choses spirituelles sous l’enveloppa de la chair, et à ce titre » réédifiant plutôt qu’il ne détruisait des observances dont il révélait la sagesse, a le Seigneur toucha un lépreux, » contact capable de souiller l’homme, mais non la nature incorruptible d’un Dieu ! Objectera-t-on contre mon Christ qu’il aurait dû respecter la loi et s’abstenir de toucher un malade, frappé d’une impureté légale ? Mais ce contact ne devait pas le souiller. Je vais plus loin. Cette action convient à mon Dieu exclusivement, tandis qu’elle est en contradiction avec le lien. Je le démontre. Si ton Dieu a touché un homme immonde, pour insulter à une loi dont il était l’ennemi, et affronter une souillure qui était la conséquence de ce mépris, par quel côté, demanderai-je, un être imaginaire s’expose-t-il à une souillure ? Un fantôme peut-il être souillé ? Le fantôme, inaccessible à toute corruption, s’y dérobe donc non plus par les prérogatives d’une vertu divine, mais par le néant de son être ? Alors il n’a pu paraître braver une souillure à laquelle il n’offrait point de prise, ni renverser la loi s’il échappait à la contagion comme fantôme et non comme puissance !

Qu’Elisée, prophète du Créateur, n’ait, parmi tant de lépreux Israélites, rendu la santé qu’à Naaman de Syrie, c’ est là une circonstance qui ne décide ni la différence du Christ, ni la prééminence de sa bonté pour avoir guéri, tout étranger qu’il était, un Israélite que son maître n’avait pu guérir. Sais-tu pourquoi le Syrien a été préféré ? Il était le symbole des nations que défiguraient sept prévarications capitales, l’idolâtrie, le blasphème, l’homicide, l’adultère, la fornication, la calomnie et le vol, lèpres hideuses que mon Christ, flambeau de la terre, devait laver dans son sang. Aussi est-il ordonné au malade de se baigner sept fois dans le Jourdain, comme pour expier chacune de ces infamies. Ce nombre présageait en même temps la purification des jours de la semaine ; car au Christ seul était réservée la force et la plénitude d’un bain unique, au Christ qui apportait à la terre une régénération ainsi qu’une parole abrégée.

— « Elisée, réplique Marcion, à défaut de tout autre matière, employa l’eau du Jourdain, et par sept fois : mais mon christ n’eut besoin que de la parole et même d’un seul mot, pour guérir sur-le-champ le lépreux. »

— Comme si je n’osais pas revendiquer la parole elle-même parmi les substances du Créateur ! Comme si celui qui est venu le premier n’était pas le principal auteur de toutes choses ! En vérité, c’est sans doute une chose incroyable que la force du Créateur guérisse par une parole une infirmité, lui qui par une parole a créé à l’instant tout ce vaste univers. Et à quel titre reconnaîtrai-je le Christ du Créateur, plutôt qu’à la puissance de sa parole ?

— « Il a agi autrement qu’Elisée ; le maître est plus puissant que le serviteur ; donc il est un Christ différent. »

Eh quoi ! Marcion, établis-tu en principe que les serviteurs doivent s’élever à la sublimité du maître ? Ne crains-tu pas de te couvrir de confusion, en niant que mon Dieu soit le Christ du Créateur, par la seule raison qu’il a surpassé en puissance le serviteur du Créateur, qui, comparé à la faiblesse d’Elisée, réclame la supériorité, si toutefois il y a supériorité ? En effet, la guérison est égale, quoique le procédé diffère. Qu’a fait de plus ton christ que mon Elisée ? Il y a mieux. Quelle si grande merveille a opérée la parole de ton christ, que n’aient opérée aussi le fleuve du Créateur ? Même conformité dans tout le reste. S’agit-il de mépriser la vaine gloire ? il imposa silence au lépreux guéri. S’agit-il de maintenir la loi ? il ordonna l’accomplissement des formalités prescrites : « Va, montre-toi au prêtre, et offre pour ta guérison ce que Moïse a recommandé. » Les symboles de la loi annoncés par les prophètes, il les conservait respectueusement jusque sous leurs images qui signifiaient que l’homme, naguère souillé de prévarications, mais bientôt purifié par la parole de Dieu, allait présenter à Dieu l’offrande de ses prières et de ses actions de grâces dans le temple de l’Église par Jésus-Christ prêtre catholique du Père céleste. Aussi ajoute-t-il : « Pour qu’il vous soit en témoignage, » témoignage sans doute « qu’il n’était pas venu détruire la loi, mais plutôt l’accomplir ! » témoignage qu’il était bien le Messie dont il était dit : « Il portera nos maladies et nos infirmités. » Cette interprétation convenable et légitime, s’il en fut jamais, Marcion, adulateur, de son christ, cherche à l’étouffer sous le voile de sa mansuétude et de sa douceur.

— « Il était bon, s’écrie-t-il ; il savait de plus que tout malade délivré de sa lèpre se conformerait aux prescriptions de la loi : l’obéissance qu’il recommande n’a pas d’autre fondement. »

— Mais quoi ? a-t-il persisté dans sa bonté, c’est-à-dire dans la tolérance de la loi, oui ou non ? S’il y persévère, jamais il ne sera le destructeur de la loi, jamais il ne passera pour le Christ d’un autre Dieu, puisque la destruction de la loi manque, seul argument auquel je puisse le faire reconnaître pour le Christ d’un autre Dieu. S’il a été infidèle à sa bonté en renversant dans la suite cette même loi, il a donc plus tard rendu un faux témoignage à l’égard des prêtres, lors de la guérison du lépreux. Il s’est dépouillé de sa bonté en détruisant la loi. Il est méchant quand il la détruit, s’il est bon quand il la respecte. Mais non ; en autorisant l’obéissance à la loi, il a confirmé la bonté de cette même loi : on ne permet pas la soumission à ce qui est mal. Donc il est méchant, d’une part s’il a légitimé l’obéissance à une loi mauvaise, plus méchant encore de l’autre, s’il a ruiné une loi qui était bonne.

De même, si, averti par sa prescience que tout malade délivré de sa lèpre offrirait de lui-même un présent, il le lui recommande néanmoins, il aurait pu se dispenser d’enjoindre ce qui devait s’accomplir de soi-même. Inutilement donc il descend pour anéantir la loi, puisqu’il cède aux observateurs de la loi. Il y a mieux. Il connaissait leurs tendances ; raison de plus de les détourner de cette soumission, si son avènement n’avait pas d’autre but. Pourquoi ne pas garder le silence, afin que l’homme obéît à la loi de son plein gré ? Alors il pourrait jusqu’à un certain point excuser son indulgence. Mais non ; il ajoute à son autorité le poids de son témoignage. Quelle était la valeur de ce témoignage, sinon le respect de la loi ? Au reste, peu importe à quel titre il confirma la loi, bonté, superfluité, ou versatilité, pourvu, Marcion, que je te contraigne à lâcher pied. Voilà qu’il ordonne d’accomplir la loi. Quels que soient ses motifs, toujours est-il qu’il a pu les faire précéder de cette déclaration : « Je ne suis pas venu détruire la loi, mais l’accomplir, » Qu’as-tu donc gagné à effacer d’une main dans l’Evangile ce que tu gardes de l’autre ? Tu confesses qu’il a fait par bonté ce que tu ne veux pas qu’il ait dit. Il est donc constaté qu’il l’a dit, puisqu’il l’a fait, Tu as donc mieux réussi à supprimer de l’Evangile la parole du Seigneur, qu’à nous confondre nous autres.

chapitre précédent retour à la page d'index chapitre suivant