Contre Marcion

LIVRE IV

Chapitre XXV

Quel maître du ciel invoquera-t-il, sinon celui qui en est visiblement le Créateur ! ce Père ! Seigneur du ciel et de la terre, je vous rends grâces d’avoir dérobé ces choses aux sages et aux prudents, et de les avoir révélées aux petits ! » Quels sont ces mystères ! à qui sont-ils ? qui les cache ? qui les révèle ? le Dieu de Marcion ? Mais il n’avait, par le passé, rien produit, au dehors qui pût renfermer quelque mystère, ni prophétie, ni parabole, ni vision, ni action, ni parole, ni nom couvert du voile de l’allégorie, de la figure et de l’énigme ; il y a mieux : il avait toujours étouffé sa majesté elle-même, qu’il révélait alors par l’intermédiaire de son Christ, iniquité flagrante ! quel était donc le crime des sages et des prudents du siècle, pour se cacher à leur intelligence ? Ni leurs lumières, ni leur sagesse ne pouvaient s’élever spontanément jusqu’à un Dieu qui n’avait manifesté son existence par aucune œuvre, à la voix, et comme à la trace de laquelle ils pussent le découvrir.

Mais je l’accorde ; ils avaient offensé, je ne sais comment, un Dieu inconnu. Supposons qu’il cessa de l’être ; du moins il n’aurait pas dû se montrer jaloux à leur égard, puisque tu le fais différent du Créateur. Donc, s’il n’avait produit d’avance aucun élément sous lequel il cachât ses mystères, s’il n’y avait point de coupables auxquels il les dérobât, s’il ne devait pas même les dérober, au cas où il y en aurait eu, qui n’a pu cacher ses secrets ne pourra les révéler ; donc il n’est ni le Seigneur du ciel, ni le Père de Jésus-Christ. Son Seigneur et son Père, c’est celui auquel se rapportent chacune de ses actions et de ses paroles. En effet, il a étendu antérieurement les voiles de l’obscurité prophétique, afin que la foi méritât l’intelligence. « Si vous ne croyez pas, vous ne comprendrez pas. » Il regarda comme coupables les sages et les prudents du siècle. Ils fermèrent les yeux à la connaissance d’une divinité qui avait gravé son nom sur de si magnifiques ouvrages ; quelquefois même ils blasphémèrent sa majesté, et fournirent aux hérétiques la malice de leurs arguments. En troisième lieu, le Créateur « est un Dieu jaloux. » Il avait annoncé par l’organe d’Isaïe l’événement dont le Christ le félicite. « Je détruirai la sagesse des sages, j’obscurcirai l’intelligence de ceux qui se croient habiles. » Ailleurs, il s’annonce comme celui qui cache et qui révèle. « Je le donnerai des trésors cachés ; tu pénétreras dans le secret des conseils. – Je rends inutiles les prestiges des devins, et insensés ceux qui prononcent des oracles ! Je renverse la science des sages, et je les accuse de folie. » S’il est vrai qu’il ait désigné son Fils comme le flambeau des nations, « Je l’ai établi la lumière des nations, » et qu’il faille entendre par nations les petits enfants, car elles ressemblaient autrefois à l’enfance, autant par l’infirmité de leur entendement que par la faiblesse de leur foi, alors il sera plus raisonnable de croire que le Dieu révélé en ce moment par le Christ aux petits enfants est le même qui, après s’être caché autrefois, avait promis de se manifester par le Christ. Ou bien non. Si c’est le Dieu de Marcion qui révèle les secrets du Créateur, il agit donc dans les intérêts du Créateur, en publiant ses œuvres.

— Il ne le faisait, me dis-tu, que pour les détruire en les manifestant ?

Mais alors pourquoi ne pas les manifester à ceux dont le Créateur avait fermé les yeux, aux sages et aux prudents du siècle ? S’il était dirigé par la bonté, il devait appeler au bienfait de cette révélation ceux qui en avaient été exclus, et non les petits enfants auxquels le Créateur n’avait rien envié.

Quoi qu’il en soit, nous croyons avoir prouvé que jusqu’ici le Christ a réédifié la loi et les prophètes bien plus qu’il ne les a détruits. « Toutes choses m’ont été confiées par mon Père, » dit-il. D’accord, s’il est le Christ du Créateur auquel appartiennent toutes choses. Le Créateur n’a pu confier à un Fils inférieur à lui-même l’universalité des choses qu’il a créées par ce même Fils, c’est-à-dire par son Verbe. Si c’est un dieu étranger, quelles sont toutes ces choses qu’il a reçues du Père ? Sont-elles les œuvres du Créateur ? Donc les choses que le Père confia au Fils sont bonnes ; donc il est bon le Créateur dont toutes les œuvres sont bonnes ; donc, par opposition, il est méchant celui qui envahit le bien d’autrui au profit de son Fils, et contrairement à sa propre loi qui dit : « Tu ne déroberas point. » Dieu indigent d’ailleurs, qui n’a d’autre moyen de doter son Fils que le vol et l’insurpation ! Ou bien, n’a-t-il rien reçu du Père qui provienne du Créateur ? Alors de quel droit s’arroge-t-il la propriété de l’homme, œuvre du Créateur ? Passe encore pour l’homme ; mais l’homme n’est pas à lui seul toute la création. Or, l’Ecriture m’apprend que toutes choses ont été remises au Fils. Que si, par ce mot, tu veux entendre l’espèce humaine en général ou l’universalité des peuples, le Créateur lui seul a pu les remettre entre les mains de son Fils : « Je te donnerai les nations pour héritage et la terre pour empire, » dit-il. Ou si ton Dieu possède quelque domaine qu’il livre entièrement à son Fils, et où soit compris l’homme du Créateur, montre-moi du moins un seul de ses dons pour convaincre ma foi et pour me servir d’exemple. Sans quoi, ma raison refusera la propriété de l’univers à celui dont je n’aperçois aucune œuvre, de même qu’elle attribuera les choses invisibles à l’auteur des merveilles que je vois.

Mais « nul ne sait quel est le Fils, sinon le Père, ni qui est le Père, sinon le Fils et celui auquel le Fils voudra le révéler. »

Par conséquent, le Christ aurait prêché un dieu inconnu. D’autres hérétiques s’appuient également de ce passage pour nous opposer que le Créateur était connu de l’univers, d’Israël par un commerce de tous les jours, et des nations par la nature. Comment alors affirme-t-il qu’il n’est connu ni d’Israël : « Israël m’a méconnu ; mon peuple est sans intelligence ; » ni des nations : « Aucun homme d’entre les peuples n’est venu à moi ? » Voilà pourquoi « les nations sont devant lui comme une goutte d’eau dans un vase d’airain ; pourquoi Sion a été abandonnée de lui comme une hutte après la saison des fruits. » Examine si ces mots ne confirment pas la prophétie qui reprochait aux hommes leur ignorance de Dieu qui se prolongea jusqu’à l’avènement du Christ. Aussi ajouta-t-il : » Celui-là connaît le Père, auquel le Fils l’a révélé, » parce qu’il était celui qui était annoncé « comme établi par le Père pour être le flambeau des nations et » d’Israël ; » des nations pour les éclairer sur Dieu ; d’Israël pour lui en donner une connaissance plus parfaite. Ainsi des arguments qui peuvent convenir au Créateur ne serviront point à accréditer la foi dans un Dieu étranger : il faut des preuves en contradiction avec le Créateur pour servir la foi de ton Dieu.

Si tu examines encore ce qui suit : « Bienheureux sont les yeux qui voient ce que vous voyez ! Car je vous le dis ; plusieurs prophètes ont désiré voir les choses que vous voyez, et ils ne les ont point vues ; » tu reconnaîtras que ces paroles découlent de ce qui précède : tant il est vrai que personne ne connut Dieu comme il convenait, puisque les prophètes eux-mêmes n’avaient pas vu les merveilles du Christ. Car si le Christ n’était, pas le mien, il n’aurait pas non plus rappelé les prophètes dans celle circonstance. Qu’y avait-il d’étonnant en effet qu’ils n’eussent pas vu les œuvres d’un Dieu inconnu, qui ne se révélait qu’après tant de siècles ? D’autre part, quel eût été le bonheur de ceux qui voyaient alors des prodiges que d’autres n’avaient pu voir, s’ils n’avaient pas obtenu la faveur de contempler des choses qu’ils n’avaient jamais annoncées, sinon parce qu’ils avaient pu voir des merveilles que les prophètes avaient annoncées sans les voir ? Ce bonheur sera donc d’avoir vu ce que d’autres n’avaient fait que prédire. Enfin nous montrerons, et, déjà nous avons montré, que les merveilles accomplies dans le Christ étaient celles qu’avaient signalées les prophètes, et que si quelques secrets furent dérobés aux prophètes eux-mêmes, c’était pour cacher entièrement « les mystères de Dieu aux sages du siècle. »

Dans l’Evangile de la vérité, un docteur de la loi aborde le Seigneur : « Maître, dit-il, que dois-je faire pour posséder la vie éternelle ? » Dans celui de l’hérésie, on a effacé éternelle, afin que le docteur semble avoir consulté le Christ sur cette vie dont le Créateur promet la prolongation dans sa loi, et le Seigneur lui avoir répondu conformément à la loi : « Tu aimeras le Seigneur ton Dieu de tout ton cœur, de toute Ion âme et de toutes tes forces, » puisqu’il n’était interrogé que sur les conditions de cette vie. Mais le docteur savait bien à quel titre il obtiendrait la vie promise par la loi, sans avoir besoin de s’éclairer sur une loi dont il enseignait les ordonnances. Toutefois au milieu de ces morts ressuscites par le Christ, ressuscité lui-même à l’espérance de la vie éternelle par ces résurrections miraculeuses, il le consulte sur les moyens d’obtenir la vie éternelle, dans la crainte que de plus sublimes espérances n’ exigeassent de plus sévères prescriptions. Aussi le Seigneur, toujours le même et sans introduire aucun autre précepte nouveau que celui auquel est attaché le salut tout entier et l’une et l’autre vie, lui oppose le texte même de la loi : « Tu aimeras le Seigneur ton Dieu de toutes les forces de ton âme. » Enfin, si le docteur a consulté le Christ sur cette vie pleine d’années, et que le Christ lui ait répondu sur la vie que promet le Créateur, au lieu de s’expliquer sur la vie éternelle dont Marcion gratifie son dieu, comment obtiendra-t-il la vie éternelle ! Elle ne s’achète point de la même manière que la vie du temps. Car il faut croire que la différence des sacrifices établit la différence des salaires. Le Marcionite n’obtiendra donc point la vie éternelle en aimant son dieu, au même prix que le disciple du Créateur achètera cette vie pleine d’années.

Mais quelle absurdité de prétendre que s’il faut aimer qui promet la vie du temps, il ne faut pas aimer davantage qui promet la vie de l’éternité ! L’une et l’autre vie appartiendra donc au même maître, puisque la même voie conduit à l’une et à l’autre. Ce que le Créateur enseigne et promet, le Christ aussi a besoin de l’aimer, ne fût-ce qu’en conformité avec ce principe : Il est plus raisonnable d’attribuer des récompenses supérieures au Dieu qui en a déjà donné de moindres, qu’à celui qui n’a jamais préparé ma foi à de plus grandes rétributions par la garantie de plus petites.

Qu’importe maintenant que les nôtres aient ajouté le mot éternelle ? Il me suffirait que le Christ en question, prédicateur de la vie éternelle et non de celle du temps, lorsqu’il est consulté sur cette dernière qu’il venait détruire, n’eût pas de préférence exhorté l’homme à conquérir la vie de l’éternité qu’il apportait. Je le demande, qu’aurait fait le Christ du Créateur, si celui qui avait formé l’homme pour aimer le Créateur n’eût pas été le Messie du Créateur ? Ce qu’il eût fait ? Il eût défendu d’aimer le Créateur.

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